« Azadî (liberté) », une notion qui s’est emparée depuis longtemps de l’imagination collective du peuple kurde. “Le Kurdistan Libre”, l’idéal apparemment inatteignable, épouse de nombreuses formes selon où l’on se situe sur le large spectre politique kurde. L’indépendance croissante du Gouvernement Régional Kurde (GRK) dans le Kurdistan Sud (Bashur) vis à vis du gouvernement central irakien, tous comme les immenses progrès du peuple kurde dans le Kurdistan de l’Ouest (Rojava) malgré la guerre civile syrienne ont réanimé le rêve d’une vie libre pour les kurdes au Kurdistan.
Mais que signifie la liberté ? La liberté pour qui ? La question kurde est souvent conceptualisée en termes de relations internationales, d’états, de nationalisme et d’intégrité territoriale. La liberté est cependant une notion qui transcende l’ethnicité et les frontières artificielles. Afin de pouvoir parler d’un Kurdistan qui mérite le qualificatif de « libre » tous les membres de la société doivent avoir un accès égal à cette « liberté », pas seulement au sens légal abstrait du terme. Ce n’est pas le caractère officiel d’une entité nommée Kurdistan (qu’il soit un Etat indépendant, fédéral, un gouvernement régional ou toute autre forme d’autodétermination kurde) qui détermine le bien-être de sa population. Un des indicateurs de la vision du peuple de la démocratie et de la liberté est la situation des femmes.
A quoi sert un « Kurdistan », si cela se termine par l’oppression de la moitié de sa population ?
Les femmes kurdes sont confrontées à plusieurs sortes d’oppression comme membres d’une nation sans état dans un contexte largement féodal-islamiste patriarcal, et luttent, par conséquent sur de multiples fronts. Alors que les quatre Etats qui divisent le Kurdistan présentent de fortes caractéristiques patriarcales, qui oppriment toutes les femmes au sein de leurs populations respectives, les femmes kurdes sont en plus discriminées en tant que kurdes et font généralement partie de la classe socio-économique la plus mal lotie.
Et, bien sûr, les structures féodales patriarcales internes de la société kurde empêchent aussi les femmes d’accéder à une vie libre et indépendante. Les violences domestiques, les mariages forcées des enfants et des adultes, les viols, les crimes d’honneur, la polygamie, par exemple, sont souvent considérés comme des questions privées, plutôt que comme des problèmes qui demandent un engagement sociétal et des politiques publiques actives. Cette étrange distinction entre le public et le privé à coûté leur vie à de nombreuses femmes.
Les hommes kurdes sont souvent très véhéments contre la discrimination ethnique et de classe, mais beaucoup d’entre eux rentrent à la maison après des manifestations et ne réfléchissent pas à leurs propres abus de pouvoir, à leur propre despotisme, quand ils usent de violence contre les femmes et les enfants dans leur vie « privée ». La fréquence habituelle de la violence contre les femmes kurdes, et, à vrai dire, partout ailleurs dans le monde, est un problème systémique — et donc sa solution exige des mesures politiques.
La situation des femmes n’est pas une « question de femmes » et ne doit pas être par conséquent prise en considération comme une question spécifique, d’ordre privé, qui n’intéresse que les femmes. La question de légalité des genres est, en réalité, une question de démocratie et de liberté pour toute la société; il s’agit d’un critère (bien que pas le seul) à l’aide duquel l’éthique d’une communauté devrait être mesuré. Puisque le capitalisme, l’étatisme et le patriarcat sont étroitement liés, la lutte pour la liberté doit être radicale et révolutionnaire — elle doit considérée la libération des femmes comme un objectif central et non comme une question secondaire.
Même si les femmes kurdes partagent une longue histoire de lutte pour la libération nationale avec les hommes, elles ont souvent été marginalisées y compris dans ces mouvements de libération. Alors que les féministes majoritaires des quatre états qui divisent le Kurdistan excluent souvent les femmes kurdes de leurs luttes (en attendant d’elles qu’elles adoptent les doctrines nationalistes de l’état ou en les considérant avec condescendance comme des victimes d’une culture primitive arriérée), les partis politiques kurdes dominés par les hommes, avec des structures très féodales et patriarcales, dont la vision de la liberté ne dépasse pas un nationalisme vide et primaire, réduisent souvent aussi au silence les voix des femmes.
Soutenir que les femmes kurdes ont toujours été plus fortes et plus émancipées que leurs voisines (et des sources historiques semblent le confirmer), ne devrait pas être utilisé comme une excuse pour arrêter la lutte pour leurs droits. Même si la singularité historique des femmes kurdes dans les quatre pays mérite d’être reconnue, les nombreuses manifestations terribles de violence cruelle contre elles illustrent les réalités du terrain et devraient servir comme base d’examen de la réalité. Si les femmes kurdes jouissent aujourd’hui d’un statut politique relativement élevé, cela est le résultat d’une lutte constante, sur de multiples fronts de leur part et non d’une condition offerte par la société kurde !
La participation des femmes aux luttes de libération ou révolutionnaires n’est pas propre au Kurdistan. Dans toutes sortes de contextes différents, les femmes ont toujours joué des rôles actifs dans le combat pour la liberté. Les temps de guerre, les insurrections, l’agitation sociale ont souvent offert aux femmes l’espace pour s’affirmer que la vie civile normale ne leur aurait pas permis. Leur engagement dans des postes de responsabilité sociale, que ce soit la participation à des syndicats ou le militantisme politique, légitiment souvent leurs demandes d’émancipation. Néanmoins, une fois la situation de crise terminée, une fois la « libération » ou la « révolution » considérées comme réalisées, on juge souvent nécessaire le retour à la normalité d’avant-guerre et au conservatisme pour rétablir la vie civile. Cela revient souvent à ré-instituer les rôles traditionnels sexués, au détriment des statuts nouvellement acquis par les femmes.
C’est un phénomène malheureusement tout à fait courant de voir les femmes subir un retour en arrière de leurs droits après la « libération », après la « révolution », « une fois notre pays libre », même si elles ont été des actrices énergiques de la lutte. L’espoir qu’une fois le but rassembleur de la « liberté » atteint, chacun-e dans la société vivra librement, s’est révélé être un vœu pieux — les femmes aux USA, en Algérie, en Inde, au Vietnam peuvent le confirmer. La manifestation la plus récente de ce phénomène est le statut des femmes dans les pays du soi-disant « printemps arabe ».
Bien que durant ces dernières années, nos écrans de TV étaient emplis de femmes qui manifestaient contre des régimes répressifs, et qui jouaient un rôle clé dans les mouvements, la situation des femmes a même parfois empirée depuis les soulèvements. Cela est dû au fait que, alors que le mécontentement et la désillusion générale vis à vis du système transcendent souvent les genres, les classes, les ethnicités et les religions, il est clair que ceux qui ont le plus à gagner en se soulevant sont les femmes, la classe ouvrière et les minorités et groupes opprimés. Si les mouvements sociaux ne prêtent pas attention aux spécificités, les nouveaux régimes pourraient ne former que de nouvelles élites qui opprimeront les groupes vulnérables à leur façon. Le besoin d’organisations de femmes, autonomes, indépendantes, se fait aussi sentir dans l’expérience des luttes des femmes kurdes…
La région qui a été le plus communément qualifiée de « libre » est le Kurdistan Sud. Les kurdes y jouissent d’une semi-autonomie, y ont leurs propres structures de gouvernance et n’y sont plus persécutés du fait de leur ethnicité comme le sont encore les kurdes dans d’autres régions. Le Gouvernement Régional du Kurdistan (GRK) a reçu en fait des éloges internationaux pour avoir établi une entité économiquement forte et relativement démocratique, comparée notamment au reste de l’état démembré d’Irak. Le GRK puise souvent une légitimité à travers cette comparaison avec l’Irak malgré ses structures internes profondément anti-démocratiques. Alors même que ses membres dominants ont l’esprit extrêmement tribal, autocratique et corrompu, que l’opposition est réduite au silence et que les journalistes sont assassinés dans des circonstances troubles.
Le pragmatique GRK est amical envers des régimes tels que l’Iran et la Turquie qui répriment brutalement leur propre population kurde et rejettent même les ambitions d’autonomie des kurdes en Syrie. Il est assez intéressant de noter également qu’il semble s’agir là des endroits les plus déplaisants pour les femmes kurdes.
Il est intéressant de noter également que l’entité kurde la plus semblable à un état, la mieux intégrée au système capitaliste, et qui satisfait aux exigences des puissances régionales comme l’Iran et la Turquie ainsi qu’à celles des puissances mondiales, ne montre le moindre d’intérêt pour le droit des femmes et la remise en cause du patriarcat. Cela nous en apprend beaucoup sur les manières dont les différentes formes d’oppression se recoupent, mais aussi sur le type de Kurdistan que peut tolérer la communauté internationale.
On doit certainement tenir compte du fait que le sud est une région en voie de développement, mais bien que le gouvernement dispose de nombreux outils à sa disposition pour donner du pouvoir aux femmes, il ne semble pas intéressé pour les utiliser. En théorie, on pourrait s’attendre à ce que les femmes au sud Kurdistan bénéficient d’une meilleure situation que dans les autres régions du pays, puisqu’elles vivent dans une région prospère gouvernée par des kurdes, où elles ne sont plus persécutées du fait de leur ethnicité. Même si les femmes y souffrent de moins de strates d’oppression, elles sont victimes du féodalisme tribal des partis politiques dominants, qui semblent considérer le nationalisme futile et la croissance capitaliste comme une conception adéquate de la « liberté ».
Dans le Kurdistan Sud, les femmes sont très actives dans la revendication de leurs droits, mais le GRK rechigne souvent à améliorer ses lois. La violence contre les femmes est épidémique, en augmentation même, mais le gouvernement n’en fait tout simplement pas assez pour la combattre. En 2011/12, on a enregistré presque 3 000 cas de violence contre des femmes, mais 21 personnes seulement furent poursuivies, sans parler des cas qui n’ont pas été dénoncés. Les rares hommes condamnés sont souvent libérés peu après. Parfois, les victimes de la violence féminine sont montrées du doigt et blâmées pour avoir « provoqué » les hommes. Comme la punition n’apparaît pas comme dissuasive pour la violence masculine, le système perpétue l’oppression des femmes.
L’absence d’organisations de femmes réellement indépendantes, non-partisanes, est également très problématique. De nombreuses organisations de femmes dans le Kurdistan Sud sont même dirigées par des hommes ! Les politiques féodales, tribales encouragent sans aucun doute des attitudes patriarcales qui représentent d’immenses obstacles à la libération des femmes. Même si la condamnation des actes de violence contre les femmes semble se développer, il n’y a pas de remise en question fondamentale du système patriarcal dans son ensemble.
Des instances de décisions autonomes de femmes sont essentielles pour garantir une représentation de leurs intérêts spécifiques. Une approche du haut vers le bas des droits des femmes est souvent inadéquate et renforce le patriarcat de manière passive. Des projets issus de la base semblent plus efficaces pour transformer la société : Par exemple, un projet documentaire indépendant sur la mutilation génitale des femmes (qui semble pratiqué uniquement dans le Kurdistan Sud) a réussi à faire modifier la loi par le GRK. Malheureusement, elle reste largement pratiquée sans châtiment.
Il est important de souligner qu’il ne s’agit nullement d’une situation qui serait originaire du sud Kurdistan. La condition des femmes a pour origine ici le manque d’intérêt des partis politiques à s’engager dans la libération des femmes. Il s’agit d’un choix politique délibéré de la part des partis dominés par des hommes. Cela ne doit pas en être ainsi !
L’idée selon laquelle « Maintenant que nous avons un ‘Kurdistan libre’, ne le critiquons pas trop » semble très répandue, même si cela se fait au détriment d’une réelle compréhension de la démocratie et de la liberté pour tous.
Demander le châtiment des violences contre les femmes et une meilleure représentation de leurs intérêts dans la sphère publique ne signifie pas que les femmes ne soient pas « loyales envers l’état ». Il semble difficile d’être loyale envers un tel état patriarcal. Les femmes ont besoin de de transgresser les affiliations partisanes et de développer un mouvement des femmes, au-delà de petites ONG. Les femmes du sud Kurdistan ne devraient pas se contenter de moins que cela, tout particulièrement depuis qu’elles disposent de davantage d’outils, d’instances et de ressources que les femmes kurdes dans d’autres régions, pour travailler en faveur d’une société plus égalitaire.
Même les militantes des partis politiques kurdes de gauche, socialistes, ont fait l’expérience que, sans instances autonomes, leurs voix sont réduites au silence dans la société patriarcale kurde. Bien que le Parti des Travailleurs du Kurdistan, PKK, soit connu pour les nombreuses femmes à des postes de responsabilité au sein de ses rangs et pour son engagement déclaré en faveur de la libération des femmes, les choses n’ont pas été toujours faciles pour les femmes dans le mouvement de guérilla. Dans les années 1980, la composition démographique du PKK, qui avait son origine dans les milieux universitaires socialistes, a été bouleversé lorsque de nombreuses personnes issues des régions féodales, rurales et moins éduquées du Kurdistan ont rejoint les montagnes après que leurs villages aient été détruits par les turcs.
La plupart de ces gens n’avaient pas été en contact avec des idéaux tels que le socialisme et le féminisme et considéraient par conséquent, le nationalisme comme principale motivation de leur combat pour la libération nationale. A l’époque, de nombreuses femmes dans le mouvement de guérilla se sont battues pour convaincre leurs camarades masculins qu’elles étaient leurs égales. L’expérience négative de la guerre acharnée des années 1980 a aussi négligé l’aspect éducatif dans l’entraînement à la guérilla, puisque la guerre était plus urgentes, mais cela a permis aux femmes de prendre conscience d’une chose : Nous avons besoin d’organisations autonomes de femmes !
Le PKK et les partis qui partagent la même idéologie réussissent à créer des mécanismes qui garantissent la participation des femmes à la sphère politique et, au delà, à remettre en question la culture patriarcale elle-même. L’idéologie du PKK est explicitement féministe et est intransigeante lorsqu’il s’agit de la libération des femmes. A la différence des autres partis politiques kurdes, le PKK n’a pas fait pas appel à des propriétaires terriens féodaux et tribaux pour atteindre ses buts, mais a mobilisé les régions rurales, la classe ouvrière, les jeunes et les femmes.
La force du mouvement des femmes qui en a résulté illustre le fait que établir des structures telles que la coprésidence (partagée par une femme et un homme) et une répartition sexuée de 50-50 dans les comités à tous les niveaux administratifs n’est pas purement symbolique pour donner une visibilité aux femmes. L’officialisation de la participation des femmes leur donne un point d’appui pour s’assurer que leurs voix ne seront pas déformées et cela a réellement remis en question et transformé la société kurde sous de nombreux aspects.
Cela conduit à son tour à une vaste popularisation du féminisme au nord Kurdistan. La lutte des femmes n’est plus un idéal parmi des cercles militants de l’élite mais un prérequis pour la lutte de libération. La domination masculine n’est pas acceptée dans ces milieux politiques, des plus hauts niveaux de l’administration jusqu’aux communautés locales de base. Cela a été obtenu à travers l’établissement d’instances autonomes de femmes au sein du mouvement.
Même si il reste beaucoup de problèmes en ce qui concerne la violence envers les femmes au nord Kurdistan, l’intérêt pour l’égalité des sexes comme mesure de liberté d’une société a, en fait, politisé les femmes, jeunes comme âgées, et a établi un mouvement des femmes incroyablement populaire. Beaucoup de femmes turques cherchent aujourd’hui l’inspiration dans le riche trésor que constitue l’expérience des femmes kurdes. Alors que la Turquie a aujourd’hui un premier ministre qui encourage les femmes à se marier jeunes, à se voiler et à faire au moins quatre enfants, et que les trois partis les plus représentatifs de Turquie comptent moins de 5% de femmes dans leurs rangs, le Parti Démocratique des Régions Kurdes (BDP) ainsi que le Parti Démocratique du Peuple (HDP) nouvellement créé comptent fièrement au moins 40% de femmes dans leurs rangs, en se focalisant explicitement sur les questions féministes et LGBT. Le mouvement des femmes kurdes lui-même critique le patriarcat au Kurdistan et souligne que les progrès obtenus à ce jour ne signifient pas la fin de la lutte.
Influencé par ce discours sur la libération des femmes, les principaux partis politiques de l’ouest du Kurdistan, Rojava, ont adopté l’idéologie du PKK et renforcent la coprésidence ainsi que la parité 50-50 au sein de leurs appareils politiques. En entérinant la libération des femmes dans tous les appareils légaux, organisationnels et idéologiques de leurs structures de gouvernance depuis la base même, y compris les forces de défense, ils s’assurent que les droits des femmes ne seront pas remis en question.
Les hommes avec des antécédents de violence domestique ou de polygamie sont exclus des organisations. La violence contre les femmes et le mariage des enfants sont illégaux et passibles des tribunaux. Les observateurs internationaux qui visitent l’ouest du Kurdistan avouent qu’ils sont profondément impressionnés par la révolution des femmes qui a émergé malgré la terrible guerre civile en Syrie.
En même temps, les cantons récemment créés dans l’ouest du Kurdistan ont intégré fermement aussi d’autres ethnies et groupes religieux au sein de leur système. Dans l’esprit du paradigme du « confédéralisme démocratique » tel que proposé par le dirigeant du PKK, Abdullah Öcalan, ils ont renoncé à la création d’ un état comme solution, puisqu’ils pensent que les états sont des entités hégémoniques par nature qui ne représentent pas le peuple. Les principaux partis politiques insistent sur le fait qu’ils ne veulent pas faire sécession d’avec la Syrie mais rechercher une solution démocratique à l’intérieur des frontières existantes, tout en incluant les minorités dans le gouvernement et en accordant aux femmes une voix égale dans la création « d’un système démocratique radical partant de la base fondé sur légalité des sexes et l’écologie”, au sein duquel différents groupes ethniques et religieux peuvent vivent sur un pied d’égalité.
Les avancées du peuple du Kurdistan de l’Ouest ont été constamment attaquées par le régime syrien de Assad comme par les groupes jihadistes liés à al-Qaïda qui semblent être financés et soutenus en partie par la Turquie.
Il est intéressant d’observer que l’entité kurde, la plus ressemblante à un état, la plus prospère, la mieux acceptée et établie, le GRK, est incapable de respecter le droit des femmes, alors que l’ouest du Kurdistan, malgré un embargo politique et économique et l’épouvantable situation de guerre, ne se tourne pas vers le nationalisme ou un état, mais un confédéralisme démocratique, comme solution et a déjà créé de nombreuses structures pour garantir la représentation des femmes. Les préférences de la communauté internationale sont intéressantes au plus haut point sous cet angle ! Alors que le GRK est souvent loué comme un modèle de démocratie dans la région, l’ouest du Kurdistan est totalement discrédité.
Si les acteurs internationaux qui se présentent eux-mêmes comme des défenseurs de la liberté et de la démocratie au Moyen-Orient étaient réellement intéressés par la paix en Syrie, ils soutiendraient auraient probablement soutenu le projet laïque, progressiste, dans l’ouest du Kurdistan. Au contraire, les kurdes ont été exclus de la conférence de Genève II de janvier 2014. Cela s’est fait, en outre, en partie avec l’accord du GRK, qui a aidé à marginaliser les avancées dans l’ouest du Kurdistan, principalement parce que les principaux partis politiques – idéologiquement et non de manière organisationnelle – sont alliés avec le PKK, le rival traditionnel du parti GRK au pouvoir.
La cadre du GRK concernant le progrès, la démocratie, la liberté et la modernité ne remet pas en cause le système mondial capitaliste, étatiste, nationaliste et patriarcal. C’est pourquoi il semble que ce soit le genre de Kurdistan qui peut être toléré par la communauté internationale, alors que les partis politiques qui ont la capacité de perturber le système sont marginalisés.
Des événements récents illustrent les manières sexistes avec lesquelles les idéologies féministes de quelques partis politiques kurdes sont attaquées. Dans une tentative pour démontrer qu’il était un ami des kurdes, le premier ministre turc, Erdogan, a invité le président du GRK, Masoud Barzanî, dans la capitale kurde officieuse Amed (Diyarbakir). Accompagné par des chanteurs comme Sivan Perwer et Ibrahim Tatlises, connus pour leur opportunisme et leur féodalisme sexuel, une comédie d’événement a été montée à Amed. La rencontre a été avant tout une occasion pour essayer de marginaliser les kurdes de Turquie, notamment le PKK et les partis politiques légaux du Kurdistan nord.
Lors d’une cérémonie de mariage, les deux dirigeants, Erdogan et Barzanî, ont béni l’union de quelques centaines de couples, tous représentant la femme selon l’image qu’ils en ont. La plupart des mariées portaient le voile, tous les couples étaient très jeunes. Cette démonstration de conservatisme au nom de la « paix » illustrait la similarité entre les mentalités féodales et patriarcales des deux dirigeants et de leur entourage. En essayant de marginaliser le PKK, ils essayaient en réalité de marginaliser toutes les femmes kurdes. Sous cet aspect, cette cérémonie de mariage extrêmement conservatrice, était plus une insulte délibérée au mouvement des femmes kurdes qu’une représentation d’une coexistence pacifique des peuples.
Mais le partenariat intéressé entre Barzanî et Erdogan est il surprenant ? La Turquie n’a pas de problème avec le GRK ou même avec les kurdes en général. Le problème est idéologique.
Selon les termes du politicien kurde Selahattin Demirtas : « Si nous l’avions voulu, nous aurions pu déjà créé dix Kurdistan. L’important n’est pas d’avoir un Etat appelé Kurdistan, ce qui importe, c’est que nous ayons un Kurdistan avec des principes, des idéaux.”
L’attitude des puissances régionales comme l’Iran et la Turquie, qui ont des traditions répressives vis à vis de leur population kurde respective, et le comportement des puissances internationales le démontrent : un Kurdistan qui souhaite coopérer avec ces régimes, qui maintient des liens économiques avec ces états et qui est désireux de marginaliser les partis politiques kurdes les plus radicaux au nom de son propre opportunisme, peut très bien être toléré par la communauté internationale. Une structure comme le GRK, compatible avec le cadre du système dominant est accepté, alors que des partis politiques qui remettent en cause le système capitaliste, féodal-patriarcal, étatiste sont ostracisés. Cette préférence asymétrique de la part de la communauté internationale dévoile sa réelle nature anti-démocratique. Et les femmes kurdes vivent tout cela à travers leurs propres corps.
Afin que le Kurdistan devienne une société réellement libre, la libération des femmes ne doit en aucune manière être remise en cause. Critiquer l’échec du Gouvernement Régional Kurde dans les domaines des femmes, de la liberté de la presse, etc. ne signifie pas que l’on « divise » les kurdes.Quel genre de société serait le Kurdistan Sud si l’on n’apprenait pas aux gens à être critiques de peur de perdre ce qui a été obtenu au travers de tant de sacrifices ? Les gens ne devraient-ils pas être critiques, même si cela signifie s’opposer à son propre gouvernement ? N’est-ce pas là l’essence même de la démocratie ? Ne devons-nous pas cela à tous ces gens qui sont morts pour construire une société où cela vaille la peine de vivre ? Se satisfaire de moins, au nom du maintien du statu, c’est se représenter la liberté au sens le plus abstrait possible du terme. Les femmes du Kurdistan qui luttent quotidiennement méritent certainement mieux que cela.
Le nationalisme, le capitalisme, l’étatisme, ont été les piliers du patriarcat et ont souvent utilisé le corps et les attitudes des femmes pour contrôler les sociétés. Le niveau de liberté a considérablement baissé dans le système capitalisme mondial dans lequel nous vivons. Il semble, dès lors, assez tentant de se satisfaire du , étant donné qu’il est devenu une forteresse de la modernité capitaliste. Mais, en reproduisant les défauts et les lacunes du reste du monde, le GRK restreint considérablement sa conception de la liberté.
Par conséquent, les femmes ne devraient pas attendre la libération de la part d’une structure hégémonique bâti sur le modèle étatique. A partir du moment où nous considérons le fait d’organiser l’élection d’une Miss Kurdistan comme un signe de progrès et de modernité, nous reproduisons exactement les mêmes mécanismes qui ont asservi l’humanité en premier lieu. Est cela que nous appelons liberté ? Un consumérisme débridé ? Un nationalisme primaire ? La reproduction des éléments d’un capitalisme et d’un patriarcat mondial, en les étiquetant du drapeau kurde afin de nous vanter d’être modernes ?
La liberté ne se trouve pas dans les hôtels turcs, les investissements iraniens, les chaînes de restaurants, les concours de beauté sponsorisés par l’étranger, ou dans les vêtements traditionnels kurdes. La liberté ne vient pas lorsque nous pouvons prononcer librement le mot Kurdistan. La liberté est une lutte sans fin, un processus de construction d’une société éthique, égalitaire. Le vrai travail ne commence qu’après la «libération». « Azadî » doit être être évaluée au regard de la libération des femmes. A quoi sert un état kurde si il perpétue la culture du viol, le meurtre des femmes, la maladie antique du patriarcat ? Les apologistes du viol, les dirigeants sexistes kurdes, et les institutions officielles seraient-ils très différents des structures étatiques répressives si ils portaient nos vêtements traditionnels ?
Le « Kurdistan » en lui-même n’équivaut pas à liberté. Un Kurdistan patriarcal est un tyran plus insidieux que des agresseurs habituels. Être colonisées et asservies par ses partenaires selon les critères sexuels de sa propre communauté est un acte encore plus violent et honteux qu’une invasion étrangère.
Par conséquent, les femmes kurdes doivent constituer l’avant-garde d’une société libre. Cela demande du courage de s’opposer à des états répressifs, mais cela demande parfois encore plus de courage de s’opposer à sa propre communauté. Car ce n’est pas réellement une simple gouvernance kurde, ni même un état kurde, qui est dangereux pour le système dominant. Une plus grande menace pour les structures hégémoniques réside dans une femme kurde consciente et active politiquement.
Dilar Dirik, membre du mouvement des femmes kurdes
Texte original : Stateless Democracy : How the Kurdish Women’s Movement Liberated Democracy from the State
Autre article de Dilar Dirik publié sur notre page : « Il est temps de boycotter la Turquie »