« De ma prison, je suis avec vos luttes »
Pendant que tout ce qui se passe actuellement dans le monde sur le plan social et politique, ce qu’elles vivent des politiciennes kurdes en Turquie, pourraient paraître une actualité lointaine pour vous. Or, pour réaliser nos imaginations de la liberté, nous devons suivre nos traces respectives sur le même chemin. Malgré les conditions limitées dans lesquelles je vis, j’essaie de suivre la montée des mouvements émancipateurs des femmes du monde entier et j’essaie d’en prendre de la force, de l’énergie. Avec ce texte, j’aimerais parler de notre lutte et partager mon énergie avec vous depuis la prison de « Haute sécurité » de Kandira, à Kocaeli en Turquie.
Je vous écris depuis une cellule de prison. Je suis une femme kurde qui a fait deux législatures de députation au parlement national turc et une législature de la mairie. J’étais arrêtée et incarcérée à cause de mes opinions politiques depuis 2016. L’année de 2016, c’est une année où plusieurs politiciens kurdes ont été arrêtés. Ces arrestations ont aussi continué dans les années suivantes. Actuellement il y a des milliers des femmes et hommes politiques kurdes dans les prisons. Les accusations sont toujours les mêmes : faire des communiqués de presse, faire des discours dans les manifestations publiques, critiquer le pouvoir en place, défendre l’autonomie locale (pour les kurdes), défendre la paix, etc.
Dans les dossiers des politiciennes kurdes, la lutte des femmes pour la liberté prend une place importante. Les séances d’Assemblée des femmes de notre parti (HDP, Parti démocratiques des peuples), la parité de genre, le système de coprésidence, la représentation égalitaire, sont considérés comme délit par le pouvoir. Les activités que nous avons réalisées à l’occasion du 25 novembre, la journée de la lutte contre la violence envers les femmes, sont mentionnées dans le dossier du procès. Alors que nous vivons dans un pays où quatre femmes sont tuées par jour de la part des hommes. Mais nous sommes jugées en raison de notre lutte contre la violence envers les femmes.
Comme partout dans le monde, ici aussi en raison de la journée internationale des femmes, nous organisons des activités. Comme politiciennes femmes nous aussi, nous assistons à ces activités et faisons des discours. Mais ces discours aussi sont considérés comme un délit et mis dans les dossiers comme actes d’accusation.
Ce n’est pas fini… En 2014, quand l’Organisation d’Etat islamique (Daech) a attaqué la ville kurde de Kobanê (Nord de la Syrie), nous avions fait appel à la solidarité. En raison de cet appel aussi un procès a été ouvert contre 108 politiciens, dont je fais partie. Pour nous, les politiciennes, ce procès est très significatif. Car la même année, la région kurde de Sindjar au Nord de l’Irak était attaquée par Daech. Plusieurs femmes de la confession Yézidis ont été violées, des milliers parmi ces dernières ont été prises esclave de sexe et vendues dans les marchés à Mossoul. C’était un grand traumatisme pour les femmes kurdes. Nous étions inquiets que la même tragédie se reproduise à Kobanê. Et tout naturellement, en tant que citoyennes turques, nous avons demandé de l’aide aux autorités turques pour arrêter les attaques de Daech. Nous avons aussi fait envers la population turque. Pour cet appel également, les autorités turques ont ouvert un procès de peine à perpétuité contre nous.
Brièvement, le fait que les femmes s’organisent, participent à la vie politique, affirment une représentation égalitaire, lutter contre la violence, faire appel à la lutte contre les agressions de Daech, est un délit. La mentalité de domination masculine a dessiné des limites ; la femme qui franchise cette ligne est punie, et est emprisonnée.
Puisqu’on parle de la prison, je vous raconte un peu les conditions dans lesquelles nous vivons. C’est une prison dite «Haute sécurité» et je vis dans une cellule individuelle. Devant chaque cellule, il y a un open espace d’air, de quelques mètres carrés, fermé par de hauts murs. C’est comme un poulailler en béton. On nous autorise d’y sortir quelques heures par jour, pour prendre l’air, faire un peu d’exercices sportifs ou sécher nos linges. Cet endroit est surveillé par les caméras. En tant que femmes nous devons faire très attention à notre vestimentaire et à notre intimité. «Vivre en prudence» fait partie de notre identité de femme ici !
Dans cette prison, il y a encore huit députées et maires kurdes. Il y a quelque temps, nous avions la possibilité de nous rencontrer et de discuter. En raison des mesures anti Covid-19, tous nos droits ainsi que les activités sociales, y compris notre «droit de discussion», sont interdits. On ne se voit plus depuis une année. Chacune et chacun vit dans sa cellule individuelle et lutte contre sa propre solitude. Nous surmontons cette solitude physique forcée, en pensant aux autres femmes qui luttent à l’extérieur et ainsi nous devenons nombreuses dans nos imaginations.
Nous avons franchi plusieurs obstacles pour participer à la vie politique. Nous avons confronté tout d’abord les multiples visages de mentalité de la domination masculine qui exclue la femme de l’espace public. Dans les différents espaces, dans les temps différents, nous avons suivi les chemins de nos sœurs et nous avons vécu les mêmes expériences qu’elles. Nous avons franchi les préjugés des hommes, de la famille et de la société et nous avons apporté la parole des femmes au siège politique. C’était une lutte dure. Et maintenant nous sommes face à face avec l’attitude masculine de pouvoir politique.
Je pense que quand vous lisez ce texte, en tant que femme, même si nous vivons dans des réalités sociales et politiques différentes, vous constaterez que nous ne sommes pas loin les unes des autres. En tant que femme, pas seulement les chemins que nous franchissons, mais aussi notre imagination d’un avenir libre et égalitaire nous rassemblent. En tant que femme, nous prenons la force et le moral de la solidarité féminine. Nous franchissons les frontières qui nous séparent pour partager nos expériences et protéger nos droits acquis.
Même si le système patriarcal met des obstacles devant nous, je suis convaincue que nous réussirons. Je fête le 8 mars, la Journée internationale de toutes les femmes.