Habitant une grande ville depuis mon exil du Kurdistan, je n’avais pas la chance de me réveiller chaque matin aux chants des oiseaux. J’avais un alarme à la sonnerie affreuse dont le bruit m’angoissait plus qu’il ne me réveillait … Mais, depuis qu’on nous a ordonné de rester confiné à la maison à cause de la pandémie du Covid – 19, j’ai balancé le réveil. Désormais, ce sont le couple de merles qui habitent dans notre cour qui me réveillent avec leurs chants du printemps alors qu’ils sont occupés à préparer leur nid pour l’arrivée de leurs petits.
Certains matins, je suis réveillée assez tôt et quand je n’entends pas les merles chanter, je m’inquiète et vais à la fenêtre voir s’ils sont bien là, en espérant les voir voltiger dans la haie rampante qui est devant chez moi où ils se posent très souvent et d’où ils nous observent.
Il y a 3 jours, de nouveau, je me suis réveillée sans leurs chants. Je suis allée à la fenêtre, chercher leur présence qui me rassure. Mais quelle ne fut pas ma surprise de voir une mésange voltiger autour de la haie ! On avait des mésanges, en plus des merles !
Cette épidémie du Covid 19, que beaucoup maudissent mais que moi, je considère comme un « message » salutaire destiné à l’humanité pour qu’elle arrête sa course folle la menant à sa perte, a fait que toute la famille est à la maison, les enfants sans école, ni d’autres activités périscolaires. Alors, j’apprécie enfin les matins ensoleillés du printemps où je ne suis pas obligée de courir réveiller les enfants dormant encore d’un sommeil profond et dont l’école est le cadet de leurs soucis… Au lieu de cela, je vais à la fenêtre, « saluer » le soleil qui me gratifie en retour de ses caresses chaudes qu’il pose sur mon visage.
Je ferme les yeux et soudain, je suis au Kurdistan, il y a des siècles de cela. Je pense à ceux qui accusent les Kurdes alévis et yézidis d’être les adorateurs du Diable ou du feu. Je pense au feu du Newroz (le nouvel-an kurde hérité du zoroastrisme), à la légende du Forgeron Kawa qui a terrassé Dehak, un roi assyrien cruel, dans les montagnes des Zagros, au fin fond du Kurdistan. Je pense à la tradition de garder le feu vivant H24 dans les cheminées de nos maisons en terre battue, nichées dans les montagnes. Je sens des larmes coulées sur mes joues… Il est temps d’ouvrir les yeux, non sans regret.
Je dois mettre fin à ce voyage. Sinon, il durerait une éternité. Oui, je dois revenir au présent car j’ai mes enfants et mes sœurs et frères qui m’ordonnent par millions d’écrire l’histoire de mon peuple martyr. Mais, le plus important encore, il y a cette petite fillette dont je porte l’ombre depuis mon premier jour sur cette terre. Cette fillette dont on a tué les rêves trop tôt. Elle me supplie depuis des années d’écrire l’histoire des vaincus, l’histoire de ceux qui n’ont pas droit au chapitre dans les livres d’Histoire. Ces vaincus à qui on a volé le destin d’hommes et femmes libres et à qui on a ordonné le silence à tout jamais.
J’ai mal à la gorge. J’avale ma salive. Tiens, ça a le goût de la galette fine salée qu’on cuisait sur le tôle posé sur un feu de branches séchées. Les enfants arrivent. Des rires et des cris remplissent la maison. Je deviens la mère. Mais la petite fille me chuchote à l’oreille: « N’oublie pas ta mission ! » Je lui promets que non, je la réaliserai, en volant du temps à mes enfants. Mais, j’ai la conscience tranquille. Mes enfants ont besoin de connaître l’histoire tragique de leurs ancêtres kurdes. Eux, mais aussi moi, on doit redécouvrir notre passé qu’on a voulu nous faire oublier alors qu’on nous interdit notre présent. Il y a une distribution théâtrale de bisous et de câlins. On jure même que bientôt ce sera enfin la revanche des vaincus !
Merci au coronavirus de m’être permis de connaitre ce moment charnière dans l’histoire de l’humanité. Je garde l’espoir qu’on est capable de créer un monde enfin digne de nous et de nos enfants. Un monde où les mots « guerre » et « armes » ne seront prononcés que dans des livres d’Histoire(s). Un monde où les mères seront enterrées, une fois vieilles, par leurs enfants et non pas l’inverse… Ce monde qu’on a refusé à mon peuple depuis si longtemps.
Je dois vous laisser car il est tard et je veux me coucher pour être à mon rendez-vous de demain matin.
Keça Bênav / La fille sans nom (en kurde, Bênav signifie « sans nom » et Keç « fille »)