ALLEMAGNE – Patrick Kroker est l’avocat responsable de la Syrie pour ECCHR, l’ONG qui ont saisi le parquet fédéral allemand avec l’organisation Syriens pour la vérité et la justice (STJ) contre les crimes commis par les gangs turco-jihadistes dans le canton kurde d’Afrin. Il a déclaré que le parquet fédéral pourrait ouvrir une enquête sur ce dossier.
Le 18 janvier dernier, les organisations de défense des droits humains, le Centre européen pour les droits constitutionnels et les droits de l’homme (ECCHR) et Les Syriens pour la vérité et la justice (STJ) ainsi que six victimes ont déposé une plainte pénale auprès du parquet fédéral allemand pour enquêter sur les crimes de guerre commis par les forces armées dans le canton kurde d’Afrin sous l’occupation de la Turquie depuis mars 2018.
Dans cet entretient accordé à l’agence ANF, l’avocat Patrick Kroker déclare que des crimes contre l’humanité avaient été commis à Afrin, critiquant le silence des procureurs quant aux poursuites contre les auteurs et ajoutant que le système judiciaire international restait aveugle aux crimes contre les Kurdes.
Voici l’interview de l’ANF :
Patrick Kroker est avocat à Berlin et travaille au Centre européen pour les droits constitutionnels et humains (ECCHR) dans le programme Crimes internationaux et responsabilité, où il est responsable du travail de l’ECCHR sur la Syrie.
Depuis 2018, des milices armées, soutenues par la Turquie, commettent des crimes relevant du droit international à Afrin, dans le nord de la Syrie. Pour lutter contre ces crimes, les organisations de défense des droits humains, le Centre européen pour les droits constitutionnels et humains (ECCHR) et Syriens pour la vérité et la justice (STJ), ont déposé une plainte pénale auprès du parquet fédéral allemand.
Il y a six ans, en janvier 2018, la Turquie et les milices armées alliées de l’Armée nationale syrienne (ANS ou SNA) ont commencé à bombarder la région d’Afrin dans le cadre de l’opération militaire dite du « Rameau d’Olivier ». L’offensive militaire a duré plus de deux mois et a entraîné le déplacement de plus de 300 000 civils, dont une majorité de Kurdes. Avec le soutien de la Turquie, les milices armées ont établi un régime arbitraire qui perdure encore aujourd’hui.
Depuis 2018, la Turquie et des militants salafistes soutenus par la Turquie occupent les régions d’Afrin. En raison de cette occupation, de nombreux crimes ont été commis contre la population d’Afrin. Y a-t-il eu des demandes/recours légaux pour poursuivre l’État turc et ses militants salafistes ?
À notre connaissance, il n’y a eu aucun recours légal pour poursuivre les auteurs de ces crimes à Afrin depuis l’opération militaire « Rameau d’Olivier » en 2018, ni les responsables turcs ni leurs milices alliées.
Le silence assourdissant des procureurs internationaux sur ces atrocités est l’une des raisons pour lesquelles nous avons déposé plainte , avec six survivants et nos partenaires Syriens pour la vérité et la justice. À notre avis, les violations contre la population majoritairement kurde d’Afrin comptent certainement parmi les crimes les plus graves commis en Syrie.
Jusqu’à présent, nous avons assisté à des enquêtes contre des groupes armés islamistes comme al-Nosra et Daesh, ainsi que contre des responsables du régime. Mais il existe un énorme fossé en ce qui concerne les crimes commis dans le nord de la Syrie, qui constituent le point aveugle de ces enquêtes. Nous pensons que c’est injuste et injustifié car des crimes contre l’humanité sont commis.
Pouvez-vous nous expliquer un peu comment se déroulera la procédure ?
Les autorités allemandes ont été les premières en Europe à ouvrir une « enquête structurelle » liée à la Syrie. Deux enquêtes structurelles sont en cours auprès du parquet fédéral allemand : la première, ouverte en septembre 2011, couvre les crimes commis par le régime d’Assad et l’autre, ouverte en août 2014, couvre essentiellement tous les autres acteurs armés non étatiques en Syrie, c’est donc une enquête très vaste.
La plainte pénale que nous avons déposée auprès du procureur fédéral le 18 janvier relèverait désormais de cette deuxième enquête structurelle. C’est une première étape. Nous ne pouvons pas enquêter en termes de droit pénal. Ce que nous faisons avec notre plainte pénale, c’est offrir des preuves au procureur fédéral et exiger une enquête. Nous espérons que le procureur acceptera ces preuves, commencera à interroger les témoins et analysera toutes les informations que nous avons soumises.
Dans la plainte, nous avons nommé six auteurs des quatre milices les plus notoires opérant dans la région sous l’égide de l’Armée nationale syrienne (SNA), à savoir la division Al-Hamza, Ahrar al-Sharqiya et la division Sultan Murad et la Brigade Suleiman Shah. Ainsi, s’ils sont en mesure d’identifier des auteurs spécifiques, ils pourraient – et nous pensons qu’ils devraient – ouvrir une enquête contre ces individus spécifiques. S’ils trouvent suffisamment de preuves contre eux, cela pourrait même conduire à des mandats d’arrêt contre eux. Ce serait notre espoir.
Il ne peut y avoir de procès par contumace du suspect en Allemagne. Mais avec un mandat d’arrêt international, ils peuvent au moins être arrêtés facilement, même s’ils voyagent vers des pays ayant conclu des traités d’assistance juridique et d’extradition avec l’Allemagne. Même si cela reste encore très incertain, le procureur fédéral allemand doit être vigilant et soit préparé à ce moment.
Pouvez-vous parler de votre accusation contre les forces turques et les militants salafistes qui leur sont affiliés ?
Dans notre plainte, nous nous concentrons sur les chefs des milices soutenues par la Turquie qui commettent systématiquement des atrocités dans la région d’Afrin depuis 2018, entraînant le déplacement généralisé de la population locale. Ils commettent ces crimes avec le soutien et la connaissance de la Turquie, mais les milices sont au centre de cette plainte. En effet, elles se déroulent dans la région kurde de Syrie et, selon nous, elles font également clairement partie des enquêtes structurelles en cours sur la « Syrie » qui, comme nous le savons, portent sur les crimes internationaux commis sur le territoire syrien.
De quels types de crimes exactement l’État turc est-il accusé ?
Les crimes commis par les milices soutenues par la Turquie à Afrin sont l’expulsion et le pillage systématiques de milliers de maisons et de champs agricoles de la population majoritairement kurde d’Afrin et des districts voisins. Les résidents sont illégalement arrêtés et détenus. Ils sont soumis à la torture, aux disparitions forcées et aux violences sexualisées. En imposant un régime arbitraire, les milices ont créé un climat de peur et de terreur qui a conduit au déplacement continu de la population kurde. Ces crimes internationaux, qui ont commencé avec l’invasion il y a six ans, se poursuivent encore aujourd’hui.