TURQUIE / BAKÛR – Malgré la lutte pour l’émancipation féminine couplée à celle de la libération nationale menée par les femmes kurdes, dans de nombreuses régions du Kurdistan colonisé, les femmes et les filles kurdes subissent la violence masculine et sont sujettes à des féminicides que certains qualifient de « crimes d’honneur » qui sont plutôt des « crimes d’horreur ». A cela s’ajoute, les violences étatiques turques qui ciblent les femmes kurdes afin de détruire le peuple kurde.
C’est dans ce climat de terreur ciblant les femmes kurdes que la journaliste et défenseur des droits humains, Nurcan Baysal a pris son stylo pour nous rappeler l’enfer masculin auquel on a condamné les femmes kurdes depuis si longtemps:
Le bonheur volé aux femmes
Il y a quelques jours, une jeune femme a été abattue dans la rue Sanat, dans la province de Diyarbakır [Amed], au sud-est de la Turquie. Melek Aslan, 24 ans, a été assassinée alors qu’elle était assise sur un banc dans la rue, par son frère Mustafa Aslan, qu’elle avait rencontré pour discuter. [On a parlé d’un crime d’honneur commis pour nettoyer l’honneur de la famille].
Nous avons appris l’histoire de Melek par les médias plus tard. Melek, qui vient d’un village voisin Adıyaman, est venue sur Diyarbakır pour étudier les mathématiques à l’université de Dicle. Pendant ses études à l’université, elle a rencontré Orhan Vatansever. Ils sont devenus amis et ont décidé de se marier.
Plus tard, Melek a subi des violences et des menaces de la part de Vatansever et a obtenu une ordonnance de restriction contre lui. Cependant, il a continué à poursuivre Melek et a envoyé des messages à sa famille disant que Melek était sur une mauvaise voie. Il a également menacé le frère de Melek, disant qu’il répandrait de telles rumeurs et des photos de Melek dans la province. Ensuite, le frère est venu à Diyarbakır pour voir sa soeur et l’a tuée.
Le frère de Melek, Aslan, a été arrêté et Vatansever a été détenu, probablement grâce à la réaction du public sur les réseaux sociaux.
L’histoire tragique de Melek me déchire le cœur, et celui de milliers d’autres personnes. Il y avait un sac à main, un cahier et deux livres laissés sur le banc après qu’elle ait rencontré son frère et ait été tuée. L’un des livres était Kinyas et Kayra, dans lequel elle a laissé un marque page en espérant pouvoir continuer à le lire plus tard. L’autre livre portait sur la diction et l’art de l’éloquence.
De toute évidence, Melek était une femme qui voulait étudier, s’améliorer et vivre sa vie comme elle le désirait. Je me suis mise involontairement à la place de Melek, en pensant à la façon dont elle avait lutté pour un peu de bonheur.
Est-ce le frère de Melek qui est le seul responsable du meurtre ? La misogynie dans la société, la conception déformée de l’honneur, l’esprit qui considère les femmes comme la propriété des hommes, le système patriarcal, le système juridique qui ne protège pas les femmes, le système éducatif qui ne met pas l’accent sur l’égalité des hommes et des femmes… Tous ont leur part [de responsabilité] dans cette histoire.
D’une part, les femmes ont des livres entre les mains, essayant de s’améliorer et de construire un avenir. D’autre part, elles ont des hommes violents. Il y a des programmes télévisés, des fatwas et des institutions dans ce pays qui blanchissent la violence masculine.
Chaque jour, des femmes sont tuées sur un banc, dans la rue, à la maison, devant leurs enfants, pour ce qui est supposé être de l’honneur, parce qu’elles veulent se séparer ou divorcer, parce qu’elles veulent un peu de liberté et de bonheur.
Une femme m’a dit cela il y a des années : nous sommes devenues l’épouse, la fille, la mère, l’amante de quelqu’un, mais nous ne pouvons pas être nous-mêmes [des femmes à part entière, sans qu’on les attache à un homme].
Ce pays ne nous permet pas d’être nous-mêmes. Ce pays n’aime pas les femmes. Ce pays ne veut pas de notre bonheur. Sachant que c’est trop lourd pour une personne, sachant que Melek ne pourra pas continuer à lire son livre, son histoire interrompue.
Alors que je terminais cet article, des informations sur Melek sur les réseaux sociaux ont attiré mon attention. Une note a été trouvée dans un appartement où Melek séjournait. La note se lisait ainsi : « Si quelque chose m’arrive, dis à mon père que je l’aime beaucoup. Parce que je n’ai jamais dit « je t’aime » à mon père ».
(…) Combien d’entre nous ont entendu leur père dire « Je t’aime ». Ainsi, les femmes de ce pays naissent sans amour et meurent sans être aimées. On ne peut pas ne pas se demander combien de femmes vont encore être tuées dans ce pays, combien de femmes ne feront pas entendre leur voix, combien de vies seront encore volées aux femmes ?