TURQUIE – « Je n’ai jamais vu des yeux aussi perçants que ceux de ces enfants », un soldat tuc qui a tué 3 fillettes kurdes-alévies lors du massacre de Dersim.
Le journal Agos a publié une lettre d’un soldat turc qui aurait participé au massacre des Kurdes-alévis de Dersim en 1937-38 et dans laquelle il évoque ses remords pour avoir tué des enfants innocents mais donne aussi des noms de ses supérieurs hiérarchiques.
« Nous avons éradiqué les graines des Arméniens, maintenant il ne reste plus que ces Kurdes et ces kizilbas. Si vous souhaitez que vos enfants vivent heureux dans ce pays, vous tuerez sans pitié. Le gouvernement, le président a donné l’ordre de raser cet endroit, de tout détruire. Je vous promets qu’aucun de vous ne sera poursuivi pour ce que vous ferez », le soldat cite un officier turc s’adressant aux soldats qui ne voulaient pas tuer les enfants et femmes kurdes – alévis lors du massacre de Dersim en 1938.
L’historien et sociologue turc Taner Akcam, auteur de plusieurs livres sur le génocide arménien, a publié une lettre qui aurait été écrite par un homme qui a servi dans la campagne militaire de 1937-1938 dans la province kurde de Dersim (rebaptisé en Tunceli par la suite).
Dans son article paru le 22 avril dans le journal arménien Agos, Akcam affirme que la lettre appartient à un certain Ali Oz, qui a servi comme sergent et garde du corps du général de l’armée et gouverneur du Dersim Abdullah Alpdogan, connu sous le nom de « Boucher du Dersim ».
La lettre, écrite le 17 décembre 1946 à un « ministre Sukru », apparemment à la machine à écrire, est susceptible de constituer un document sur les crimes contre l’humanité commis pendant la campagne qui fit 13 000 à 30 000 morts selon les chiffres officiels, et jusqu’à 70 000 selon d’autres sources.
Oz rappelle au « ministre Sukru » dans son introduction que le général Alpdogan l’avait auparavant référé au ministre après sa libération du service militaire, et que le ministre l’avait aidé à trouver un emploi dans une entreprise publique.
Il poursuit en déclarant qu’il a récemment dû suivre une thérapie psychologique en raison de ses sentiments de culpabilité pour les choses qu’il avait faites pendant la campagne Dersim, qu’à un moment donné, le médecin lui a demandé de remettre ses aveux par écrit, et qu’il a maintenant peur que les aveux tombent entre de mauvaises mains et conduisent à ses poursuites.
Une partie de la lettre où il raconte au ministre ce qu’il a avoué pendant la thérapie se lit comme suit :
« Tersemek était différent, mon pacha a reçu des informations de Tersemek. Des femmes et des enfants se cachaient dans un endroit escarpé près du ruisseau, et les troupes demandaient comment ils devaient procéder. Pacha a dit, tuez-les, brûlez-les tous. Le lieutenant a rapporté deux heures plus tard. Les soldats s’abstenaient de faire du mal aux enfants et ils ne se conformaient pas aux ordres. Pacha était furieux. Nous sommes partis avec un camion plein de soldats. Tout le monde s’est mis au garde-à-vous. Il [Pacha] a commencé à frapper le lieutenant et les soldats. Il a proféré des malédictions et a ordonné [aux soldats] de abattre tout le monde. Les enfants et les femmes sont venus en criant et en pleurant, ils embrasser les bottes du pacha. Tous étaient en haillons. Il [Pacha] les avait bâillonnés et leurs mains et pieds liés en haut.
(…)
[Pacha a ordonné :] Maintenant, je vous le dit soldats, ces graines de kizilbas [Alevi] sont toutes des bâtards de traîtres, ce sont les enfants bâtards des meurtriers de vos compagnons ; si on les laisse grandir, ils continueront à assassiner vos frères. Ils doivent être éradiqués. Nous avons éradiqué les graines des Arméniens, maintenant il ne reste plus que ces Kurdes et ces kizilbas [Kurdes alévis habitant essentiellement dans la région de Dersim]. Si vous souhaitez que vos enfants vivent heureux dans ce pays, vous tuerez sans pitié. Le gouvernement, le président a donné l’ordre de raser cet endroit, de tout détruire, je vous promets qu’aucun de vous ne sera poursuivi pour ce que vous ferez. »
Chaque soldat devait à tour de rôle en tuer quelques-uns. Il y eut un silence parmi les troupes. Le lieutenant reçut l’ordre d’en amener deux et de commencer. Deux enfants furent amenés. Il leur tira une balle dans la tête. Tous deux moururent sur le coup. C’était à son tour de tirer sur le troisième, Salih de Diyarbakir a dit au commandant qu’il ne pourrait pas le faire. « J’ai mes propres enfants, ces enfants sont innocents », a-t-il dit. « Vous êtes de votre race, n’est-ce pas ? » Pacha l’a insulté et lui a tiré une balle dans la tête. Il a dit que tous ceux qui ne se conformeraient pas à ses ordres partageraient le même sort. Les soldats ont commencé à tuer les enfants et les femmes.
Après chaque exécution, le pacha lui-même tirait sur les têtes pour s’assurer qu’ils étaient morts. Les troupes n’avaient d’autre choix que d’obéir. Il restait trois filles. Il m’a appelé pour continuer, a dit que c’était mon tour. Les enfants se sont prosternés (…). Je les ai regardés dans les yeux. Je les ai tués toutes les trois. Leurs yeux ont percé [mon coeur]. Je ne peux pas oublier leurs yeux. 70, 80 enfants et 30 femmes ont été exécutés ce jour-là. Tous ont été jetés dans la rivière Murat, la rivière est devenue rouge de leur sang. Beaucoup de soldats ont vomi. J’ai tué beaucoup de gens, je les ai brûlés, mais je n’ai jamais vu des yeux aussi perçants que ceux de ces gosses. » (Via Gerçek News)
Génocide de Dersim
Dersim était une région culturellement distincte du reste du Kurdistan, en partie en raison de facteurs écologiques et géographiques, en partie à cause d’une combinaison de particularités linguistiques et religieuses. Certaines des tribus parlaient le dialecte kurmanci, mais la plupart parlaient le dialecte zazakî. Tous étaient membres de la croyance hétérodoxe alévie, ce qui les séparait socialement des Kurdes sunnites vivant à l’est et au sud (parmi lesquels il y avait à la fois des Kurdes parlant le zazakî et des Kurdes parlant le kurmancî).
Dersim était, au milieu des années 1930, la dernière partie de la Turquie qui n’avait pas été placée sous le contrôle du gouvernement central. Les tribus kurdes de Dersim n’avaient jamais été soumises par aucun gouvernement précédent ; la seule loi qu’ils reconnaissaient était la loi tribale traditionnelle. Les chefs tribaux et les chefs religieux exerçaient une grande autorité sur les roturiers, qu’ils exploitaient souvent économiquement. Ils ne s’opposaient pas au gouvernement en tant que tel, tant qu’il n’intervenait pas trop dans leurs affaires. En fait, de nombreux chefs renforçaient leur position en établissant des relations étroites avec les militaires et les policiers affectés dans la région. Il y avait une tradition de refus de payer des impôts – mais il y avait peu de choses qui pouvaient être taxées, car la région était désespérément pauvre. Les jeunes hommes évitaient le service militaire quand ils le pouvaient, mais en 1935, une proportion considérable d’entre eux ont en fait servi dans l’armée turque.
La campagne militaire contre Dersim a été montée en réponse à un incident relativement mineur, et il semblerait que l’armée ait attendu un prétexte direct pour punir les tribus. Un jour de mars 1937, un pont stratégique en bois a été incendié et des lignes téléphoniques coupées. Seyid Riza et les tribus associées ont été suspectés. L’armée peut avoir cru que c’était le début de la rébellion attendue. Une source turque mentionne qu’il y avait à la même époque un autre incident mineur ailleurs au Kurdistan et suggère une coordination entre les nationalistes kurdes.
Les premières troupes, envoyées pour arrêter les suspects, ont été stoppées par des hommes armés. Les confrontations ont rapidement dégénéré. Lorsque les tribus refusèrent de livrer leurs chefs, une grande campagne fut lancée. Les opérations militaires pour soumettre la région ont duré tout au long de l’été 1937. En septembre, Seyyit Riza et ses plus proches associés se sont rendus, mais le printemps suivant, les opérations ont été reprises avec encore plus de force. Elles ont été d’une violence et d’une brutalité sans précédent.
Le nombre de personnes massacrées variait entre 12 000, selon les chiffres officiels, et 70 à 90 000 selon les habitants de Dersim. Plus de 10 000 personnes ont été déportées.
En 2008, le Parlement européen a organisé une conférence sur le génocide de Dersim. Et le comité de la conférence « Dersim 38 » s’est adressé à la Cour pénale internationale.
Des initiatives personnelles ont également été prises par des victimes du génocide de Dersim. Par exemple, Efo Bozkurt, qui a perdu toute sa famille dans le massacre, a déposé une plainte en justice pour «crimes contre l’humanité» en 2010, mais sa plainte a été rejetée.
Le procureur général d’Hozat a décidé d’abandonner les procédures le 18 février 2011. Il a été déclaré que « le droit pénal turc en vigueur au moment des incidents qui se seraient produits à Dersim en 1938 n’incluait pas le génocide et les crimes contre l’humanité imputés par la plaignante ». Il a en outre été dit dans la décision que les prétendus cas de décès devaient être qualifiés d’« homicides » et relevaient donc du délai de prescription.
Dans les années 2010, un journal turc pro-gouvernemental Yeni Şafak a publié un document de renseignement top secret révélant que Mustafa Kemal (Atatürk) avait rencontré le leader de Dersim Seyit Riza la veille de son exécution, disant à Riza qu’il serait épargné s’il « demandait pardon ». Seyit Riza a refusé et a été pendu avec 6 de ses camarades tôt le lendemain matin. Le document prouve que les condamnations à mort ont été décidées à l’avance et les potences préparées. Le document mentionne que Mustafa Kemal a dit à Seyit Riza que les habitants de Dersim sont des « Turcs du Khorasan » et que les corps de Seyit Riza et de ses amis ont été brûlés après avoir été exposés en public.
Des documents révèlent que l’exécution de Seyit Riza et de six autres personnes après les massacres de Dersim a été menée en toute connaissance de cause par Mustafa Kemal. Le journal a déjà publié des documents affirmant : « Atatürk a été empoisonné par [le Premier ministre] Ismet Inönü. » Selon le document, Seyit Riza a été emmené voir Mustafa Kemal la veille de son exécution et a refusé de demander pardon.
À la mi-avril 2015, des fouilles ont commencé à Dersim sur un site où 24 personnes, dont des femmes et des enfants, auraient été assassinées lors des massacres de 1938. Des restes humains, dont 8 crânes, ont été retrouvés hier le premier jour de fouilles dans un fosse commune dans le quartier Hozat de Dersim, où 24 personnes de deux familles ont été brûlées vives en 1938. Les exhumations, effectuées en présence du procureur, d’experts et de membres des familles, ont été les premières fouilles à Dersim, 77 ans après le massacre. (ANF)