Les unités féminines kurdes syriennes (YPJ) ont publié un rapport documentant les féminicides commis en Turquie et au Kurdistan « turc » pendant le règne d’AKP, parti islamiste d’Erdogan, ajoutant que la meilleure forme d’autodéfense contre le système patriarcal misogyne est la force des femmes organisées.
Les YPJ ont utilisé les données provenant de deux sources différentes, les archives Anıt Sayaç (site en ligne comptabilisant les féminicides en Turquie) et la plateforme « Nous mettrons fin aux féminicides » (Kadın Cinayetlerini Durduracağız Platformu – KCDP).
Voici quelques extraites du rapport qui s’intitule « Maman, s’il te plait, ne meurs pas! – Féminicide en Turquie sous le régime de l’AKP »
« Maman, s’il te plait, ne meurs pas ! » Ce sont les mots d’une fillette de 10 ans le 18 août 2019, dans un café de la province de Krikkale. Sa mère, Emine Bulut, a été attaquée par son ex-mari avec un couteau devant les yeux. Emine Bulut est décédée peu de temps après à l’hôpital. Son cas est devenu célèbre parce que la scène a été filmée et diffusée sur les réseaux sociaux, mais en Turquie, chaque année, il y a des centaines de féminicides, et leur nombre ne cesse d’augmenter. Ici, nous utilisons le mot féminicide pour décrire le meurtre d’une femme pour la raison d’être une femme. Le terme féminicide inclut la responsabilité de l’État dans le contexte du massacre de femmes en tant qu’identité et secteur de la population.
Le graphique ci-dessus montre les données sur les féminicides selon deux sources différentes : les données de l’archive Anıt Sayaç sont présentées en rouge, tandis que les données de la plateforme « Nous mettrons fin aux féminicides » (KCDP) sont présentées en jaune. Précisons que jusqu’à l’année 2019, les données du KCDP sont unitaires alors que pour les années suivantes elles différencient, notamment les taux entre féminicides et décès suspects de femmes. Les données du graphique sont la somme des deux ; de plus, au moment de la rédaction, il est possible que les données pour l’année 2022 soient encore incomplètes
Selon une étude de 2023, qui analyse les féminicides commis sur le territoire de l’État turc de 2013 à 2021, l’auteur qui apparaît le plus fréquemment est « Mari + homme avec mariage religieux + ex-mari ». Dans cette étude, on peut lire : « Les résultats ont révélé qu’une augmentation du taux de chômage des femmes et une diminution du taux de chômage des hommes augmentent le nombre de féminicides ». Les politiques du gouvernement AKP des 20 dernières années ont explicitement visé à amener les femmes à se marier jeunes et à les pousser à avoir plusieurs enfants. Lorsque l’agresseur est dans la plupart des cas le mari ou l’ex-mari, exercer une pression psychologique sur les femmes pour qu’elles se marient signifie les mettre encore plus en danger. En outre, les efforts politiques visent à empêcher les femmes d’avoir un emploi en dehors du foyer, dans la mesure où les femmes qui travaillent sont accusées d’augmenter le chômage. Tout cela, si on le compare aux données de cette étude, nous fait comprendre comment le gouvernement AKP est parmi les causes infrastructurelles de ces féminicides.
Une autre des principales raisons pour lesquelles les féminicides augmentent de manière si drastique est que suite aux signalements de violences, les mesures de sécurité pour les victimes se font rares. (…)
La liste des cas pourrait s’allonger, mais ce qui est clair, c’est que, comme indiqué dans une déclaration conjointe de WWHR, Mor Çatı et Ca.Der « l’impunité est devenue la norme dans les crimes de violence contre les femmes et les abus sexuels ; les fonctionnaires, notamment les forces de l’ordre, adoptent une approche loin de soutenir les femmes qui luttent pour se protéger de la violence ; et que les mauvaises pratiques telles que le fait de décourager les femmes de porter plainte et les tentatives de réunir des femmes avec des hommes en leur infligeant des violences restent impunies et non sanctionnées. »
Même des organisations internationales comme Amnesty International déclarent: « Les victimes sont souvent découragées de signaler les infractions et les enquêtes sur les signalements de violence à l’égard des femmes manquent souvent de diligence. Ces attitudes expliquent en partie pourquoi de nombreuses femmes en Turquie confrontées à la violence prennent la décision de ne pas la signaler aux forces de l’ordre. Les lacunes du système de protection et d’ordonnances préventives sont particulièrement choquantes par le fait que des femmes sont tuées alors qu’elles font l’objet de telles ordonnances. » Il ressort clairement de ces données qu’une grande partie de l’augmentation des féminicides en Turquie est due au manque de volonté politique du gouvernement AKP de les empêcher. (…) »
Chacun de ces meurtres doit être analysé dans le contexte d’un désir de tuer des femmes en tant qu’entité politique, sociale, éthique
Nous aimerions analyser plus en détail ce manque de volonté politique. Nous avons déjà souligné comment le gouvernement AKP fait pression pour que les femmes n’aient pas d’emploi rémunéré, et comment l’absence de celui-ci affecte la probabilité d’être victimes de féminicides. Nous avons vu comment le gouvernement AKP pousse au mariage à un jeune âge et rend difficile pour les femmes d’avoir leur propre vie en dehors de la famille, et comment dans la plupart des cas, c’est le partenaire masculin qui commet un féminicide. Nous avons considéré que lorsque les femmes trouvent la force de dénoncer les violences qu’elles ont souvent subies, les dispositions de l’État ne sont pas appropriées et cela conduit également au féminicide. mais cette analyse n’est pas complète. Ce que nous voulons montrer ici, c’est que nous ne pouvons pas considérer les cas de féminicide comme de simples événements isolés, mais, dans un monde où le patriarcat est l’idéologie sous-jacente des institutions étatiques, le féminicide devient la forme extrême d’une guerre constante, parfois ouverte et parfois souterraine, contre les femmes et ce qu’elles représentent. Chacun de ces meurtres doit être analysé dans le contexte d’un désir de tuer des femmes en tant qu’entité politique, sociale, éthique ; et cela a pour but d’effacer les formes de société qui se construisent autour des femmes.
Depuis des milliers d’années, l’humanité a transmis son histoire ou promu des valeurs et des croyances à travers des histoires, des mythes, des légendes : en les analysant, nous pouvons trouver l’histoire de l’humanité et, dans celle-ci, notre propre histoire. Il existe un mythe qui représente le premier féminicide de l’histoire, le mythe de Tiamat et Marduk, que nous ne décrirons ici que brièvement. Tiamat est la grande déesse mère, comme Gaïa elle représente la vie et la nature, mais au fil des années, ses enfants deviennent jaloux et n’acceptent plus sa force. Ils la voient comme une créature sombre, et ils disent qu’elle crée une armée de monstres, et cette armée est décrite comme des animaux ou des éléments de la nature sur lesquels le monde patriarcal n’a aucun contrôle. Marduk se porte volontaire pour la grande guerre contre Tiamat. Dans la lutte Tiamat devient comme un serpent, et la description de la première attaque de Marduk ressemble beaucoup à un viol : « Quand Tiamat ouvrit grand la bouche pour le détruire, il y lança le Vent Maléfique, de sorte qu’elle ne put fermer les lèvres. Les vents furieux remplissaient son ventre. » Puis 3 flèches sont tirées, une touche le ventre, symbole de la force créatrice, une touche le cœur, symbole des sentiments et de la compréhension émotionnelle, et la troisième va détruire la tête, symbole de la pensée et du raisonnement. C’est ainsi que Tiamat est tuée, cette symbolique montre aujourd’hui que c’est ainsi que les femmes sont tuées dans le monde. Le mouvement des femmes kurdes parle du féminicide « comme une guerre globale et structurellement ancrée contre les femmes, à la fois dans les conflits armés et dans la vie quotidienne. Cette guerre se déroule tant sur le plan physique, militaire que sur le plan idéologique et psychologique » et nous, en tant que YPJ, sommes d’accord avec cette définition. Le gouvernement AKP mène également cette guerre explicitement en tuant physiquement des femmes, en particulier des femmes qui représentent une alternative à l’idéologie patriarcale, capitaliste et impérialiste qui forme les lignes directrices de ce gouvernement. Une véritable guerre, idéologique et psychologique, mais aussi physique et armée est menée contre les femmes qui luttent pour construire une société démocratique, écologique basée sur la liberté des femmes. Des femmes et des filles sont tuées non seulement dans le nord du Kurdistan, sous contrôle turc, mais aussi dans le nord et l’est du territoire syrien. Dans le prochain article, nous fournirons une liste de certaines de ces femmes qui ont été assassinées par le gouvernement AKP.
La meilleure forme d’autodéfense est liée à l’organisation: la force des femmes réside dans leur union
Cette guerre contre les femmes n’est pas seulement menée par le gouvernement AKP, mais par toutes les entités qui adhèrent à la même philosophie patriarcale, capitaliste et impérialiste. Maintenant, face à cette guerre qui se livre contre nous les femmes, il faut se défendre. Il nous faut résister et combattre, car les mêmes États-nations et puissances oppressives qui ont déclenché cette guerre ne s’arrêteront pas d’eux-mêmes. Il est nécessaire que nous, les femmes, nous battions car dans leur guerre contre nous, elles visent à détruire les valeurs d’une société démocratique et écologique. Avec chaque femme dans le monde tuée, une partie de nous tous est tuée. C’est aussi pour tout cela qu’en tant que YPJ nous avons décidé de prendre les armes, en tant qu’unité de défense des femmes. L’autodéfense n’est pas seulement une tâche militaire, mais une tâche sociale, mentale et émotionnelle, car les attaques que nous recevons sont de toutes sortes. La meilleure forme d’autodéfense est liée à l’organisation : la force des femmes réside dans leur union. C’est pourquoi des réseaux mondiaux tels que « les femmes tissent l’avenir » se créent.
Le rapport complet à lire ici: Mom, please don’t die! Feminicide in Turkey under AKP rule