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Faut-il être Kurde pour s’indigner devant ce qui se passe au Rojava ?

Alors que la France pleure ses victimes du 13 novembre 2015, une citoyenne française soutenant les Kurdes du Rojava, massacrés et chassés de leurs terres en ce moment-même, crie son indignation devant l’inaction de la communauté internationale.
 
« Je ne suis pas kurde
 
Je n’ai jamais mis les pieds à Afrin ni au Rojava. Et même si mes amis kurdes disent de moi que je suis une Kurde d’origine française, mes liens avec eux sont avant tout des liens du cœur.
 
Je ne fais pas partie du plus grand peuple apatride au monde : plus de 40 millions de personnes sans Etat, sans droits et sans reconnaissance internationale.
 
Ni mes ancêtres ni moi n’avons vécu la promesse de l’Europe faite en vertu du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, d’un Etat kurde comme d’un Etat arménien dans le Traité de Sèvres en 1920. Je n’ai pas vu la fin du rêve d’un Kurdistan libre par le traité de Lausanne en 1923 ni la trahison de la promesse d’Atatürk d’une autonomie kurde au lendemain de la guerre contre la Grèce.
 
Je n’ai pas vécu l’éclatement de ma famille, de mes proches, de mes racines et de mon histoire sur quatre nouveaux Etats par la création de frontières fixées au gré des intérêts économiques européens qui sont pour les Kurdes autant de murs de Berlin.
 
Mon existence, mon histoire millénaire et mes hauts lieux historiques comme le village d’Hasankeyf vieux de 12 000 ans, n’ont pas été niés ou détruits.
 
Je n’ai pas été privée d’identité ni même de documents officiels prouvant mon existence ou appartenance à un Etat m’empêchant ainsi de circuler librement (300 000 Kurdes n’avaient pas de carte d’identité en Syrie).
 
Je n’ai jamais eu peur d’être emprisonnée quand je parlais dans ma langue maternelle. On ne m’a jamais interdit de l’enseigner à mes enfants.
 
Je ne suis pas persécutée depuis près d’un siècle et n’ai pas subi les nombreuses répressions turques dont celle de Dersim (1938) parce que j’étais Kurde ou alévie (entre 70 000 et 90 000 morts, 10 000 déplacés).
 
Je n’ai pas subi le génocide de l’Anfal (1988 – Saddam Hussein a tué 182 000 civils kurdes dont 5 000 gazés à Halabja).
 
Je n’ai pas subi une politique ordonnant le déplacement des Kurdes, leur interdisant l’accès à l’éducation, à la propriété et à l’emploi et les privant de leurs droits civiques (Plan Mohamed Taleb Hilal en Syrie – 1963).
 
Je n’ai pas peur en allant manifester ni des représailles contre ma famille ni des inconnus depuis que trois militantes kurdes féministes et ferventes laïques Sakine Cansiz, Fidan Doğan et Leyla Söylemez ont été assassinées en plein Paris par un Turc que la justice française sait, preuves à l’appui, être téléguidé par le MIT, le service secret turc.
 
Je n’ai pas perdu un de mes proches dans la guerre contre Daesh depuis 2014 comme presque toutes les familles kurdes de Syrie qui ont vu mourir 11 000 des leurs et revenir 23 000 blessés ou mutilés.
 
Alors oui, je ne suis pas kurde pour toutes ces raisons.
 
Au mieux je ne peux qu’imaginer ce que les Kurdes peuvent ressentir de cette nouvelle et ultime trahison des USA, puis de la Russie mais également de l’Europe qui les livre pour la troisième fois en trois ans, à la fureur d’Erdoğan et à ses supplétifs issus des rangs de Daesh ou d’al-Qaïda pour la plupart.
 
J’ai du mal à imaginer ce que les Kurdes peuvent ressentir en voyant le meurtre de Hevrin Khalaf, jeune femme de 35 ans, politicienne œuvrant pour un Moyen Orient laïque et démocratique, pacifiste et féministe, filmé et diffusé avec fierté par des membres de l’Armée Syrienne Libre, supplétifs islamistes de l’armée turque. Son corps disloqué au-delà de l’imaginable a été retrouvé avec des marques de viol, de lapidation et de tortures d’une extrême et rare violence. Hélas elle n’est pas la seule à avoir subi un tel acharnement.
 
Je ne peux imaginer ce qu’un peuple, dont 5000 des siens ont déjà été gazés, doit revivre quand tombent sur des civils innocents des bombes au phosphore pourtant interdites.
 
Mais tout ceci se passe si loin de chez nous n’est-ce pas ? Et pourtant, ce qui se passe là-bas nous concerne directement et aura un impact sur l’Europe qu’on le veuille ou non et certainement bien plus que sur la Russie et les Etats Unis pour qui tout ceci n’est que dommages collatéraux.
 
Parce que les Kurdes sont comme la communauté de l’anneau qui lutte contre le Mal qui s’étend partout sur la terre du Milieu. Ce mal qui se nourrit de la destruction qu’il provoque, ce mal que l’on nomme terrorisme islamiste et qui s’étend bien au-delà de l’Orient. Les Kurdes sont ce rempart qui nous protégeait au prix de leurs vies. Et au lieu de leur en être reconnaissant, nous les avons trahis une nouvelle fois. Pauvres fous que nous sommes !
 
Nous laissons désormais la voie libre au terrorisme pour s’étendre jusqu’en Europe. Car c‘est notre mode de vie qui est également menacé. C’est notre vision d’un monde libre laïque et démocratique qui est la cible de l’expansionnisme islamiste qui rêve d’un monde sous la charia. Et l’exception française est la cible idéale.
 
Les frontières turques sont perméables. Les liens entre Turquie et islamisme ont été maintes fois prouvés et le financement par la Turquie établi. Ce n’est certainement pas un hasard si Al Bagdadi, leader présumé de Daesh a pu circuler librement en Turquie et a été tué en zone sous contrôle turc. Erdoğan d’ailleurs utilise contre l’Europe exactement les mêmes armes que Daesh : utiliser nos peurs en semant la terreur ! Et que craint plus que tout l’Europe ? Que la Turquie ouvre ses frontières pour «submerger» l’Europe des 3,5 millions de réfugiés syriens qu’elle «accueille». Le fera-t-elle vraiment ? Rien n’est moins sûr. Avec discernement et pour alimenter nos peurs, elle distille régulièrement le doute en laissant échapper quelques vagues de migrants mais jamais trop. Car ne l’oublions pas, les réfugiés syriens sont nécessaires voire indispensables à Erdoğan pour changer la démographie du Kurdistan. Ils sont même la clé de voûte de son projet. D’ailleurs, la Turquie s’est vite trouvé un autre levier : les djihadistes de nationalité européenne.
 
Depuis toujours, la réponse à la question kurde d’Erdoğan qui ne rêve que de retrouver la splendeur de l’Empire ottoman, est et a toujours été la suivante :
 
1 – Éliminer toutes les forces armées de résistance kurde soit plus de 50 000 personnes.
 
2 – Changer la démographie du Kurdistan en l’arabisant avec les 3,5 millions de réfugiés
 
3 – Confier la gouvernance de la région aux « Syriens » qui ne sont ni plus ni moins que les djihadistes d’al Qaïda ou de Daesh que nous combattons et qui se sont réfugiés en Turquie.
 
C’est exactement ce qu’il fait déjà à Afrin et qui est connu de toute la communauté internationale !
 
Alors abandonner les kurdes pour qu’ils finissent massacrés ou entassés dans des camps, c’est bien plus que perdre notre humanité et nos valeurs, le sens de l’honneur et celui de la parole donnée.
 
C’est perdre tout ce qui construit une société pour aller vers le chaos ! J’attends autre chose de la France comme la très grande majorité des français, une autre vision des relations avec nos alliés à travers le monde, un autre choix de société. »
 
Christine Valain – Citoyenne française et membre de l’association humanitaire Soleil Rouge France – RojaSor
 
PS – Je dédie ce texte à Charb, à l’équipe de Charlie Hebdo ainsi qu’à tous ceux, Kurdes et autres, que le terrorisme islamiste a tués, pour qu’ils ne soient pas morts en vain.

Image : Zîn Kobanê (Suad Cimo), commandante des YPJ tombée le 13 octobre lors de combats contre l’invasion turque dans le village de Siluk, près de la ville frontalière de Girê Spî (Tal Abyad).