- Présentation du livre par son éditeur :
La bataille de Kobané et l’invasion turque d’Afrin ont attiré l’attention sur le Rojava, situé dans le nord de la Syrie. Pourquoi le Rojava a-t-il vaincu un ennemi puissant là où d’autres ont échoué ? Comment cette société fonctionne-t-elle ?
Le lecteur trouvera ici un ensemble d’informations, tant sur les aspects militaires qu’historiques, politiques, économiques, idéologiques ou géopolitiques. Cette présentation des multiples facettes du Rojava se fonde sur de nombreuses recherches documentaires, une enquête de terrain menée sur place par l’auteur et de nombreux entretiens avec des acteurs de la situation.
Cette révolution égalitaire, féministe, écologique et surtout démocratique, s’inventant au milieu de dictatures brutales, a pris des formes inattendues et originales qui peuvent alimenter la réflexion politique des progressistes du monde entier. Le projet politique des peuples du nord de la Syrie, en premier lieu les Kurdes, donne l’espoir de connaître un jour une Syrie démocratique, multiculturelle, multiconfessionnelle, en paix avec elle-même. Cette société nous influencera-t-elle à notre tour ?
« Gabar est mort en septembre 2017 à Raqqa, alors capitale de Daech sur le point de tomber. De son vrai nom Frédéric Demonchaux, il était parti une première fois en Syrie en 2016 pour combattre les djihadistes suite aux attentats du Bataclan. Ancien militaire de la légion étrangère, il avait alors intégré un bataillon spécialisé dans les combats en première ligne. Ainsi il participa aux entreprises militaires les plus risquées et les plus difficiles sur les lignes de front.
À la violence des affrontements s’ajoutaient le chaos, les problèmes d’approvisionnement, la barrière de la langue, les maladies, les faibles rations, mais rien n’entama la détermination de Gabar toujours fidèle au poste. Il développa une amitié particulière avec ses frères et sœurs de combat kurdes et en particulier avec le commandant de son unité. Puis ils furent envoyés pour combattre lors de la difficile et sanglante bataille de Manbij. Alors en première ligne, son unité fut presque encerclée. Les uns après les autres, les compagnons d’armes de Gabar étaient touchés jusqu’à ce que lui-même reçoive une balle dans le pied. Ils durent se replier et Gabar fut soigné en urgence. De peur que sa blessure n’empire par manque de soins efficaces, il rentra en France. Mais dès que Gabar fut de retour, il n’avait qu’une obsession, monter de nouveau au front. Il était en admiration totale vis-à-vis de ses camarades kurdes, et tout particulièrement de leur combat pour l’émancipation des femmes.
Cet ancien militaire français avait juré que « si les hommes de là-bas combattaient comme les femmes, la guerre serait gagnée à coup sûr ». Pour lui, il fallait qu’il y retourne afin de défendre ses amis kurdes, ce peuple qu’il aimait tellement et la société du Nord de la Syrie à tout prix. Il quitta sa famille pour un voyage sans retour.
Quand il retourna sur place, il fut envoyé à Raqqa. Lors de l’assaut d’un immeuble, lui et son équipe tombèrent dans une embuscade des djihadistes et il fut touché mortellement à la poitrine. Conformément à ses dernières volontés, il fut enterré sur place. Ainsi Gabar a rejoint les nombreux martyrs morts pour le Rojava.
Mais qu’est-ce qui peut bien avoir motivé Gabar, qui n’était pas politisé, qui n’était pas venu au départ pour la défense du peuple kurde mais pour lutter contre Daech, à mourir pour ce lieu qu’on appelle le Rojava ? De quoi s’agit-il ? Qu’est-ce qui pousse des dizaines de milliers de personnes à se mobiliser à travers le monde pour soutenir le Rojava ?
Il déchire les passions de gauche à droite. Tantôt montré du doigt comme une dictature communiste faux-nez d’Assad, tantôt désigné comme une démocratie libertaire sans État. Il peut être aussi dénigré comme pion de l’impérialisme américain, ou encore encensé comme principal obstacle à l’impérialisme turc et de l’OTAN. Il a été accusé par certains de pratiquer un nettoyage ethnique des plus violents contre les Arabes, là où d’autres voient en lui la plus grande démocratie multi-ethnique du Moyen-Orient. Tantôt regardé comme occupant, tantôt présenté comme libérateur, le Rojava gêne, il interroge, il questionne. La droite le voit comme un rempart à l’islamisme malgré ses inspirations communistes. La gauche le voit comme une révolution socialiste malgré des pratiques politiques qui remettent en cause ses traditionnelles analyses jacobines et de luttes de classes. Cela n’a pas empêché des députés, de la France insoumise au Front national, de s’indigner de l’invasion turque d’Afrin. Quelle étrange partie du monde qui déclenche à la fois la méfiance de tous et le soutien de la majeure partie de la classe politique de l’extrême gauche à l’extrême droite !
Cet OVNI a une histoire, des impératifs, des logiques et une idéologie qui lui sont propres. Il doit se battre sur tous les fronts avec des moyens dérisoires. Il doit à la fois faire face aux rebelles islamistes, à Daech, à l’État turc, à l’État iranien et à l’État syrien pour pouvoir survivre. Presque tous les États de la région veulent sa fin, et le plus rapidement possible. Pourtant il résiste avec une détermination sans faille et une volonté de fer.
Pour commencer, Le Rojava, ou Kurdistan syrien, est la région à majorité kurde de Syrie. Rojava signifie littéralement « soleil couchant » en langue kurde (kurmanji) qui peut se traduire par Kurdistan de l’Ouest. Il est l’une des quatre parties du Kurdistan avec celles situées en Irak, en Iran et en Turquie. Les Kurdes sont le plus grand peuple sans État au monde avec environ quarante millions d’individus, les Palestiniens sont, en comparaison, onze millions. Cette partie du Kurdistan est devenue autonome durant la guerre civile en Syrie.
Dans les médias, le Rojava est présenté presque uniquement sous son aspect militaire. Les puissances occidentales sont reconnaissantes des talents guerriers des Kurdes mais elles occultent ou ignorent le plus souvent un aspect essentiel du Rojava : son projet politique. Réduit-e-s au jeu des grandes puissances, les Kurdes n’ont que très peu d’alliés et de nombreux ennemis. Dans le passé, ils ont souvent servi de mercenaires aux différents empires. Aujourd’hui, ils cherchent à rompre avec cette tradition.
En début d’année 2018, les feux des projecteurs ont été braqués sur la région d’Afrin où l’armée turque et ses mercenaires se sont lancé dans une campagne de nettoyage ethnique. L’invasion de ce canton du Rojava a conduit à un massacre de plusieurs centaines de civils, au pillage de la région entière par des mercenaires à la solde des autorités turques, à la chasse aux yézidis et aux chrétiens, à la fuite de centaines de milliers d’habitant-e-s, aux viols de nombreuses femmes, au remplacement des populations kurdes par des Arabes, le plus souvent choisis parmi les familles de combattants islamistes, et à l’instauration d’une société fondée sur la charia.
Bien qu’une résistance acharnée ait été menée, cette expérience a montré que le Rojava est en danger face à l’appétit des dictateurs régionaux. Il est donc vital que le grand public s’intéresse à cette région où la menace d’un génocide est réelle.
J’ai écrit ce livre suite à un travail de longue haleine sur la question syrienne et kurde, assorti d’un voyage sur place d’un mois. J’ai voulu connaître le mieux possible la situation et les aspirations qu’elles cachent de part et d’autre. J’ai écrit de nombreux articles sur la situation au Moyen-Orient et en particulier sur le Rojava. Il m’a semblé judicieux de partager le résultat de ces travaux dans un livre. Il ne s’agit pas d’une étude universitaire, ni d’un exercice de style. Mes recherches veulent contribuer modestement à la construction d’un édifice plus large qu’est cette révolution en cours.
Mon voyage et mes études sur le terrain m’ont amené à avoir une connaissance générale sur le sujet qui touche les questions humanitaires, politiques, pratiques du Rojava. Peu de personnes y ont accès et c’est pour cela que je les rends aujourd’hui publiques dans ce livre. Toutes mes études ainsi que mon voyage ont été financés de manière indépendante. Seuls, moi-même et mon compagnon de voyage, Jean-Pierre Decorps, avons contribué financièrement à nos activités mutuelles sur la question. Nous n’avons pas été entravés dans nos recherches.
La révolution du Rojava porte en elle les formes d’une nouvelle politique possible pour le Moyen-Orient empêtré dans des guerres perpétuelles. Le Rojava redéfinit la politique avec ses réalisations allant à l’encontre de toutes les pratiques courantes au Moyen-Orient : système multi-ethnique contre nationalisme, multiconfessionnalisme contre confessionnalisme, féminisme contre patriarcat, écologie contre industrialisme, paix contre guerre. La politique révolutionnaire appliquée dépasse, par certains aspects, l’Occident par son modernisme. C’est peut-être là le cœur de mon sujet. Ainsi il s’agit de repenser notre réalité face à la leur et décentrer nos pensées pour les projeter sur une région du monde que l’on pourrait bien un jour imiter car le cœur de leur critique théorique n’est pas sans rappeler les changements opérés en Europe autour de la construction des États-nations.
Les crises du Moyen-Orient sont largement liées à l’importation du système politique de l’État-nation, lequel cherche perpétuellement à mieux uniformiser pour mieux contrôler les populations sous sa coupe. Ces crises traversent également l’Europe et certains peuples se soulèvent comme les Catalans contre l’État espagnol. Les crises du Moyen-Orient reflètent notamment celles de notre partie du système-monde. Mais plus simplement les enjeux que sont l’émancipation des femmes et des minorités sont aussi au centre des conflits de notre modernité.
L’enjeu devient même géopolitique quand des puissances internationales jouent un rôle de premier plan dans le maintien du Rojava, en premier lieu la France. Cette dernière joue un rôle crucial dans la région et l’implication de plus en plus grande de troupes spéciales sur place est un facteur clé. Bien sûr la France agit ainsi en fonction de ses intérêts stratégiques du moment.
La situation humanitaire aussi est marquante, pourtant elle est complètement ignorée et peu traitée. J’ai vu sur place une très grande pauvreté, une situation difficile en particulier dans le domaine de la santé où tout manque et où les gens sont en grande difficulté physique et morale. Malgré cela ils restent dignes et chaleureux. Le manque de soutien international depuis des années est aussi l’un des obstacles à surmonter dans une région sous embargo et en guerre.
La réalité du Rojava nous concerne profondément, que cela soit par l’implication des grandes puissances, la réalité du système mis en place, sa situation humanitaire ou la pensée émancipatrice qui s’en dégage. Nous plonger au cœur de la bataille qui anime le Rojava, c’est pénétrer au cœur des préoccupations de notre monde. » Raphael Lebrujah
A lire le livre, « Comprendre le Rojava dans la guerre civile syrienne », de Raphael Lebrujah.
Il est publié aux Éditions du Croquant.
https://www.amazon.fr/guerre-civile-syrienne-comprendre-Rojava/dp/2365121756