« Nous devons manifester notre solidarité avec les Kurdes non seulement parce que nous avons une dette à leur égard, mais aussi parce que cette « générosité » est dans notre intérêt bien compris. Il s’agit des Kurdes, et du Rojava, mais il en va de la démocratie. »
Discussion sur les attaques turques contre le Rojava et ses conséquences pour le monde libre, avec Eric Fassin, sociologue et universitaire français. Par Engin Sustam.
Engin Sustam : Depuis plusieurs années, comme vous le savez après le printemps arabe, les régimes autoritaires se sont effondrés dans certains territoires au Moyen-Orient. Le lieu de ces soulèvements est devenu un champ de bataille par les groupes paramilitaires, le coup d’Etat où les Kurdes ont déclaré au Rojava « une révolution d’écologie sociale » basé sur un système de démocratie confédérale dans les zones autonomes à l’ombre des pays autoritaires. Cette révolution agit chez toutes les minorités proposant une condition sociale, politique, égalité entre les sexes, communale et identitaire au sein de la guerre en Syrie du Nord. Les Kurdes ont commencé à créer cette nouvelle utopie au sein de ce conflit identitaire-même et de la crise du capitalisme mondial. En revanche, cette région utopique est actuellement sous la menace des compromis des Etats colonialistes et des attaques des groupes paramilitaires du régime de violence. Du coup, notre question est, Comment analysez-vous cette transformation sociopolitique au sein du conflit ? Puis-je avoir votre avis sur la lutte d’émancipation des Kurdes ?
Eric Fassin : Je voudrais commencer par dire combien la nouvelle de la guerre lancée contre le Rojava, dans le prolongement de la répression contre les populations kurdes en Turquie, a pour moi, et pour beaucoup d’entre nous, une résonance tragique. Je cherche comment exprimer ma solidarité, alors même que je suis loin, à l’abri de cette violence terrible, et comment en parler, malgré mon ignorance de la région et de ses enjeux. Mais comment ne rien dire, comment rester silencieux, comment faire comme si cela ne me, ne nous concernait pas ? Je voudrais donc proposer, avec prudence et modestie, tant ma connaissance est limitée, quelques éléments d’analyse qui sont de simples hypothèses.
D’abord, même s’il y a une singularité de l’histoire kurde, aujourd’hui, ce qui se joue au Rojava est bien un enjeu international. Il ne s’agit pas seulement (même si, bien sûr, il s’agit aussi) de géopolitique. En réalité, j’en suis convaincu, c’est bien la dimension utopique de cette expérience politique que le régime turc tente d’écraser. En effet, les Kurdes ne sont pas seulement une minorité persécutée. Le Rojava propose depuis quelques années un laboratoire où s’inventent de nouvelles formes démocratiques, conjuguant féminisme et écologie dans le cadre d’une expérimentation inspirée par le municipalisme libertaire. C’est bien cela que l’offensive turque, avec en particulier la complicité des États-Unis de Donald Trump, vise à effacer.
Le Rojava pourrait donc bien devenir aussi, à l’inverse, un laboratoire de la répression. J’écris ces lignes depuis le Brésil : c’est un autre laboratoire du néolibéralisme autoritaire aujourd’hui. Ces réactions se multiplient un peu partout dans le monde, comme en ce moment au Chili qui en avait déjà été la première figure expérimentale en 1973, avec le coup d’État du général Pinochet. Nous vivons aujourd’hui ce que j’appelle un moment néofasciste du néolibéralisme. Je ne connais pas le Rojava, j’aimerais dire : pas encore. Mais je sais que cette expérience, et la tentative pour l’annihiler, me concernent et nous concernent toutes et tous car il en va de la démocratie.
E. S : Comment interpréter la Turquie d’aujourd’hui en dérive totalitaire avec ce régime autocrate d’Erdogan, qui est basé sur le nationalisme panturkiste, la mémoire du génocide arménien et l’exclusion de la société kurde ?
E. F : En Turquie, la question kurde ne date malheureusement pas d’aujourd’hui. Mais elle connaît une nouvelle actualité avec l’évolution autoritaire du régime d’Erdogan. Ce qui me frappe, c’est que tout n’était pas joué d’avance : il s’agit bien d’une dérive. Je ne suis pas un spécialiste de la Turquie, je l’ai déjà dit. Il me semble cependant qu’on peut évoquer un élément d’explication : il est devenu évident pour tout le monde que l’Union européenne n’est pas prête à s’ouvrir à la Turquie ; elle a claqué la porte au nez d’Erdogan. La dérive islamophobe de l’Europe éclaire ainsi la dérive nationaliste du régime turc, celle-ci se comprenant en réaction contre celle-là. La situation économique n’est pas bonne, et la vie devient de plus en plus difficile pour beaucoup ; la répression est une manière de fuite en avant, d’autant plus inquiétante qu’elle aggrave en retour la situation économique…
Or, non seulement l’Europe n’est plus en position de faire pression sur la Turquie pour imposer des exigences démocratiques, mais elle serait bien mal placée pour donner des leçons de démocratie : il suffit de songer, au sein même de l’Union, au cas de la Hongrie ou de la Pologne (pour ne prendre que ces exemples). C’est plutôt l’inverse : en sous-traitant à la Turquie une grande part de la « crise des réfugiés », l’Europe a donné à Erdogan le moyen de faire pression sur elle. Et si l’Union est prête à traiter aussi avec la Libye, c’est bien la preuve qu’elle peut tout accepter des pays qui lui servent de « murs » contre les réfugiés…
E. S : Quelles seront les conséquences d’une guerre de conquête mise en place par la Turquie contre les Kurdes ?
E. F : Je crois que c’est un nouvel ordre mondial qui pourrait bien être en train de se mettre en place avec le feu vert que Trump a de facto donné à Erdogan. En effet, même si les Kurdes peuvent, légitimement, avoir le sentiment que l’histoire se répète, et qu’une fois de plus les grandes puissances les utilisent avant de les abandonner à leur sort, cette lecture anti-impérialiste risque de passer à côté de la nouveauté de ce qui vient de se jouer. L’anti-terrorisme a défini les termes de la politique états-unienne depuis le 11 septembre 2001. Sacrifier les Kurdes, c’est aussi remettre en selle l’État islamique. Autrement dit, c’est un renversement complet de la logique qui domine le monde depuis deux décennies.
Le nouvel ordre qui semble se dessiner en conséquence repose sur le nationalisme souverainiste dont Trump est l’incarnation. Ce n’est pas l’impérialisme états-unien d’hier. Il n’est pas question, pour les États-Unis de Trump, d’envahir tel ou tel pays, comme à l’époque de Bush fils, avec les « faucons » néoconservateurs (malgré les gesticulations face à l’Iran ou la Corée du Nord, qui visaient à les contenter sans pour autant agir véritablement) ; il ne s’agit plus d’imposer un « regime change » ici ou là. Au contraire, il s’agit de concéder à d’autres régimes (non seulement à Erdogan mais aussi à Putin, ou encore à Netanyahu) des morceaux du monde. On voit se constituer ainsi une alliance entre de nouvelles « puissances de l’Axe » (comme au moment de la Seconde Guerre mondiale entre l’Allemagne nazie, l’Italie fasciste et le Japon nationaliste). Telle est la priorité : non plus l’anti-terrorisme, mais le front des pays autoritaires contre la démocratie.
E. S : Si vous me permettez, j’aimerais vous poser une autre question concernant la guerre d’Algérie et la question kurde. La question kurde qui est une question de colonisation mise en œuvre par quatre pays au Moyen-Orient et est devenu une question emblématique a l’échelle mondiale. D’ailleurs c’est en raison de la colonisation des territoires kurdes que le Rojava est également sous la menace du régime turc et syrien. En ce point, même si le contexte est différent, selon vous, Pourrait-on comparer la question kurde avec la question algérienne des années de la guerre en France ? Quels sont les éventuels points communs entre l’Algérie coloniale et le Kurdistan contemporain ?
E. F : Dans les deux cas, il s’agit de situations coloniales. Toutefois, toutes les formes de colonisation ne sont pas les mêmes. Ce qui caractérise l’histoire de l’Algérie, c’est d’abord une colonisation longue, ensuite la violence de la conquête et la violence de la décolonisation, et enfin l’importance du peuplement européen, qui s’est terminé, avec l’Indépendance, par une rupture complète et donc le rapatriement de la plupart des « Européens »… qui n’avaient jamais vécu en Europe. Le prix à payer pour cette histoire est très lourd pour l’Algérie, bien sûr ; mais il est considérable aussi pour la France : tout cela a contribué à définir dans notre pays la question raciale qui continue de miner la société et la politique. Ce n’est pas pour rien que Jean-Marie Le Pen a commencé sa trajectoire politique par la torture pendant la Guerre d’Algérie : le poids de l’extrême droite xénophobe et raciste aujourd’hui en France, c’est aussi le poids de ce passé. J’ajoute un dernier élément. La France s’est montrée d’une ingratitude éhontée à l’égard des Harkis, ces Algériens qui lui étaient restés fidèles pendant la Guerre d’Algérie, et qui ont dû fuir le pays au moment de l’Indépendance ; le traitement qui leur a été réservé en France aura été d’une brutalité indigne. Je laisse les connaisseurs de la question kurde juger des ressemblances et des différences avec cette histoire franco-algérienne…
E. S : Une dernière question : Avez-vous un appel vis à vis de la communauté internationale pour dénoncer cette invasion turque ? Y a-t-il une mesure qu’il vous paraîtrait urgent de prendre en faveur des Kurdes ? Si oui, laquelle ?
E. F : Bien sûr, il faut commencer par le rappeler, nous avons une dette collective à l’égard des Kurdes, qui ont combattu pour notre liberté ; les abandonner au régime d’Erdogan est donc une trahison. Mais il y a plus. C’est aussi notre liberté qui se joue au Rojava : d’un côté, la logique répressive s’aggrave partout, et ce qui arrive aux Kurdes pourrait bien être le laboratoire d’une violence d’État plus grande encore, un peu partout dans le monde ; d’un autre côté, c’est le laboratoire d’une expérience de démocratie radicale qui pourrait bien disparaître avec le Rojava. Autrement dit, nous devons manifester notre solidarité avec les Kurdes non seulement parce que nous avons une dette à leur égard, mais aussi parce que cette « générosité » est dans notre intérêt bien compris. Il s’agit des Kurdes, et du Rojava, mais il en va de la démocratie.
Entretien réalisé pour le journal Yeni Özgür Politika