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L’exil, c’est froid comme la mort

Keça Bênav partage avec nous une courte discussion qu’elle a eue avec une jeune exilée kurde.
 
« – Rapproche-toi du feu, tes mains sont gelées.
 
-Je ne comprends pas pourquoi j’ai si froid alors qu’on n’est qu’en septembre.
 
– Oui mais, c’est toi qui m’avais dit l’autre jour que tu avais toujours froid depuis que tu avais quitté le Kurdistan il y a deux ans. L’as-tu oublié?
 
– C’est vrai, mais quand même, là j’ai encore plus froid que d’habitude…
 
– Ca doit être le froid de la solitude.
 
– Toi, tu as dû t’y habitué après plus de vingt ans d’exil, non ?

– Pense-tu ! Mon exil, je le vis  comme un mauvais vin qui a fini aigre au fond d’un saladier qu’on remue sans cesse.

– Non mais, tu vas pas me dire qu’en vingt ans, tu n’as jamais pu avoir des moments où tu t’es sentie bien, sans penser à l’exil?
 
– Si, j’en ai eu. Mais à chaque fois, ils disparaissent comme des éclaires, me laissant avec ma solitude fidèle.
 
– Alors, toi aussi, tu as froid ?
 
– Un peu, oui. Parfois, pour chercher un peu de chaleur, je plonge mon regard dans celui de mon amant, en espérant trouver dans ses yeux bleus un morceau du ciel d’été de mon enfance qui me réchauffera comme autrefois. Mais je n’y trouve que ma solitude au rire narquois, tapis au fond de ce regard compatissant.
 
– Mais tu as des enfants…
 
– Oui, je les serre fort dans mes bras, j’enfouis mon visage dans leurs cheveux sentant les épis de blé mûr. Mais rien n’y fait. Faut dire que l’exil est froid comme la mort et le temps n’arrange pas les choses.
 
– Oh là là, tu es plus pessimiste que moi ! Tu n’exagères pas un peu quand-même ?
 
– Euh, je ne pense pas. J’ai vu la même chose chez tant de Kurdes, hommes ou femmes. Quand tu leur parles du pays, leur regard s’assombrit aussitôt. Ils sont pris d’une mélancolie douce-amère. Ils parlent de leur enfance, des montagnes, du goût du « nan » que leurs mères cuisaient dans des fours en terre cuite. Tu as presque envie de t’excuser d’avoir parlé du pays et pourtant tout nous y mène, quoiqu’on fasse où qu’on aille, la patrie interdite nous suit comme notre ombre.
 
– Alors, je suis condamnée à vivre avec ce froid glacial pendant toute ma vie?
 
– J’en sais rien et j’en suis vraiment désolée. Certains Kurdes affirment que tant qu’ils luttent, créent, écrivent en exil, le fait d’être apatride reste supportable. Pourtant, je vois bien qu’ils sont toujours sur le qui-vive, inquiets. Ils commencent à maudirent les colons turcs, arabes, perses qui les ont chassés de leurs terres mais finissent par critiquer les uns les autres finalement. Parfois, ils sont même plus durs entre Kurdes qu’avec leurs bourreaux. C’est pour dire…
 
– C’est compliqué d’être kurde et parfait au même temps.
 
– Surtout quand on ne sait pas qu’on ne peut pas être parfait, même quand on n’est pas kurde.
 
– Oui mais, il y a une image du Kurde idéal véhiculé en Occident selon laquelle les Kurdes sont courageux, sont résilients malgré tous les massacres qu’ils ont subis, etc. et on tombe dans le piège en essayant de coller à cette image que les autres ont de nous.
 
– Quand tu as tant de blessures, que tu es déracinée, tu essayes de t’accrocher à des choses positives qu’on te renvoie. Je sais que tu culpabilises ensuite, on te disant que c’est faux. Mais que veux tu, personne n’est parfait, même les Kurdes ! Mais tu es toute pale, qu’est-ce qui ne va pas ?
 
– J’ai la tête qui tourne, j’ai mal partout tout d’un coup. 
 
– Prend mon bras, je vais t’aider à t’allonger sur le canapé. Voilà, je vais te chercher une couverture (pourvu que ce ne soit pas le coronavirus). On reprendra notre discussion une autre fois.
 
– Spas.
 
– Avec plaisir ma petite dotmam ! »
 
Spas = merci
Dotmam = cousine
Image via B. F.