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Les oiseaux endeuillés d’Hasankeyf

TURQUIE / BAKUR – La Turquie a construit un barrage immense sur les rives du fleuve Tigre, dans la région kurde de Batman. Le barrage qui engloutit près de 200 villages dévore en ce moment même la ville antique d’Hasankeyf, vieille de plus de 12 000 ans, que l’UNESCO aurait dû inscrire sur sa liste des sites protégés… Un écocide doublé d’un ethnocide.
 
A Hasankeyf, on détruit la nature, l’histoire, des vies, des souvenirs, l’identité des peuples – dont celle des Kurdes…
 
La journaliste Seda Taskin s’est rendue une dernière fois sur les lieux de ce crime monstrueux et a vu Hasankeyf* disparaître sous les eaux du barrage Ilisu.
 
Elle raconte :
 
« Je regarde les nouvelles et découvre que la plupart d’Hasankeyf est inondé sur les photos partagées. Je constate que de nombreux monuments et maisons historiques que j’ai vus dans le quartier où je me suis rendue le mois dernier ont disparu. Je me retrouve involontairement à la recherche d’un billet d’avion. Hasankeyf m’appelle. Peut-être qu’il veut que je témoigne pour la dernière fois. La nuit, vers une heure et demi, je me retrouve à Diyarbakır. Et après avoir passé quelques heures à Diyarbakır avec mes amis photographes qui m’accompagnent, nous sommes partis vers 4h du matin. Après deux heures de voyage, nous arrivons à Hasankeyf au lever du soleil. Quand je m’y rends, je vois que les pieds du pont debout devant moi sont complètement submergés. La plupart des grottes que j’ai visitées ont déjà disparu … Un mois suffit pour détruire une immense histoire … Les eaux montent, Hasankeyf disparaît dans ces eaux. Après avoir regardé l’environnement où je me trouvais pendant un certain temps, je me déplace involontairement vers le pont. Peut-être que pour la dernière fois je traverserai le pont.
 
Je traverse le pont et me dirige vers les maisons où la moitié d’entre elles sont sous l’eau. Alors que les objets dans les maisons flottaient à la surface de l’eau, elle a emporté de nombreux souvenirs avec elle. J’ai partagé la tristesse d’une ville, j’ai entendu le bruit du silence dans mes oreilles. Le bruit des corneilles survolant Hasankeyf perturbe le silence du lever du soleil. Après avoir avancer un peu , je rencontre une femme qui travaille comme journaliste indépendante. Elle dit que les gardes de sécurité ne laissent pas les gens traverser le pont. Je ne m’arrête pas et je me dirige vers les maisons. Je passe à la partie où il y a des structures anciennes au milieu des eaux. Et sur le sol glissant, je tourne mon regard vers l’ancienne structure avec seulement le sommet visible. Je vois des centaines de corneilles perchés dessus. Je soulève tranquillement mon appareil. C’est en ce moment même que je suis témoin d’une beauté étonnante. Et mon objectif capture la magie de ce moment. En même temps, les cris des corneilles qui volent en criant rompent le silence… Les oiseaux qui survolent Hasankeyf chantent toujours une chanson d’adieu. Je suis encore une fois surprise de voir à quel point cette beauté a été brutalement traitée. Une histoire de 12 mille ans est en train de disparaître et le deuil appartient aux oiseaux. Mes cheveux se hérissent… Une époque se termine, l’héritage de toute l’humanité disparaît et nous regardons… Une histoire disparaît et nous ne faisons que la regarder…
 
À ce moment où j’étais enchantée par l’atmosphère, une voix a dit: « Madame, il est interdit d’entrer ici! ». Je vois qu’il y a deux gardes de sécurité derrière eux avec leurs fusils. Je dis: « Je veux le revoir une fois de plus ». Peut-être que je ne pourrai plus regarder cette image… Ce n’est pas permis «Il y a une instruction»… Puis je marche tranquillement jusqu’au point d’où je suis venue. Je laisse derrière moi une histoire en train de disparaître en étant engloutie sous l’eau … »
 

Publié en turc ici

Pourquoi il fallait protéger Hasankeyf et le Tigre ?
Premièrement, Hasankeyf (Heskîf en kurde) est le patrimoine culturel de l’humanité avec ses plus de 12 000 ans d’histoire laissée par de nombreuses civilisations successives telles que les Sumériens, les Assyriens, les Babyloniens, les Byzantins, les Omeyyades, les Abbassides, les Artuqides, les Kurdes, etc.
Hasankeyf compte plus de 5000 grottes, 300 monticules et n’a pas encore livré tous ses secrets, fautes de fouilles archéologiques…
Deuxièmement, ce grand barrage d’Ilisu va chasser de leurs terres les populations qui vivent dans cette région depuis des millénaires. (On parle de plusieurs milliers de personnes ainsi déracinées de la région qui sera inondée par le barrage.)
Troisièmement, la réduction du débit des eaux du Tigre asséchera les marais située dans le sud de l’Irak causant une autre catastrophe écologique dans une région déjà dévastée par les changements climatiques et sécheresses répétées, tandis que la nature d’Hasankeyf sera engloutie par l’eau alors que la Turquie l’avait déclarée « zone de conservation naturelle » en 1981.
Quatrièmement, avec ce barrage, l’État turc prendra le contrôle des ressources en eau et sera en mesure de couper l’eau du Tigre à tout moment, affectant ainsi l’Irak. L’eau est très importante non seulement pour les Kurdes, mais aussi pour les Arabes et l’Irak. L’eau du Tigre ne doit pas être une arme de guerre laissée entre les mains du pouvoir turc.