KURDISTAN – Privés d’État et de droits, les Kurdes subissent également un génocide linguistique dans les 4 parties du Kurdistan (même si dans la région autonome kurde d’Irak, et depuis peu au Rojava, ils font revivre leur langue). Mais, malgré leur statut de colonisés, l’élite patriotique kurde s’est efforcée depuis un siècle à faire vivre la langue kurde qui fut interdite au milieu du XXème siècle.
L’intelligentsia kurde du début du XXe siècle, dans la dernière époque de l’Empire ottoman, se donne le devoir d’éduquer son peuple. Elle le considère comme un peuple endormi, inculte, à l’état animal. Il faut le réveiller, le sortir de sa torpeur. L’éveil, c’est l’éveil à la civilisation d’une part, l’éveil national d’autre part. [1] Cet éveil national pour accéder à la civilisation n’est possible qu’avec l’éducation. La langue devient ainsi une question cruciale. Cette vision que l’intelligentsia kurdes a du monde est bien lisible et visible dans la presse kurde de l’époque. [2] La langue n’est pas pensée ni comme source ni comme âme de la Nation. [3] C’est un outil pratique qui permet d’éduquer le peuple, de former la Nation pour accéder à l’Histoire et à la civilisation. Et pour parvenir à ces fins, la langue doit être renouvelée.
Plus tard, l’intelligentsia kurde exilée au Levant sous mandat français, qui a dû quitter la jeune République turque fondée après la fin de la Première Guerre Mondiale, se trouve devant l’impossibilité d’obtenir l’indépendance du Kurdistan, ou du moins une autonomie par la force. Elle perçoit le nouvel ordre régional du Moyen-Orient (avec la division du territoire kurde, la dispersion des intellectuels kurdes, la censure de l’identité kurde…) comme un nouveau défi pour l’identité kurde ou comme une « menace ». [4] En effet, les Kurdes n’ont pas obtenu un État qui puisse garantir la survie de la langue et de la Nation kurdes, à la différence de leurs voisins. Le danger est d’autant plus grand que la langue kurde et les autres éléments constitutifs de la kurdicité sont pris pour cible par les mesures du régime kémaliste en Turquie. [5] A partir de là, cette intelligentsia privilégie le travail sur la langue (la consolidation du sentiment de communauté kurde par la restauration de la langue, le développement de l’instruction en kurde et la renaissance de la littérature populaire comme une façon de nationaliser le folklore kurde) et la culture kurdes afin de créer les conditions nécessaires à un éventuel réveil de la conscience nationale parmi les Kurdes. C’est pourquoi, les périodiques, journaux et surtout revues, dirigés par l’intelligentsia kurde, sous la direction de Djeladet et Kamuran Bedr Khan, deviennent le lieu et le milieu de mémoire et de sauvegarde d’un trésor culturel qui risque de disparaître ; le but étant de permettre l’accès à la civilisation, la modernisation et la nationalisation de la société kurde, et de mettre en valeur la singularité de la kurdicité, à la façon herderienne, à travers surtout la langue – en tant que condition sine qua non de la « kurdicité consciente » [6] –, la littérature et les recueils folkloriques. [7]
- Première couverture de la revue Hawar
Après une longue période de silence, un mouvement politico-culturel kurde appelé « Doğuculuk », traduit en français par le terme d’ « Estisme », ou mouvement pour la « promotion de l’Est », émerge dans les années 1960 en Turquie. L’Est est, à cette période, avant tout défini non par sa situation géographique mais par sa situation ethno-démographique ; habité par des populations non assimilées à la turcité (appartenance à un groupe ethnique turc). En ce sens l’usage du terme est proprement un euphémisme pour éviter le mot kurde dont la simple prononciation résonne en Turquie comme une provocation délibérée. Ce mouvement se concentre principalement sur l’inégalité économique entre les régions kurdes (l’Est) et le reste de la Turquie, et attire l’attention sur l’ampleur de cette inégalité. Il considère que cette négligence consciente envers l’ « Est », en particulier dans le cas des politiques économiques menées par l’État, est voulue au nom de l’assimilation du peuple de l’ « Est » ; elle vise la démolition de la langue, des mœurs et des différences régionales du peuple de l’Est. Cet argument conjugue la critique des politiques assimilationnistes de l’État turc et l’appel à la reconnaissance des différences ethniques, culturelles et linguistiques kurdes. Or, la langue kurde est définie au sein de l’ « Estisme » comme composante de la situation « sous-développée » de l’ « Est » ainsi que
comme élément constructif et représentatif de la contestation et du
contre-discours kurde. [8]
À partir des années 1970, à l’époque où l’autonomisation de la politique kurde et, parallèlement, où la concrétisation de la question nationale kurde s’accélèrent, un homme politique charismatique kurde, le Dr. Şivan, passionné par l’histoire des mouvements de libération nationale anticolonialiste et dé-coloniale, définit la question kurde en Turquie comme une « contradiction nationale interne aux pays sous-développé », en partant d’un critère principal, l’existence de politiques d’assimilation et de négation culturelle. Selon lui, parmi toutes les formes d’oppression et d’exploitation nationale, l’assimilation est la forme « la plus barbare, méprisable et sauvage ». C’est pourquoi, le Dr. Sivan croit en la nécessité d’apprendre, de lire et d’écrire le kurde, la réalité que la langue étant un des éléments nécessaires à l’existence nationale. [9] Sa conception marxiste, ou plutôt stalinienne, de la langue, veut que celle-ci ne soit pas une superstructure et n’ait aucun caractère de classe. [10] Ainsi, dans le but de faciliter la lecture et l’écriture du kurde, puis de créer des conditions utiles pour que la langue, la littérature, l’art, le folklore et tous les sujets culturels puissent être traités et publiés en kurde, il appelle toutes les personnalités kurdes à apprendre à lire et à écrire le kurde, et à travailler à l’unification de la langue et de l’alphabet kurde. Pour lui, il s’agit d’un « devoir » que d’être kurde ou de le devenir. De ce fait, contester les politiques de négation et d’assimilation de l’État envers les Kurdes et combattre ces politiques d’État constitue la ligne idéologique principale dans les lieux et milieux influencés par les idées du Dr. Şivan. [11]
Pendant les années 1990, dans la nouvelle ère de la sphère kurde sous la forte influence du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan), un mouvement linguistico-littéraire kurde éclot aux seins des périodiques, qui sera à l’origine de la construction du champ littéraire kurde en Turquie. Ce mouvement est porté par une jeune « Génération de Lumière » (Nifşê Rewşenê). Se plaignant de l’indifférence des Kurdes envers leur langue, ce mouvement se penche sur la « psychologie des dominés » des Kurdes. Car la domination et l’assimilation de la culture et de la langue kurdes ont eu un effet d’aliénation et ont engendré un complexe d’infériorité chez les Kurdes, qui « se sont éloignés de l’esprit kurde ». Critique envers le PKK, ce mouvement souligne la force et le rôle de la langue dans le combat national pour mettre fin à la domination. En ce sens, selon cette génération, l’écriture en kurde est à la fois une façon de contribuer au combat du peuple kurde contre la domination, une façon de « décoloniser l’esprit », et une scène d’autocritique et de déconstruction. [12]
Dans la nouvelle atmosphère des années 2000, le mouvement kurde insiste sur les droits culturels, linguistiques et identitaires des Kurdes et leur reconnaissance. Par exemple, l’on peut voir dans les actes du 7ᵉ congrès du PKK, publiés en février 2000, l’annonce de la nouvelle politique du parti (par ailleurs légitimée par le contexte du processus d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne), en vertu de laquelle la langue et l’identité seront les nouvelles sources mobilisables en politique dans la sphère kurde du pays. Le TZP-Kurdî, un mouvement pour la langue et l’éducation en kurde (Tevgere ziman û perwerdeya kurdî) est fondé en 2006. Il a pour objectif de lutter en tant que mouvement organisé pour la cause de la langue kurde, son enseignement, et la prise de conscience linguistique chez les citoyen·nes kurdes, afin de lutter contre l’infériorité et l’humiliation qui découlent de l’assimilation. Un réseau s’est constitué dans le pays afin d’enseigner le kurde, de former les enseignant·es et de conduire les mobilisations. [13] Au-delà des cours-ateliers de l’enseignement du kurde dans ses centres, en collaboration avec les mairies pro-kurdes et ses diverses composantes, TZP-Kurdî organise de nombreuses conférences, des séminaires, des panels mais aussi des ateliers et des cours linguistiques dans les quartiers populaires des villes kurdes. Elle se charge également de toutes les affaires et des services en kurde des mairies pro-kurde.
Par le biais d’une de ses composantes, l’Association de Recherche et de Développement de la Langue Kurde (Kurdî-Der, Komelaya Lêkolîn û Pêşvebirina Zimanê Kurdî, 2006) – qui dispose de vingt-six centres dans toutes les grandes villes des régions kurdes (jusqu’à 2015-16) –, TZP-Kurdî se lance également dans une entreprise de collecte, afin de recueillir des chansons, des expressions, des mots, épopées, contes populaires. Cela, dans la perspective de pouvoir retrouver et valoriser les racines populaires et les formes culturelles d’existence du peuple kurde jusqu’ici cachées, enfouies, muettes dans la terre censurée. Les centres de Kurdî-Der préparent de nombreux projets de dictionnaires kurdes spécifiques aux différentes régions, des dictionnaires des expressions et des dictionnaires consacrés à l’économie, la géographie, les plantes, l’agriculture, le droit. Certains de ces travaux ont déjà été publiés soit par la mairie de Diyarbakır, soit par l’Institut Kurde d’Istanbul, l’Institut Kurde de Diyarbakır ou par d’autres éditeurs kurdes. Kurdî-Der est la première association de recherche et de développement de la langue kurde dans les régions kurdes en Turquie, qui a fait preuve de grandes capacités ethnographiques ou archéologiques. Elle a investi les sources folkloriques du peuple kurde et a donné ainsi naissance à un courant de recherche qui par la suite sera approfondi.
Il convient de souligner que ce mouvement linguistique est né au sein du nouveau mode organisationnel des années post 2000 du PKK [14], un complexe multi-niveau d’organisations politiques, sociales, culturelles, économiques, mais aussi militaires, et des organisations qui y sont affiliées. [15] Cet univers organisationnel du PKK est basé sur le confédéralisme démocratique, nation démocratique ou démocratie radicale d’Abdullah Öcalan, fortement influencée par le municipalisme libertaire. [16]