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La guerre de survie de la langue kurde

« Qui peut dire que dérober sa langue à un peuple est moins violent que la guerre ? » Ray Gwyn Smith
 
« Je suis kurde mais je ne parle pas le kurde. » est une phrase que l’écrasante majorité de la nouvelle génération de Kurdes prononcent de nos jours. En effet, depuis la division du Kurdistan au début du XXe siècle, les États occupants du Kurdistan ont voulu mettre fin à l’existence du peuple kurde en mettant en place des politiques de génocide linguistique car il était très difficile d’exterminer physiquement des millions d’individus, malgré les nombreux massacres perpétrés, comme à Dersim, Zilan, Halabja… Alors, ces Etats (Turquie, Iran, Syrie, Irak*) ont interdit sévèrement la pratique du kurde dès la deuxième moitiés du XXe siècle. 
 
Les Kurdes ne peuvent recevoir un enseignement en langue kurde, ne peuvent faire leur défense devant la justice, etc. ni même prétendre qu’ils ont une langue qui s’appelle le kurde car la Turquie nie l’existence même de cette langue millénaire et la fait passer dans registres comme « langue X » (X comme pour dire « inconnue ») ! Retour sur un génocide linguistique centenaire à travers le regard d’une rescapée à l’occasion de la Journée Internationale de la langue maternelle.
 
Ma famille vivait dans une ferme isolée dans la montagne, au Kurdistan du Nord (Bakur) sous occupation turque. Pendant l’hiver, le seul lien qu’on avait avec le monde extérieur était le poste de radio que mon père s’était achetée et de rares invités qui venaient des villages alentour quand il n’y avait pas trop de neige qui bloquait les sentiers menant à la montagne. Un jour, alors que j’étais encore bébé, mon père a déclaré à ma mère que dorénavant tous les enfants devaient parler que le turc, car l’Etat turc avait interdit formellement notre langue, sous peine d’amande et ou de la prison etc.
 
Cette interdiction de parler notre langue maternelle allait causer des traumatismes insoupçonnés chez les nouvelles générations. Il m’a fallu des années pour que je m’en rende compte de sa gravité. De nombreux flash-backs me rappelle cette lente destruction d’un peuple à travers sa langue bannie.
 
Notre village, où il y avait une école primaire récente, était à plusieurs km de notre ferme et les mois d’hiver enneigés empêchaient mes frères et sœurs de s’y rendre. Alors, mon père a dû les envoyer dans un internat.
 
Pour « couper » la langue kurde à la racine, dès les années 1980, l’État turc avait décidé de créer des internats** pour les enfants kurdes. Dès l’âge de 7 ans, les Kurdes passaient leur année scolaire en internat à la merci des enseignants et des surveillants dont la mission était d’inculquer la langue turque à des enfants qui n’en connaissaient pas un mot et de les turquifier en les coupant de leur familles, leur culture, leur langue. Je ne veux même pas m’attarder sur les sévisses psychiques, physiques et sexuels dont étaient victimes de nombreux enfants kurdes dans ces internats de l’horreur…
 
Quelques années après, on a dû abandonner notre ferme et nous nous sommes rapprochés de la petite ville où mes frères et sœurs étaient internés. Ainsi, ils ont pu quitter l’internat et revenus à la maison. Mais, on parlait tous le turc entre nous et notre père. Le kurde était réservé à notre mère qui parlait très mal le turc.
 
Le fait que les enseignants nous disent à langueur de jour qu’il n’y avaient pas de Kurdes en « Turquie » (car pour la Turquie il n’y avait ni Kurdes, ni Kurdistan), moi, petite fille, je me sentais coupable. Coupable d’exister alors qu’en toute logique, je le devais pas puisque c’est ce que nos enseignants disaient. Coupable aussi de parler, en cachette, une langue qui n’existait pas. Alors, un jour que notre maître a demandé s’il y avait des enfants qui ne savaient pas parler le kurde et qu’il fallait qu’ils lèvent le doigt, je me suis exécutée aussitôt. J’étais la seule et j’étais pas trop fière de moi…
 
Avec l’école, la télé et la radio turques, on n’avait plus besoin de faire d’effort pour oublier cette langue clandestine. L’Etat turc avait tout prévu pour nous. On n’avait qu’à se laisser faire. Notre vocabulaire du kurde diminuait de jour en jour, remplacé par le turc, jusque dans nos rêves, et ceci sans « aucun » regret. De toute façon, on n’aimait pas cette langue illégale. Qui aime l’illégalité, surtout quand vous êtes un enfant qui veut tout bien faire ?
 
Moi, la petite fille « sage » et « intelligente », j’étais la chouchoute de mes enseignants et j’avais même eu droit au surnom « la Turque » dans le voisinage pour avoir commencé à parler le turc avant le kurde tandis que les autres enfants avaient plus de difficultés à devenir de parfaits petits Turcs du jour au lendemain. Et que dire de la honte que je ressentais devant ma mère qui ne maîtrisait pas le turc ? Honte d’appartenir à un peuple qui ne devait pas exister, un peuple « arriéré », selon la définition de l’Etat colonialiste qui voulait en finir avec nous en nous turkisant bien comme il faut.
 
Une fois adulte et devenue exilée dans un pays occidental (France), dont je ne connaissais pas la langue, j’ai tout de suite voulu apprendre le français pour me défaire du turc car cet exil physique a été le déclic pour un retour mental à mes origines. Soudain, j’ai commencé à avoir les fameux flash-backs qui me rappelaient toutes les humiliations qu’on avait subi en tant que Kurdes et enfants et l’interdiction de parler notre langue sur notre propre terre.

Je passais mes journées à écouter des cassettes d’apprentissage du français, je lisais, je discutais avec des non-kurdes pour apprendre vite le français. La nuit, j’avais le dictionnaire « Le Petit Robert » dans mon lit (je dis toujours que Petit Robert fut mon premier amant français !) En quelques mois, j’ai réussi a me débrouiller bien et au bout de quelques années, le français est devenue ma première langue. Mais je ne parlais toujours pas correctement ma langue maternelle et mon entourage m’avait surnommée cette fois-ci « la Française » !
 
L’année dernière, je discutais avec un ami kurde qui m’avait demandé si j’étais née en France car mon français était « très bien ». Je lui ai dit que non, que j’étais venue à l’âge adulte, sans passer par la case école. Il me croyait à peine ! Je lui ai parlé de mes deux surnoms liés aux langues, avant d’ajouter que j’avais réussi à être turque et française et que maintenant, il était temps que je (re)devienne kurde et qu’on m’appelle enfin « Kurdê » (la Kurde) !
 
Aujourd’hui, je lis et écris le kurde, avec difficulté, sauf quand ce sont des poèmes orphelins qui viennent frapper à ma porte pour m’emmener au pays. Mais, je ne désespère pas, je vais réussir à devenir une « vraie Kurde » qui parle sa langue, même si ça va être difficile, qu’il me faudra trébucher sur les mots, tomber à terre, après tant d’années passées dans une paralysie linguistique imposée et vive la revanche des « vaincus » ! (Keça Bênav)
 
*Dans les autres parties du Kurdistan, en Irak, Iran et Syrie, on avait à peu près les mêmes interdictions. Aujourd’hui, au Kurdistan autonome d’Irak et au Rojava, on enseigne en langue kurde tandis qu’en Iran, le kurde continue à être criminalisé… C’est pourquoi, aujourd’hui beaucoup de Kurdes, ceux en Turquie essentiellement, ne parlent plus leur langue mais ils sont nombreux à lutter pour avoir le droit de la réapprendre et de la parler; de s’approprier de nouveau leur musique, leurs us et coutumes, pillés et interdits par leurs colonisateurs. Le prix à payer pour les Kurdes, afin d’obtenir ce qu’ils veulent, reste très élevé. Cela coûte souvent des vies mais ils restent déterminés.
 
** Cette décision mise en œuvre a plutôt réussi, avec des effets dévastateurs qu’on peut facilement deviner sur le plan psychique et/ou socio-culturel chez les enfants kurdes et les adultes qu’ils sont devenus.
 
Pour finir avec les droits ou interdits concernant les langues, voici une histoire écrite par un écrivain kurde qui relate l’interdiction du kurde et ce qui nous attendait si on la bravait.
 
« Un pain en turc » ou comment interdire aux Kurdes de parler leur langue maternelle
 
Nous sommes dans les années 1980, dans une région kurde sous occupation turque. Un paysan court à la boulangerie de son village au retour de son champ et voudrait acheter un pain avant le coucher du soleil qui est proche, car dans cette région kurde, l’Etat turc a décrété un état d’urgence avec couvre-feu au couché du soleil. Le paysan lance à la hâte « ka nanakî, bi tirkî.** » en kurde, qu’on pourrait traduire en « un pain, en turc. » Ce pauvre paysan ne sait pas parler le turc mais il faut bien qu’il achète son pain d’une façon ou d’une autre.
 
Maintenant, imaginons un instant que cette scène ait lieu en France, pendant l’occupation nazi : Un paysan corrézien de retour de son champ, court à la boulangerie de son village. Le soleil va bientôt se coucher, or, il y a le couvre-feu à la tombée de nuit. Les Nazis ont interdit de parler le français et ont imposé la langue allemande dans tout le pays mais notre paysans corrézien ne parle pas un mot d’allemand. Alors, il dirait, vraisemblablement : « Un pain, en allemand. »
 
En effet, l’État turc avait interdit le kurde dans tout le pays, y compris dans les régions kurdes et ce, depuis la création de la Turquie en 1923. Même au sein de leurs foyers, les Kurdes ne pouvaient parler leur langue sous peine d’être arrêtés et/ou torturés, en plus de payer une amende. (L’État turc avait dépêché des fonctionnaires à cet effet dans tout le Kurdistan.)
 
Encore aujourd’hui, en Turquie, la langue kurde reste interdite, même si dans le cadre de la vie privée on peut la parler…
 
** « Ka nanakî bi tirkî / Bana türkçe bir ekmek ver » est le nom d’une nouvelle de Cezmi Ersöz, écrivain et journaliste kurde.