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Au Kurdistan turc, le Newroz de la colère sur fond de fin de règne d’Erdogan

PARIS – La journaliste Mirelle Court était à Diyarbakir le 21 mars dernier, pour les célébrations du Nouvel-an kurde Newroz. Elle a déclaré que contrairement à la joie euphorique du Newroz des années précédentes, lors du Newroz 2023, il y avait de la colère et tristesse sur la place des célébrations d’Amed (Diyarbakir) au lendemain du séisme dévastateur du 6 février qui a frappé plusieurs régions kurdes, tandis que le régime turc est sur le point d’interdire le parti « pro-kurde » HDP à la veille des élections présidentielles et législatives turques du 14 mai 2023. Dans l’article ci-dessous, elle décrit l’ambiance pré-électorale au Kurdistan « turc ».

Au Kurdistan turc, le Newroz de la colère sur fond de fin de règne d’Erdogan

La fête de Newroz, le 21 mars, est un symbole identitaire très important pour les Kurdes. Elle est célébrée dans le monde entier par la diaspora, mais plus particulièrement au Sud-est de la Turquie, la région à majorité kurde. La fête a longtemps été interdite et réprimée par les différents gouvernements turcs, puisque dans l’idéologie kémaliste, les Kurdes étaient des « Turcs des montagnes » sans droit à leur langue ni à leur culture. La banderole qui accueillait les visiteurs à Diyarbakir, la capitale du Kurdistan de Turquie spécifiait bien « Un peuple, une langue, une culture », turques évidemment.

L’arrivée au pouvoir de Recep Tayyip Erdogan en 2003, qui a cherché, dans les premières années de son règne, à négocier avec le PKK et Abdullah Öcalan, son leader emprisonné, a assoupli les conditions de la célébration de Newroz : la fête a été autorisée, elle pouvait même être retransmise en direct. Cette accalmie a duré jusqu’au début de la guerre en Syrie et à la mise en place de l’AANES, l’administration autonome du nord et de l’est de la Syrie.

Les priorités de R. T. Erdogan changent alors drastiquement. La perspective d’un Kurdistan autonome sur le modèle du Kurdistan autonome d’Irak, qui pourrait même revendiquer une partie du territoire turc, le pousse à aider l’Organisation État Islamique, qui massacrait les Kurdes, et à construire un mur de 700 kilomètres tout le long de la frontière avec la Syrie. L’armée turque et ses supplétifs envahissent Al-Bab, puis, en janvier 2018, la province kurde syrienne d’Afrin et, en octobre 2019, les villes de Serêkaniyê et Tall-Abyad.

Dans le même temps, tous les maires kurdes élu-es démocratiquement (parfois avec 90% des voix) ont été destitué-es, les dirigeant-es du HDP emprisonné-es, ainsi que des milliers de militant-es de base. Newroz a continué à être autorisé, mais avec des restrictions et une présence policière écrasante : interdiction des couleurs kurdes même sur les robes des jeunes filles, interdiction des portraits d’Abdullah Öcalan, interdiction de toute référence au PKK et à son président emprisonné, la liste est longue.

Cette année, la fête s’est déroulée dans un contexte encore plus tendu et l’ambiance n’était plus à la fête, plutôt à la colère. Les deux tremblements de terre qui ont secoué la Turquie ont eu leur épicentre dans le sud-est du pays, où des villes majoritairement kurdes ont été pratiquement rayées de la carte, ainsi que dans la province d’Hatay, au sud-ouest du pays. Hatay, province syrienne cédée par le protectorat français à la Turquie en 1939, a la particularité d’être principalement peuplée de Kurdes et de membres de la communauté alévie. Deux minorités détestées par le parti sunnite de R.T. Erdogan, l’AKP.

Est-ce un hasard si les secours ont mis plusieurs jours à arriver, alors que les survivants tentaient d’extraire leurs proches des décombres à mains nues ? On peut en douter, surtout quand l’armée, habituellement appelée à la rescousse dans tous les pays du monde, et bien sûr aussi en Turquie, s’est contentée de bloquer les convois de solidarité du HDP [Parti démocratique des peuples, parti de gauche intégrant le mouvement national kurde] et de la société civile, sans tenter d’aider la population. Comme nous l’explique Ferit Aktepe, député HDP de Diyarbakir :

 

« Ils n’ont pas envoyé les soldats dans la zone du tremblement de terre parce que c’est une région kurde. En 2009 il y a eu un tremblement de terre dans l’ouest de la Turquie, ils ont envoyé les soldats immédiatement. Mais ils ne veulent pas que les soldats aident les Kurdes et qu’ils aient des relations humaines avec eux. Le HDP a été là bien avant les secours du gouvernement, et les gens nous ont remercié pour cela ».

 

 

À Adyaman, une ville proche de l’épicentre du séisme, rasée à 60% et inhabitable à 80% selon les ONG, les habitants nous montraient leurs immeubles transformés en sandwichs de béton, et nous disaient « il y a encore trois personnes sous ces décombres, au moins deux sous celui-là », un mois et demi après le séisme.

Colère aussi contre la corruption et les permis de construire de complaisance qui ont abouti à la mort de dizaines de milliers de Kurdes. Comme l’a souligné Mithat Sancar, co-président du HDP à la tribune de Newroz :

 

« Le gouvernement est responsable de la transformation de ces tremblements de terre en catastrophe majeure. Il est temps de se séparer d’eux. »

 

Le HDP menacé d’interdiction

La menace de l’interdiction du HDP va très probablement se concrétiser le 11 avril, à un mois de l’élection présidentielle du 14 mai 2023. Depuis décembre 2022, le HDP a d’ailleurs été privé de toutes les subventions accordées par l’État aux partis politiques, et s’est ainsi retrouvé dépossédé d’une grande partie de ses ressources.

Le HDP est depuis longtemps dans le collimateur de R. T. Erdogan : en 2015, il avait obtenu 14% des voix aux élections législatives, une performance qui avait coûté la majorité parlementaire à l’AKP et provoqué la fureur d’Erdogan. Refusant les résultats, celui-ci avait manœuvré pour que les élections soient annulées, créant un climat de guerre civile dans le pays pour effrayer la population et finalement récupérer la majorité au Parlement.

Cette année, pour résister à la menace pesant sur son existence même, le HDP a décidé de faire alliance avec Yesil Sol, un parti écologiste de gauche, dans le cadre des élections législatives et de ne pas présenter de candidat-e aux présidentielles, appelant de fait à voter pour le candidat de la coalition formée autour du CHP, le parti social-démocrate kémaliste.

Kemal Kiliçdaroglu n’était pas le mieux placé parmi les candidats potentiels à la présidentielle. Le maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, beaucoup plus charismatique et très populaire, semblait être le candidat naturel. R. T Erdogan ne s’y est pas trompé en le faisant poursuivre en justice pour « insultes envers des responsables de l’État » – Imamoglu avait traité « d’idiots » les membres du collège électoral. Il a été condamné à deux ans et sept mois de prison en décembre 2022, avec interdiction de présenter dans une campagne électorale, ce qui de fait l’empêche de se présenter à la présidentielle de mai 2023.

R. T. Erdogan n’a jamais digéré son élection à la mairie d’Istanbul, lui qui disait toujours « qui tient Istanbul, tient la Turquie ». Il avait d’ailleurs ordonné d’interminables comptages puis fait annuler l’élection, en vain. Au second scrutin, Imamoglu avait obtenu 780 000 voix de plus qu’au premier, avec le soutien actif du HDP qui, en 2016 déjà, n’avait pas présenté de candidat pour assurer la défaite de l’AKP.

Les enjeux de l’élection présidentielle

La coalition hétéroclite autour de Kiliçdaroglu, surnommée la table des six, n’est pas sans poser problème car elle comprend le Yiyi Parti (le Bon Parti) qui est en fait une scission du MHP (Parti d’action nationaliste, extrême droite, lié aux fameux « Loups gris ») qui, de son côté, s’est allié à l’AKP. Bien que farouchement opposé à une alliance avec un parti islamiste comme l’AKP, le Yiyi Parti est tout aussi farouchement anti kurde que ses anciens collègues du MHP. Les discussions entre le CHP et le HDP ont d’ailleurs bien failli provoquer le retrait de la dirigeante du Yiyi parti, Meral Akşener, mais le pragmatisme en termes de perspective électorale lui ont fait changer d’avis.

La personnalité même de Kemal Kiliçdaroglu ne va pas sans poser problème.  Il est issu d’une famille pauvre, kurde alévie, de Dersim dont le village a été brûlé pendant la grande campagne militaire turque de terre brûlée des années 90 (Dersim est renommée Tunceli par les Turcs après le massacre des Alevis de 1938). La famille a dû fuir la région, et bien qu’ayant toujours soutenu sans hésitation toutes les opérations antikurdes et les invasions du Rojava, ses origines peuvent le rendre suspect aux yeux des kémalistes et de certains sunnites. D’un autre côté, certains électeurs kurdes pourraient rechigner à donner leurs voix au président d’un parti, le CHP, qui a toujours nié leur droit à leur langue et à leur culture propre.

Toutefois, pour la première fois depuis son arrivée au pouvoir, Erdogan est sérieusement en danger. Sa gestion catastrophique de la crise humanitaire provoquée par les tremblements de terre a fortement entamé sa crédibilité, malgré les excuses qu’il s’est senti obligé de présenter à la population. Et ce n’est pas le seul boulet qu’il traîne : l’inflation sur les produits de base explose et la livre turque s’est effondrée, comme les immeubles construits récemment sans respecter les normes antisismiques en vigueur, corruption oblige.

L’ascension d’Erdogan s’était pourtant faite sur la base d’une critique virulente de la corruption et du non-respect des normes après le tremblement de terre meurtrier d’Izmit en 1999. Comble du cynisme, les habitants de Diyarbakir, forcés d’évacuer leurs immeubles récents fissurés et dangereux, continuaient à trouver dans leur boîte aux lettres la facture de « l’impôt spécial de prévention des séismes » créé en 2003, dont les millions de recettes ont visiblement servi à autre chose.

Il ne reste à Erdogan que peu d’options, face à des sondages plus que serrés et une conjoncture économique et humaine désastreuse. Il a choisi celle des cadeaux aux entreprises et aux particuliers, en offrant des réductions d’impôts et même des annulations de dettes. Il s’est également lancé dans la fuite en avant autoritaire, en envahissant le Rojava, en jouant sur le nationalisme et la question épineuse du départ d’une grande partie des réfugiés syriens qui seraient déportés de force. La dernière hypothèse, celle d’un coup d’État militaire, serait plus compliquée à mettre en œuvre. L’armée, bien qu’expurgée des gülenistes [partisans du mouvement de Fethullah Gülen], après le pseudo-coup d’Etat de juillet 2016, reste fondamentalement kémaliste.

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« Her der Newroz, Herdem Azadi » « Newroz partout, liberté partout » était le slogan de ce Newroz 2023.

Article publié initialement sur le site Contretemps