PARIS – Le journaliste et écrivain kurde réfugié en France, Ercan Aktas* a écrit une série d’articles sur la pensée d’Abdullah Ocalan sous le titre d’« Une lecture d’Öcalan dans une perspective anarchiste ». Voici le deuxième article d’Ercan Aktas.
II – La construction des pratiques du socialisme réel
« Le socialisme réel, loin de résoudre la question de la liberté, s’est souvent transformé en un appareil de pouvoir qui l’a encore approfondie. Les systèmes établis au nom de la dictature du prolétariat ont renforcé la domination des classes bureaucratiques, au lieu d’instaurer l’autogestion populaire. » — Abdullah Öcalan
La révolution d’Octobre 1917 en Russie constitue un tournant historique dans la mise en œuvre du socialisme marxiste en tant que pouvoir d’État. Mais elle marque aussi l’éviction du rôle de la tradition anarchiste au sein de la révolution. Bien que la révolution, dirigée par les bolcheviks, ait d’abord prétendu incarner la volonté populaire à travers les soviets ouvriers et les conseils paysans, ces structures ont rapidement été placées sous le contrôle absolu du parti(1).
Les orientations théoriques et pratiques de Lénine, puis de Trotski, reposaient sur une stratégie de centralisation de la révolution via un parti d’avant-garde. Ce choix a transféré l’initiative révolutionnaire du peuple vers l’appareil du parti. Bien que les anarchistes, notamment en Ukraine avec le mouvement dirigé par Nestor Makhno, aient joué un rôle essentiel dans la lutte révolutionnaire, ils ont été réprimés par les bolcheviks, notamment lors de l’écrasement sanglant de l’insurrection de Kronstadt en 1921(2).
Ce processus d’élimination a permis au concept marxiste « d’État de transition » d’évoluer vers un appareil autoritaire et centralisé dans le socialisme réel. En URSS, l’État est devenu une structure qui détenait le pouvoir au nom du prolétariat, tout en reproduisant une caste bureaucratique. Les principes chers aux anarchistes — autogestion, décentralisation, démocratie directe — ont été systématiquement écrasés(3).
Entre 1918 et 1921, l’Armée rouge a anéanti les territoires libres d’Ukraine, dispersé les forces de Makhno, et de nombreux leaders anarchistes ont été exécutés ou exilés. Les collectifs anarchistes à Moscou et Petrograd ont été démantelés, leurs publications interdites, et les arrestations et exécutions se sont multipliées. Au nom de l’unité socialiste, les bolcheviks ont éliminé toutes les forces révolutionnaires pluralistes pour instaurer leur monopole du pouvoir, liquidant systématiquement la présence anarchiste au sein de la révolution(4). Ces événements ont conduit les anarchistes à qualifier le régime bolchevik de « contre-révolution au nom de la révolution ».
Ainsi, la tradition anarchiste a été largement marginalisée dans les mouvements socialistes du XXe siècle, tandis que la ligne marxiste a évolué vers une légitimation de la continuité de l’État. Pourtant, l’avertissement de Bakounine — selon lequel « le nouvel État instauré au nom de la révolution ne serait qu’une version raffinée de l’ancienne tyrannie » — s’est vu historiquement confirmé dans l’expérience soviétique(5). Pour les générations futures, cette expérience constitue non seulement un exemple d’autoritarisme, mais aussi une leçon sur la nécessité impérieuse de défendre les principes anarchistes dans les processus révolutionnaires.
La dérive autoritaire du socialisme soviétique constitue une expérience historique décisive qui a profondément modifié la relation d’Abdullah Öcalan au paradigme socialiste. À partir de la fin des années 1990, il interprète l’effondrement de l’URSS non comme une simple victoire de l’impérialisme, mais comme l’échec structurel du socialisme fondé sur l’État(6).
Au cœur de cette critique se trouve la bureaucratisation rapide de l’État, la suppression de la volonté populaire et la centralisation du pouvoir, au détriment des femmes et des communautés locales. Öcalan estime qu’il ne s’agit pas d’un simple écart historique, mais d’une forme de domination inscrite dès l’origine dans la conception marxiste de l’État transitoire(7). Dès lors, il rejette le modèle soviétique au profit d’un système politique basé sur la démocratie directe, l’autogestion locale et le dépassement de l’État.
Cette démarche rejoint les idées de Murray Bookchin sur l’écologie sociale et le municipalisme libertaire, pour déboucher sur un modèle de société organisé mais sans État : le confédéralisme démocratique. Öcalan redéfinit ainsi la promesse socialiste d’émancipation comme une souveraineté populaire autonome, affranchie de l’État et du centralisme.
Au cœur de sa critique du socialisme réellement existant se trouvent la sacralisation de l’État et la répression de la volonté populaire par des mécanismes bureaucratiques. Pour lui, l’URSS et les régimes similaires, bien qu’opposés au capitalisme, ont reproduit ses principaux codes structurels : centralisation, culte du progrès, industrialisme(8).
Considérer l’État comme un « outil de transition », substituer l’avant-garde au peuple, remplacer la classe par le parti — autant de choix qui ont rendu impossible la participation populaire. Öcalan considère donc le socialisme réel non seulement comme un échec historique, mais aussi comme une forme de domination contraire aux principes libertaires. Pour lui, l’effondrement des systèmes socialistes relève moins de facteurs extérieurs que de dynamiques internes d’autoritarisme.
Une autre critique centrale concerne l’oubli systématique des questions de genre et d’écologie. Selon Öcalan, les analyses centrées sur la classe ont relégué la liberté des femmes et la relation à la nature à un rang secondaire, limitant profondément la portée transformative du socialisme(9).
Or une véritable lutte pour la liberté exige une approche multidimensionnelle — contre l’exploitation de classe, mais aussi contre le patriarcat, l’assimilation ethnique et la domination sur la nature. C’est pourquoi Öcalan redéfinit le socialisme comme un modèle fondé sur la pluralité, l’autogestion et une société éthique-politique, sans État, sans centre, sans homogénéité. Ce modèle, appelé modernité démocratique, incarne une tentative de construire une « troisième voie » face aux formes libérales et socialistes de la modernité capitaliste(10).
Ercan Jan Aktaş est chercheur en sciences sociales, écrivain et militant. Ses travaux portent sur la paix sociale, la violence, le militarisme, le genre et l’objection de conscience. Il contribue à Yeni Özgür Politika, Yeni Yaşam et Bianet avec des articles, des interviews et des reportages approfondis sur l’actualité politique, les questions migratoires, la paix sociale et le genre. Il poursuit son travail universitaire, journalistique et militant en France.
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Références
1 – Isaac Deutscher, The Prophet Armed: Trotsky 1879–1921, Verso, 2003.
2 – Victor Serge, Mémoires d’un révolutionnaire, Oxford University Press, 1963.
3 – Paul Avrich, The Russian Anarchists, AK Press, 2005.
4 – Alexander Berkman, Le Mythe bolchevik (The Bolshevik Myth), Dover Publications, 1971.
5 – Mikhaïl Bakounine, Étatisme et Anarchie (Statism and Anarchy), Cambridge University Press, 1990.
6 – Abdullah Öcalan, Les Problèmes actuels de la sociologie (Sosyolojinin Güncel Sorunları), Aram Éditions, 2007.
7 – Abdullah Öcalan, Manifeste pour une civilisation démocratique, Tome 1, Aram Éditions, 2009.
8 – Janet Biehl, Ecology or Catastrophe: The Life of Murray Bookchin, Oxford University Press, 2015.
9 – Dilar Dirik, Le Mouvement des femmes kurdes : Histoire, théorie, pratique (The Kurdish Women’s Movement: History, Theory, Practice), Pluto Press, 2022.
10 – David Graeber, Fragments d’une anthropologie anarchiste (Fragments of an Anarchist Anthropology), Prickly Paradigm Press, 2004.