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Les Verbes Irréguliers

Keça Bênav* (en kurde, la fille sans nom) continue à nous faire part de ses anecdotes concernant l’apprentissage de la langue française…

C’était peu de temps après mon entrée clandestine en France. Je ne connaissais pas un mot de français. Une voisine m’a parlé des cours de français donnés dans une commune voisine dans le 93, ou le 9-3 pour les intimes… Nous étions une douzaine de femmes à suivre les cours d’alphabétisation, car la majorité des femmes parlaient le français mais ne savaient pas le lire ni l’écrire, ce qui n’était pas mon cas. Moi, je ne connaissais pas le français mais je savais lire et écrire. Les cours étaient donnés par un homme adorable qu’on appelait par son prénom : monsieur Henri.
 
Comme je n’étais pas officiellement en France et que mon cousin (celui qui sait tout mieux que tout le monde), chez qui j’habitais, m’avait dit de ne pas utiliser mon nom pour l’inscription aux cours de français et ensuite pour la signature quotidienne, car je devais faire une demande d’asile politique, et comme je ne savais pas la langue ni les lois en vigueur en France, et que, en plus, je ne pouvais pas savoir, étant une femme (en tout cas c’est ce que pensait mon cousin) ce qu’il fallait faire au niveau des démarches etc. lui, le chef de la famille (qui sait tout mieux que tout le monde), devait me conseiller et m’accompagner pour mes démarches administratives, mais comme il travaillait (oui, oui, il y a des étrangers vivant dans le 93 qui travaillent !) il n’avait pas le temps de venir avec moi.
 
En attendant qu’il ait un jour de disponible pour venir avec moi, alors que toute personne, entrée illégalement en France, ce qui était mon cas, est dans la clandestinité et doit se présenter à la préfecture de police de son domicile, moi, pour ne pas avoir de problèmes avec qui que ce soit, sur les conseils de mon cousin, j’ai utilisé le nom de jeune fille de sa femme. Le nom en question m’a valu quelques moqueries de la part de deux femmes, originaires de Turquie, qui suivaient les mêmes cours que moi et elles l’avaient dit à monsieur Henri. J’ai fini par avouer que ce n’était pas le mien et quelque temps après j’ai signé de mon propre nom, en outrepassant les recommandations de mon cousin. Heureusement que monsieur Henri ne se préoccupait pas de nos identités, il voulait avant tout que toutes ces femmes qui suivaient ses cours y réussissent, sinon, avec cette histoire de nom, j’aurai pu avoir des ennuis.
 
La majorité de ces femmes était originaire de l’Afrique du Nord et elles étaient presque toutes analphabètes et on passait le plus claire de notre temps à conjuguer les quelques verbes les plus utilisés : être, avoir, aller, manger, faire, apprendre, courir, boire, etc. apprendre leurs groupes : le groupes des verbes réguliers, celle des verbes irréguliers… Pour moi, la découverte des verbes réguliers et irréguliers était nouveau quelque chose d’étonnant et chaque fois qu’on disait tels verbes sont réguliers, tels autres sont irréguliers, je pensais à ma situation en France : personne étant entrée et vivant en France clandestinement et donc d’une façon irrégulière. Je pensais que ces verbes qu’on disait irréguliers étaient entrés dans la langue française par infraction, et que de ce fait, ils ne devaient pas être trop appréciés des français, un peu comme ces clandestins qui sont arrivés en France et qui y vivent d’une façon irrégulière qu’on appelle, dans le français courant, « les sans papiers ».

Aujourd’hui, je sais que les verbes irréguliers sont beaucoup plus difficiles à conjuguer par rapport aux verbes réguliers, même par les Français, et donc qu’ils ne sont pas trop aimés par ces derniers… un peu comme les gens qui sont dans une situation irrégulière. Mais qu’ils ne sont pas du tout entrés dans la langue française « par infraction », c’est qu’ils sont juste plus vieux que les verbes réguliers. C’est du moins ce que m’a dit une amie professeur de français. 
Je trouvais le rythme des cours trop long et monsieur Henri m’a dit que ces cours n’étaient pas adaptés à mon niveau, que je devais trouver autre chose de mieux pour avancer plus vite. Il m’a parlé de l’Alliance Française qui se trouvait à Paris et m’a donné l’adresse. Quelques jours après, je me suis rendue à l’accueil de ladite Alliance Française, me renseigner à propos de leurs cours et de leurs tarifs. Quand j’ai vu que leurs cours étaient beaucoup trop chers, pour moi qui n’avais pas de travail, qui avais juste de l’argent de poche, je suis repartie aussi sec, retrouver monsieur Henri et ses femmes … pour conjuguer des verbes… des verbes réguliers, des verbes irréguliers… des verbes de toutes les familles !

Keça Bênav / La fille sans nom (en kurde, Keç signifie « fille » et Bênav « sans nom »)
Paris, septembre 2007