PARIS – Le journaliste et écrivain kurde réfugié en France, Ercan Aktas* a écrit une série d’articles sur la pensée d’Abdullah Ocalan sous le titre d’« Une lecture d’Öcalan dans une perspective anarchiste ». Voici le quatrième article d’Ercan Aktas.
Le visage anarchiste de la modernité démocratique
« Tant que la société considère la femme comme une machine à procréer, une esclave domestique ou le complément de l’homme, la révolution restera inachevée. » — Emma Goldman
Murray Bookchin considère le capitalisme non seulement comme un système économique, mais comme une forme de civilisation hiérarchique qui instrumentalise la nature et les êtres humains. Selon lui, le capitalisme est la cause principale de la destruction écologique et de l’aliénation sociale(1). Peter Kropotkine soutient que le capitalisme contredit le principe de « l’entraide naturelle », en détruisant la solidarité sociale à travers la concurrence et l’avidité entre individus(2). Emma Goldman définit quant à elle le capitalisme comme un système d’exploitation qui vole le travailleur et comme une structure patriarcale qui opprime systématiquement les femmes et les populations marginalisées(3). Pour ces trois penseurs, le capitalisme est incompatible avec la liberté : c’est un système de domination qui détruit le potentiel humain et les relations éthiques avec la nature.
Pour Abdullah Öcalan, qui considère la modernité capitaliste comme l’apogée d’une civilisation hiérarchique vieille de cinq mille ans, « le capitalisme est hors de l’histoire ; il est immoral. Ce n’est ni une forme de société, ni une civilisation. Il n’est qu’un parasite »(4). La modernité capitaliste, au cœur de ses critiques depuis vingt-cinq ans, est un système qui écrase toutes les possibilités d’émancipation sociale, en privilégiant la croissance économique, le pouvoir centralisé et l’uniformisation sociale. Sa forme politique est l’État-nation. Partout dans le monde, l’État-nation agit comme un outil pour protéger les intérêts du capitalisme et réprimer la diversité sociale à travers les principes d’une seule langue, d’une seule nation, d’un seul drapeau. Par des fonctions telles que la collecte d’impôts, l’organisation militaire, la sécurisation de la propriété et la discipline du travail, il institutionnalise les relations de production capitalistes.
La famille patriarcale, le modèle national forgé à partir de celle-ci, et finalement la construction de l’État-nation ont produit des conséquences sociales et politiques majeures pour l’humanité. Les révolutions bourgeoises en Europe ont utilisé l’État-nation comme outil au service des intérêts de classe. Ces frontières n’ont pas été inclusives, mais ont reposé sur des principes d’exclusion et d’homogénéisation. En marginalisant les peuples, les travailleurs, les femmes et les personnes LGBTQ+ du champ social et politique, ces structures sont devenues des cimetières pour les identités et croyances(5).
En France, la construction nationale a assimilé de nombreuses identités locales, ethniques et linguistiques selon le principe : « une nation, une langue, une culture ». Ce processus s’est accéléré au XIXe siècle, notamment sous la Troisième République (après 1870). Parmi les identités réprimées figurent les Bretons, les Basques, les Occitans, les Alsaciens et les Corses. Les Basques et les Corses poursuivent encore aujourd’hui leur lutte collective contre cette assimilation. Bien que la France ait adopté un modèle de « nation civique », elle a produit une identité française homogène en réprimant la diversité culturelle et linguistique(6).
En Allemagne, la construction nationale — fondée sur le sang et l’origine ethnique — a été encore plus exclusive. L’État-nation allemand a été formé en 1871 par l’unification des principautés allemandes sous la direction de la Prusse. Une conception ethno-culturelle de la nation fondée sur une langue, une histoire et une culture communes a été promue. Des nationalistes romantiques comme Johann Gottlieb Fichte et Herder ont défini l’identité allemande à travers la nature, l’histoire et l’esprit du peuple (Volksgeist)(7).
Les modèles français et allemand sont devenus les deux grandes références dans la construction de l’Europe moderne. Mais ces processus ont été marqués par la répression et l’exclusion de nombreux peuples, langues et identités. Ils ont donné lieu à différentes formes de la violence inhérente à la logique de l’État-nation. C’est dans ce contexte qu’Ernest Renan déclara dans sa célèbre conférence de 1882 à la Sorbonne, « Qu’est-ce qu’une nation ? », que la nation n’est pas fondée sur l’ethnie ou la langue, mais sur une mémoire historique partagée et une volonté de vivre ensemble(8).
Par ailleurs, Mikhaïl Bakounine, penseur de l’anarchisme collectiviste, et Pierre-Joseph Proudhon, théoricien anarchiste français, ont défendu des formes fédératives d’autogestion populaire face au centralisme(9). Dans son Manifeste pour une civilisation démocratique en cinq volumes, Abdullah Öcalan identifie l’État-nation comme la cause principale de la crise de la modernité. Il le perçoit non seulement comme la forme politique de la modernité capitaliste, mais aussi comme un outil d’oppression qui réprime les peuples, les croyances, les femmes et la nature. Pour reprendre les mots de Proudhon : « L’essence de l’État est l’autorité et la tyrannie ; chaque fois que l’État surgit, la liberté disparaît »(10).
Dans cette œuvre, Öcalan analyse en détail les origines historiques de l’État-nation et ses liens avec le capitalisme. Le quatrième volume développe largement les fondements théoriques du paradigme de la nation démocratique comme alternative à la crise de l’État-nation. Le dernier volume, qui prolonge cette réflexion, annonce ce que l’on attend désormais comme un nouveau manifeste : Le Manifeste pour une société démocratique. Il ne vise pas seulement à remplacer Le Manifeste de la voie de la révolution kurde, mais à poser les bases d’une politique communaliste, post-étatique, radicalement démocratique et éthique.
Ercan Jan Aktaş est chercheur en sciences sociales, écrivain et militant. Ses travaux portent sur la paix sociale, la violence, le militarisme, le genre et l’objection de conscience. Il contribue à Yeni Özgür Politika, Yeni Yaşam et Bianet avec des articles, des interviews et des reportages approfondis sur l’actualité politique, les questions migratoires, la paix sociale et le genre. Il poursuit son travail universitaire, journalistique et militant en France.
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Références
1 – Murray Bookchin, L’Écologie de la liberté : Émergence et dissolution de la hiérarchie, AK Press, 2005.
2 – Pierre Kropotkine, L’Entraide : Un facteur de l’évolution, Penguin Classics, 2009.
3 – Emma Goldman, L’Anarchisme et autres essais, Dover Publications, 1969.
4 – Abdullah Öcalan, Civilisation capitaliste, in Manifeste pour une civilisation démocratique, volume 1, Aram Éditions, 2009.
5 – Benedict Anderson, Communautés imaginées : Réflexions sur l’origine et la diffusion du nationalisme, Éditions Metis, 1993.
6 – Ernest Renan, « Qu’est-ce qu’une nation ? », Conférence à la Sorbonne, 1882.
7 – Johann Gottlieb Fichte, Discours à la nation allemande, 1808.
8 – Isaiah Berlin, Herder et les Lumières, Princeton University Press, 1976.
9 – Mikhaïl Bakounine, Étatisme et Anarchie, Cambridge University Press, 1990.
10 – Pierre-Joseph Proudhon, Du principe fédératif, 1863.