SYRIE / ROJAVA – L’institut kurde de Paris a publié un article sur la situation politique et militaire dans les 4 parties du Kurdistan, dont au Rojava que nous partageons avec vous ci-dessous.
ROJAVA: REGAIN DE TENSION AVEC LE RÉGIME DE DAMAS, AFFRONTEMENTS À QAMISHLO
Début janvier, la situation était toujours tendue autour de la ville d’Ain Issa, majoritairement contrôlée par les Forces démocratiques syriennes (FDS), mais convoitée par les factions djihadistes au service de la Turquie. Les incessants accrochages ont provoqué la fuite de milliers d’habitants des villages environnants. Selon les responsables de l’Administration autonome du Nord-Est syrien (AANES), dominée par les Kurdes du PYD, les Russes, soutiens indéfectibles de Damas, profitent de la menace turque pour tenter de les forcer à céder au régime la ville et sa région – jusqu’à présent sans succès. «Lorsque nous avons refusé la dernière demande russe de nous retirer d’Ain Issa, la situation s’est aggravée avec la Turquie et ses supplétifs syriens, qui nous attaquent quotidiennement», a déclaré le 5 à Voice of America (VOA) un responsable des FDS. Si la ville, située sur l’autoroute stratégique M4 reliant Est et Ouest du Rojava, tombait aux mains des mercenaires pro-turcs, tout le nord de l’AANES, et notamment les villes de Manbij et de Kobanê, seraient aussi mises en danger.
Cependant, après des semaines d’affrontements, la situation a plutôt évolué durant la deuxième semaine de janvier vers une période de calme relatif, après que les FDS ont repoussé plusieurs attaques turques ayant tué cinq civils et sept combattants (WKI). La pression s’est déplacée de nouveau vers la station de pompage d’Allouk, près de Serê Kaniyê (Ras al-Ain), contrôlée depuis octobre 2019 par les groupes pro-turcs. Ceux-ci ont de nouveau coupé le 18 l’eau potable à près d’un demi-million d’habitants du Nord-Est syrien, notamment dans la ville d’Hassaké. L’Observatoire syrien des Droits de l’homme (OSDH) comme l’agence gouvernementale syrienne SANA ont rapporté que les milices pro-turques empêchaient depuis le 16 les employés d’accéder à la station (Kurdistan-24). Parallèlement, l’armée turque et ses supplétifs ont commencé à bombarder la région de Manbij, tout en concentrant des forces devant Ain Issa, d’où la crainte d’une nouvelle attaque contre la ville… (WKI)
Le 22, l’autoroute M4 a de nouveau été bombardée près d’Ain Issa. Plus à l’ouest, au Sud de Kobanê, un civil kurde a été blessé chez lui par un drone turc (WKI). Le lendemain, les mercenaires d’Ankara s’en sont également pris à l’enclave de Tall Rifaat, où leurs tirs d’artillerie ont tué une femme et deux enfants, et blessé six autres civils. Cette petite zone au nord d’Alep, toujours contrôlée par les FDS, sert de refuge à environ 170.000 habitants d’Afrin déplacés par l’invasion turque de mars 2018, mais elle se trouve isolée entre les territoires contrôlés par Damas au Sud et ceux occupés par la Turquie au Nord. Les combattants de Tall Rifaat ont riposté en bombardant au mortier les positions des mercenaires pro-turcs (Kurdistan-24).
En fin de mois, de nouveaux tirs ont visé Ain Issa, dans ce que les responsables kurdes soupçonnent de plus en plus d’être une campagne coordonnée entre Damas et Ankara pour en chasser l’AANES… (WKI)
Les mêmes groupes pro-turcs poursuivent leurs exactions incessantes à Afrin. Le 27, selon l’OSDH, 16 Kurdes habitant le village de Kakhara ont été enlevés chez eux et torturés par les membres du groupe al-Amshat, appartenant à l’Armée syrienne libre, sous le prétexte qu’ils auraient brûlé le véhicule d’un responsable de la sécurité. En fait, selon l’Organisation des Droits de l’homme d’Afrin, l’incendie résulterait de conflits entre factions pro-turques… La plupart des victimes ont été ensuite libérées, mais deux d’entre elles sont dans le coma (Rûdaw). Selon la même organisation, depuis début janvier, près de 100 personnes ont été arrêtées, dont des femmes et des enfants. La même semaine, une autre organisation, «Syriens pour la vérité et la justice» (STJ) a publié un bilan 2020 effrayant des exactions de ces groupes à Afrin, documentant arrestations, détentions et disparitions forcées (->): au moins 877 civils ont été arrêtés par ces milices ou les services de renseignement turcs, qui, selon les auteurs «sont également complices de certaines de ces arrestations». Au moment de la publication du rapport, seulement 420 des personnes arrêtées avaient été libérées, le sort des 457 personnes restantes demeurant inconnu; sur 70 femmes et huit enfants arrêtés, seuls 18 femmes et quatre enfants ont été libérés (Kurdistan-24).
Est-ce une réponse à la question sur le sort de ces femmes ? Début janvier, la Turquie a été accusée d’avoir transféré des femmes kurdes enlevées à Afrin vers la Libye pour servir d’esclaves sexuelles aux combattants pro-turcs qu’elle y a envoyées. C’est la députée HDP Tulay Hatimogullari qui, après avoir recueilli des témoignages, a donné l’alerte et appelé le Parlement turc à mener une enquête; elle a exigé du ministre des Affaires étrangères Mevlut Çavusoglu qu’il fasse toute la lumière sur le sort de ces femmes. À Washington, la représentante du Conseil démocratique syrien, Sinem Mohamed, a dénoncé le 6 janvier des agissements qui «pas différents de ceux de [Daech]» et appelé États-Unis et Union européenne à participer à une commission d’enquête internationale pour que « les criminels de guerre soient punis » (RFI).
Par ailleurs, deux attaques à la voiture piégée ont touché le 2 janvier des zones du Rojava sous occupation turque, l’une près d’un marché de Ras al-Aïn (Serê Kaniyê) a fait selon l’OSDH cinq morts dont deux enfants, l’autre à Jindires (Afrin), a tué un civil et blessé neuf autres personnes dont deux enfants. Le ministère turc de la Défense a accusé les YPG (AFP).
Les djihadistes de Daech, malgré la perte de leur territoire en mars 2019, sont toujours actifs, notamment dans la région de Deir Ezzor, et profitent même du contexte de violence et de désordre pour accroître leurs activités. Selon des sources proches de l’opposition syrienne, ils ont lancé le 30 décembre une importante attaque contre des bus militaires syriens sur l’autoroute Deir Ezzor-Damas, tuant 37 soldats dont huit officiers et faisant de nombreux blessés, certains gravement. Des sources proches du régime ont aussi décrit des attaques contre des cars civils ayant fait 28 morts et 13 blessés (Al-Monitor). Le 23 janvier, ce sont deux femmes appartenant à un Conseil local de l’AANES à Deir Ezzor, Hind Latif Al Khadir et Sa’da Faysal Al Hermas, qui ont été enlevées chez elles et retrouvées décapitées quelques heures plus tard. Selon l’OSDH, au moins 234 personnes ont été tuées par des cellules dormantes de Daech dans le nord-est de la Syrie depuis juin 2018 (Middle-East Eye). Les FDS ont de leur côté annoncé l’arrestation de cinq membres de Daech.
Par ailleurs, l’AANES lutte toujours pour gérer et sécuriser sans aide internationale suffisante le camp d’Al-Hol, où s’entassent 65.000 personnes de 54 nationalités, dont des dizaines de milliers de femmes affiliées à Daech et leurs enfants. Selon les données locales, au moins 33 personnes ont été tuées dans ce camp en 2020. Le 8, un membre de la sécurité kurde (Asayish) est mort quand un combattant présumé de Daech s’est fait exploser dans le camp. L’incident s’est produit alors que les Asayish réagissaient au meurtre de deux réfugiés irakiens, également dans le camp. Sheikhmous Ahmed, responsable du Bureau des personnes déplacées et des réfugiés de l’AANES, a déclaré à Kurdistan-24 que la communauté internationale devrait faire plus pour sécuriser le camp, ajoutant qu’il faudrait pour y améliorer la sécurité et la situation humanitaire que les réfugiés irakiens et les déplacés syriens retournent dans leurs foyers: «Seules les familles étrangères [de Daech] devraient rester, et l’Union européenne devrait nous soutenir pour assurer la sécurité». L’AANES tire la sonnette d’alarme depuis des mois sur la situation à Al-Hol, et Ahmed a réitéré ces avertissements: «Daech a créé un État islamique à al-Hol», a-t-il déclaré, expliquant que Daech a établi ses propres tribunaux et «ses propres forces à l’intérieur du camp, [qui] tuent des gens. […] La communauté internationale, l’Irak et la coalition doivent apporter un soutien plus important pour contrôler la situation dans le camp» (Kurdistan-24).
Pour tenter de faire baisser la pression à Al-Hol, l’AANES continue à autoriser des familles syriennes à le quitter, une politique initiée en octobre dernier, au début sous garantie de chefs tribaux, mais à présent sur simple enregistrement de leur nom. Seules les personnes n’ayant pas commis de crime sont concernées. La semaine du 11 janvier, 31 familles, soit 99 personnes, ont pu partir (WKI). Mais en deux semaines, de nouveaux meurtres ont été commis dans le camp, si bien que le 21, avec douze morts, l’ONU s’est alarmée dans un communiqué: «Ces évènements inquiétants indiquent un environnement sécuritaire de plus en plus intenable à Al-Hol. […] La «récente hausse des violences» dans le camp «compromet la capacité de l’ONU et des partenaires humanitaires à poursuivre en toute sécurité la fourniture d’une assistance humanitaire essentielle» (AFP).
Enfin, on a assisté ce mois-ci à un regain de tension entre AANES et régime de Damas, particulièrement à Qamishli / Qamishlo, où certains quartiers et bâtiments administratifs au sud de la ville, ainsi que l’aéroport international, sont contrôlés par les forces du régime. Après des affrontements entre miliciens pro-Damas et Asayish (Sécurité) kurdes, les deux camps ont conclu un accord de libération de leurs prisonniers respectifs le 13 (WKI). Mais selon les médias locaux, de nouveaux combats ont éclaté le 23 après qu’une milice pro-gouvernementale a ouvert le feu sur un poste de contrôle des Asayish. Ceux-ci ont riposté et déployé des renforts dans la zone, a déclaré à VOA une source locale. Les affrontements se sont arrêtés, mais la situation est demeurée tendue. Le 31, une manifestation pro-régime à Hassaké a dégénéré quand les Asayish ont ouvert le feu sur les participants et «fait un mort et trois blessés parmi les manifestants» selon l’OSDH, qui a précisé que la personne décédée était un policier du régime. Mais selon les sources kurdes, c’est la milice (pro-régime) de la «Défense nationale» qui a initié les affrontements en attaquant les Asayish dans le quartier Marsho d’Hassaké, faisant deux morts et plusieurs blessés, dont des civils.
Selon Ivan Hasib, un journaliste basé à Qamishli, les tensions ont commencé avec des arrestations de responsables des deux camps: «Il y a quelques semaines [a-t-il déclaré à VOA], les Asayish ont arrêté un important responsable des services de renseignement du gouvernement syrien et son fils alors qu’ils se rendaient à Qamishli depuis la ville de Hassaké. Les troupes gouvernementales ont réagi en arrêtant plusieurs membres de la sécurité kurde». Les Russes auraient alors joué les médiateurs pour calmer le jeu, mais le renouvellement des affrontements montre que les tensions ont subsisté (VOA). Ensuite, d’autres facteurs, plutôt économiques, semblent être entrés en compte: chacun des deux camps accuse l’autre de prélever des taxes inacceptables sur les transferts de marchandises d’un territoire vers l’autre. C’est ce que font les forces gouvernementales, selon l’OSDH, dans certaines zones de la province d’Alep (AFP). Inversement, selon l’agence pro-régime SANA, les Kurdes empêchent l’approvisionnement des boulangeries du régime à Hassaké. Par ailleurs, le commandant des FDS, Mazloum Abdi a déclaré que le siège imposé aux forces de sécurité du régime à Hassaké et Qamishli était une réponse à celui imposé depuis plusieurs semaines par le régime à la région de Shahba et aux quartiers kurdes d’Alep comme Cheikh Maqsoud (ANHA).
Ce regain de violence intervient dans un contexte syrien aussi très tendu, avec un raid aérien israélien le 13 contre des implantations iraniennes dans l’est du pays: 18 frappes, ayant fait 57 victimes, dont 14 soldats syriens, qui auraient notamment visé, selon une source anonyme du renseignement américain, des lieux de transit de composants destinés au programme nucléaire iranien (Le Monde).
Enfin, Mazloum Abdi a déclaré en fin de mois que les discussions allaient reprendre entre l’AANES et l’opposition du Congrès national kurde (ENKS). Il faut souhaiter qu’elles réussissent mieux que la Commission constitutionnelle syrienne, de nouveau réunie les 26 et 27 sous l’égide des Nations Unies, et qui a continué à piétiner…