TURQUIE / KURDISTAN – Si l’État turc veut faire la paix avec les Kurdes qu’il massacre depuis des siècles, il doit affronter son passé sanglant, autrement, toutes ces gesticulations ne sont qu’une duperie visant à neutraliser les revendications légitimes du peuple kurde. Comme le rappelle l’article suivant, la question des milliers de villages kurdes brûlés et dépeuplés par l’armée turque dans les années 1990 en fait partie de ce passé peu glorieux de la Turquie.
Les cendres des villages, les mots du professeur : naissance et cendres
On parle d’un nouveau processus de résolution. La paix ? Peut-être. Mais Leyla le sait : si les feux du passé ne sont pas affrontés, cette paix pourrait elle aussi être réduite en cendres par une nouvelle étincelle.
Le village était en flammes au cœur de la nuit. Le ciel était rouge, le sol recouvert d’un manteau noir ; tout engloutissait la vie et la mort à la fois. La fumée ne s’échappait pas des cheminées, mais d’entre les murs, crépitant sur les toits des maisons, mêlée à la neige, créant une symphonie de mort avec les flammes qui voletaient vers le ciel.
La femme, fuyant l’incendie, avait été tirée hors de la maison et s’était écroulée sur le sol froid et humide de la neige. Elle se tordait de douleur, l’enfant dans son ventre, le froid glacial du sol lui coupant le souffle à chaque pas, rendant la douleur insupportable. La maison brûlait, les cris des soldats et le bruit de leurs bottes perçaient la nuit.
Dehors, sur la neige, les mains de la mère étaient couvertes de neige, son corps gelé ; la maison avait disparu, les portes brisées, le feu avait tout consumé. La femme tenta de rassembler toutes ses forces pour survivre et accoucher ; mais la dureté de la neige et la fumée suffocante transformèrent la douleur en une agonie des plus intenses. Elle hurla, et ce cri se mêla à celui de la naissance et au dernier cri du village.
Le bébé accueillit la vie avec son premier souffle tombant sur la neige. Son premier cri se mêla au dernier cri du village ; d’un côté, la vie ; de l’autre, la mort… Sa mère, incapable de supporter le mélange du froid et de la fumée, perdit la vie à cause de la douleur et du froid.
Cette nuit-là, le village brûla, des mères moururent et des enfants devinrent orphelins. Mais Leyla Rona naquit, symbole à la fois de tragédie et de résilience. Au milieu de la neige et du feu, cendres et vie s’entremêlèrent ; le premier cri de Leyla s’éleva vers le ciel, accompagné du dernier cri du village.
Diyarbakır, Suriçi
Les années passèrent. Du village ne restaient que des pierres, des pierres tachées de fumée et une douille rouillée sur une pierre. La famille fut conduite à Diyarbakır. Leyla grandit dans les ruelles étroites de Suriçi, à l’ombre des vieilles maisons de pierre. Ils trouvèrent refuge auprès de leurs proches ; ils furent façonnés par la faim, la pauvreté et le mépris. Son père se remaria après avoir perdu sa femme au village. Une nouvelle femme, un nouvel ordre à la maison ; mais un vieux chagrin les habitait.
L’enfance de Leyla s’est déroulée non pas au son des billes sur les pavés de Suriçi, mais au son des bombes qui explosaient. En 2015, lorsque les espoirs de paix ont été anéantis, le conflit a de nouveau fait irruption dans leur vie. Et cette fois, c’est le frère de Leyla qui a été emporté. Son corps est tombé au sol dans les rues pavées de Sur, et avec son sang, la paix s’est tarie sur place.
Tarlabaşı, Istanbul…
Une fois de plus, ils émigrèrent. Cette fois vers Istanbul. Ils trouvèrent refuge dans les balcons rouillés et les pièces humides de Tarlabaşı. La ville était grande mais sans cœur ; bruyante mais sourde. Leyla s’éleva de ce silence, de cette pauvreté, de ces cendres de chagrin. Elle étudia, résista, gagna. Elle obtint son diplôme de la faculté de droit de l’université d’Istanbul. Elle devint avocate.
Mais pas une avocate assise à un bureau à rédiger des contrats. Elle est devenue l’avocate des auteurs inconnus, des évacuations de villages, des personnes disparues. Elle a pris la parole devant les tribunaux, traité des dossiers. Et dans chaque pétition, elle parlait de sa mère, de son frère, de son village.
Puis un jour, une voix sur l’écran la frappa. Une voix solennelle, représentant la sagesse ancestrale de l’État : İlber Ortaylı. Il parlait d’installer des Turcs de la région ouïghoure dans les villages désertés entre le Tigre et l’Euphrate. Froide, technique, comme s’il parlait de poser des briques.
Leyla ne pouvait bouger de son siège. Elle se sentait clouée au sol. Un film défilait dans son esprit : les douleurs de l’accouchement de sa mère, l’incendie du village, la mort de son frère, la destruction de Sur, les pièces exiguës de Tarlabaşı, les murs froids des couloirs du tribunal. Et maintenant, un professeur effaçait toute cette vie, tous ces morts, toutes ces migrations d’un trait de plume, les remplaçant par un nouveau peuple.
Affrontement
La vie d’une personne, le deuil d’un peuple, le premier cri d’un enfant… Tout cela était désormais appelé « villages vides ».
Leyla a compris à ce moment-là : le feu ne vient pas seulement des fusils des soldats ; il jaillit parfois de la bouche des intellectuels.
Aujourd’hui… On parle d’un nouveau processus de résolution. La paix ? Peut-être. Mais Leyla le sait : si les feux du passé ne sont pas affrontés, cette paix pourrait elle aussi être réduite en cendres par une nouvelle étincelle.
Des villages ont été incendiés, des villes rasées, des milliers de personnes se sont retrouvées sans sépulture. Et maintenant, la même mentalité, sous des masques différents, fait semblant de s’asseoir à la table des négociations de paix. Leyla, assise parmi ses dossiers, réfléchit :
« Si nous voulons vraiment la paix sur cette terre, nous devons d’abord nommer les incendies. Sinon, certains incendieront les villages, d’autres attiseront le feu avec leurs paroles. Et il ne nous restera que des cendres. »
Et à cet instant, le cri de l’enfant que sa mère a mis au monde dans la neige résonne à nouveau en Leyla. Cette fois, ce n’est pas un cri, mais un appel : il ne peut y avoir de paix sans confrontation. (Bianet)