PARIS – Le journaliste et écrivain kurde réfugié en France, Ercan Aktas* a écrit une série d’articles sur la pensée d’Abdullah Ocalan sous le titre d’« Une lecture d’Öcalan dans une perspective anarchiste ». Voici le cinquième et dernier article d’Ercan Aktas.
La construction de la révolution communaliste à travers l’expérience du Rojava
« La liberté, ce n’est pas seulement se libérer de la vie privée ; c’est apparaître et agir dans l’espace public. L’être humain ne devient libre que par la parole et l’action. » — Hannah Arendt
Les concepts fondamentaux développés par Abdullah Öcalan, tels que la “nation démocratique », le « confédéralisme démocratique », l’écologie sociale ou encore la perspective de libération des femmes, ne puisent pas seulement dans l’héritage marxiste-léniniste, mais également dans l’univers intellectuel anarchiste. Ces orientations reflètent une quête de liberté qui propose, face à la crise de la modernité capitaliste, un modèle alternatif d’organisation sociale basé sur l’autogestion locale, la démocratie directe et la représentation équitable entre les peuples.
Cependant, le paradigme d’Öcalan se distingue à plusieurs égards de l’anarchisme classique. Plutôt que de rejeter l’État catégoriquement, il propose une stratégie de dépassement ou d’extinction progressive. Il adopte une conception de la liberté fondée non sur l’individu, mais sur l’identité collective et la communauté historique. Sa position théorique croise à la fois la critique radicale de l’État chez Bakounine et la défense de la localité radicale chez Bookchin, mais ne s’y superpose pas entièrement, en raison de son contexte historique particulier : la réalité du Moyen-Orient, l’expérience du peuple kurde, et les formes de l’État colonial.
L’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie, apparue en 2012 dans le contexte de la guerre civile syrienne, ne constitue pas seulement une initiative d’autogestion régionale ; elle représente également l’expérience politique la plus aboutie du paradigme de la modernité démocratique développé par Öcalan(1). Cette expérience a été observée avec attention par de nombreux mouvements révolutionnaires et libertaires dans le monde(2). Les conseils locaux, les communes, les assemblées de femmes et les formes de gouvernance multiethniques ont été interprétés comme des expressions concrètes d’une vie sans État fondée sur la démocratie directe(3).
Le modèle d’autogestion au Rojava repose sur la participation directe de la population aux processus de prise de décision, en rupture avec les structures centralisées classiques ; à ce titre, il rejoint les principes d’organisation décentralisée imaginés par Bakounine et Bookchin(4). L’organisation sociale au Rojava s’appuie sur un système de conseils, allant des assemblées de quartier jusqu’aux districts et cantons(5). Ce système porte clairement l’empreinte des idées de Bookchin sur le « municipalisme libertaire » et le « confédéralisme communal »(6).
La représentation égale des femmes, les structures fondées sur la Jineolojî et la présence d’unités de défense féminines autonomes ne relèvent pas seulement d’une position féministe théorique, mais incarnent une pratique concrète visant à dépasser radicalement le patriarcat(7). Sur le plan économique, des efforts ont été entrepris pour développer des formes de production collective, fondées sur des coopératives, en dehors des logiques de marché(8) — ce qui rejoint les idées anarchistes de l’organisation sociale anticapitaliste.
Cependant, ces avancées se déroulent dans un contexte marqué par des conditions de guerre, un embargo sévère et des menaces permanentes, qui remettent en question la durabilité de cette expérience. L’expérience du Rojava ne saurait être comprise comme l’application pure et simple d’une utopie anarchiste, mais plutôt comme une pratique hybride et contextuelle, où les principes anarchistes sont réinterprétés à la lumière de réalités historiques et culturelles spécifiques.
Par exemple, la présence de structures militaires a été critiquée par certains milieux anarchistes comme une forme d’organisation du pouvoir assimilable à l’État. Or, cette réalité peut s’expliquer par la nécessité pour le Rojava de développer un mécanisme d’auto-défense pour préserver son existence. Par ailleurs, cette structure étant fortement influencée par les idées d’Öcalan et façonnée sous le leadership d’une figure charismatique, elle ne correspond pas toujours entièrement aux principes anti-autoritaires de l’anarchisme.
Malgré ces tensions, l’expérience politique du Rojava constitue un exemple puissant : elle montre que les peuples peuvent, aujourd’hui, construire des formes de vie participatives, égalitaires et émancipatrices. Elle ouvre un espace concret pour explorer les potentialités pratiques de l’anarchisme.
Dans le cadre de « la construction d’une économie communaliste et d’une société éthique-politique », le Rojava demeure un terrain d’expérimentation essentiel. La révolution communaliste qui s’y développe ne se limite pas aux structures politiques : elle implique aussi une refonte des relations économiques et sociales. La collectivisation de la propriété, la planification de la production selon les besoins sociaux et la mise en place de coopératives locales esquissent un modèle économique alternatif, en rupture avec la logique du marché capitaliste.
Les structures économiques dirigées par les femmes, fondées dans ce processus, brisent non seulement les structures sociales patriarcales, mais jettent aussi les bases d’une société éthique et politique nouvelle. La révolution du Rojava ne se contente pas de viser la disparition de l’État ; elle insiste sur le fait que les relations sociales qui le remplacent doivent elles aussi être émancipatrices. En ce sens, en référence explicite au communalisme de Murray Bookchin, l’objectif est un ordre politico-social dans lequel la population locale exerce un contrôle total sur sa propre vie par le biais des conseils municipaux et de l’autogestion démocratique.
Conclusion : Vers une nouvelle Internationale – À la recherche d’une union libertaire sans État
Dans cette perspective, la pensée d’Abdullah Öcalan offre à l’anarchisme à la fois une possibilité de relecture critique et une traduction concrète de ses idées en un modèle vécu par les peuples de l’Orient. Depuis l’horizon anarchiste, Öcalan apparaît comme un penseur politique singulier : il dépasse le fétichisme de l’État, analyse les formes de domination de manière multidimensionnelle et conçoit la pratique révolutionnaire non pas comme une simple prise de pouvoir, mais comme une transformation profonde de la vie. La modernité démocratique qu’il propose n’est pas tant une alternative à la théorie anarchiste qu’une radicale reconfiguration de celle-ci dans le contexte du Moyen-Orient. Cette relecture interroge la validité universelle du canon anarchiste tout en rappelant les potentialités d’une politique de liberté qui dépasse les carcans idéologiques étroits.
Tout au long de ce travail, nous avons tenté de rendre visibles les croisements théoriques et pratiques établis par Öcalan avec l’héritage anarchiste, en abordant comparativement son évolution intellectuelle autour des thèmes centraux comme l’État, le pouvoir, la modernité capitaliste, la libération des femmes et la démocratie directe. La démarche, structurée en cinq volets, montre une rupture radicale avec la tradition marxiste-léniniste classique et une dynamique de tension créatrice avec les théories anarchistes. Le fait qu’Öcalan conçoive l’État non seulement comme un instrument de domination de classe, mais aussi comme une structure de pouvoir enracinée dans l’histoire patriarcale et civilisationnelle, le rapproche des penseurs anarchistes tels que Bakounine, Kropotkine et Goldman. Néanmoins, sa recherche de solution ne s’appuie pas sur la destruction totale prônée par l’anarchisme classique, mais sur une reconstruction historique de nouvelles formes d’organisation sociale.
Le modèle de confédéralisme démocratique, incarné concrètement au Rojava, rend viable l’idée d’une société sans État mais organisée. Par ses principes d’autogestion locale, d’économie communale, de transformation sociale menée par les femmes et de vie écologique, il ravive les possibilités pratiques du projet anarchiste. Ainsi, la modernité démocratique n’est ni un dérivé de l’anarchisme classique ni un modèle en contradiction avec lui ; elle doit plutôt être lue comme une synthèse anti-autoritaire et libertaire, reconfigurée dans les conditions historiques du Moyen-Orient. Ce travail entend démontrer que la pensée politique d’Öcalan constitue une contribution théorique majeure non seulement pour le mouvement de libération kurde, mais aussi pour l’histoire de la pensée radicale mondiale.
Les multiples crises de la modernité capitaliste — destruction écologique, guerres, patriarcat, déplacements forcés et génocides culturels — révèlent chaque jour davantage la faillite structurelle du système mondial. Dans ce contexte, les stratégies révolutionnaires centrées sur l’État, héritées des XIXe et XXe siècles, montrent leurs limites historiques. Ni l’héritage autoritaire du socialisme réel ni les démocraties libérales vidées de toute substance ne répondent aux aspirations de liberté de l’humanité. Cette impasse historique appelle à une nouvelle perspective internationaliste : un réseau de solidarité radicalement démocratique, fondé sur la participation directe des peuples, la libération des femmes et une vie en harmonie avec la nature.
À ce stade, le paradigme de la modernité démocratique élaboré par Öcalan doit être relu à la lumière des pensées de Murray Bookchin (écologie sociale), Emma Goldman (féminisme libertaire), Peter Kropotkine (entraide mutuelle) et Mikhaïl Bakounine (fédéralisme anti-étatique), et enrichi selon les besoins du présent. L’expérience communaliste du Rojava montre que cette nouvelle Internationale peut être construite non seulement comme une idée, mais aussi comme une réalité. La nouvelle Internationale ne doit pas être une organisation centralisée ni une structure idéologiquement homogène ; elle doit au contraire reposer sur une union égalitaire, horizontale et plurielle des peuples, des croyances, des genres et des modes de vie.
Cet appel est la transformation d’un cri révolutionnaire — « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » — en un nouvel impératif : « Peuples, femmes, LGBTI+, opprimés et nature : réorganisez-vous ensemble ! ». La nouvelle Internationale ne s’élèvera pas sur les ruines des murs effondrés, mais sur les ponts que nous construirons ensemble.
Ercan Jan Aktaş est chercheur en sciences sociales, écrivain et militant. Ses travaux portent sur la paix sociale, la violence, le militarisme, le genre et l’objection de conscience. Il contribue à Yeni Özgür Politika, Yeni Yaşam et Bianet avec des articles, des interviews et des reportages approfondis sur l’actualité politique, les questions migratoires, la paix sociale et le genre. Il poursuit son travail universitaire, journalistique et militant en France.
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Références
1 – Murray Bookchin, La montée de l’urbanisation et le déclin de la citoyenneté, 1987.
2 – Janet Biehl, Écologie ou Catastrophe : La vie de Murray Bookchin, 2015.
3 – David Graeber et Andrej Grubačić, « Un petit vortex : Un avenir alternatif au Rojava », New Left Review, 2015.
4 – Dilar Dirik, Le Mouvement des femmes kurdes, Pluto Press, 2022.
5 – Thomas Schmidinger, La bataille pour les montagnes des Kurdes, 2019.
6 – Mikhaïl Bakounine, La Commune de Paris et l’idée de l’État, 1871.
7 – Janet Biehl, Bibliographie de Bookchin, 2015.
8 – Murray Bookchin, La Prochaine Révolution, 2015.