« Pouvoir tenir leurs cadavres, les embrasser, c’est autre chose. Cela doit être un sentiment spécial de serrer leurs corps sans vie, de les envoyer pour leur dernier voyage. (…) Je pense que le fait d’avoir une tombe doit permettre une fermeture, le sentiment de savoir qu’ils se reposent ici. En partageant vos problèmes avec eux, en les laissant aller et en pleurant pendant des heures, ce sont des choses que nous n’avons pas pu expérimenter. (…) Dans les débats sur les disparitions forcées, les gens affirment parfois qu’ils ne se soucient pas de ce qui leur arrive après leur mort, que le lieu où ils sont placés n’a pas d’importance. Mais c’est important : il est important que leurs proches aient une tombe à visiter.(…) »
Ces mots appartiennent à Zeynep, une femme kurde dont le mari a été victime des disparitions forcées en Turquie dans les années 1990. Ses paroles figurent dans un rapport intitulé « Tenir la photo », publié en 2014 par le Centre de la justice pour la vérité, l’un des premiers efforts visant à mettre l’accent sur les épouses des disparus (…).
Ce rapport, que j’ai lu à maintes reprises, porte sur les épouses laissées par les victimes de disparitions forcées dans les années 90, dont la plupart étaient des hommes. Cela illustre ce que signifie être mariée avec les disparus. Comment ces femmes ont-elles pu rester debout après avoir été veuves et laissées avec de jeunes enfants à s’en occuper, comment elles ont cherché leurs maris et leurs proches disparus, si elles étaient capables de les chercher, comment elles se débrouillaient, le prix qu’elles ont payé … Comment elles ont fait face à toutes leurs émotions non résolues …
En tant que personne qui a perdu des êtres chers, même s’ils n’étaient pas des parents proches, dans les années 90, j’ai appris au fil du temps que les mots ne pouvaient jamais décrire correctement les personnes disparues. Dans les années 90, notre jeunesse était accompagnée par le chagrin dans les yeux de ceux qui avaient perdu leurs proches. Ceux qui ne voulaient pas accepter les condoléances, qui continuaient à chercher, apportaient des pelles avec eux alors qu’ils fouillaient des rivières et des montagnes …
Le temps passe, mais tout dans la maison reste inchangé, de sorte que tout leur sera familier s’ils reviennent. Les enfants grandissent, les personnes âgées s’éloignent, mais votre vie reste figée à ce moment-là. Votre vie est purgatoire. Vous arrivez au point où tout ce que vous voulez est un morceau d’os.
C’est ce que Nazê a dit à mon bon ami Tahir Elçi et moi-même lorsque nous l’avons accueillie à notre retour de Bruxelles à Diyarbakır en mai 2014. Parlant de son mari Hükmet Şimşek et de son beau-père Hamdo şimşek, disparus de force en 1993 « Pour tous les meurtres non résolus, nous voulons des excuses, et un paquet d’os. » Nazê n’a pas trouvé les os de ses proches, ni reçu des excuses du gouvernement. Après que Tahir, un avocat kurde des droits de l’homme, se soit joint à la liste des victimes de meurtres non résolus, elle a perdu tout espoir dans ce pays et ne veut plus jamais mettre les pieds sur ce sol.
Un autre couple qui me tient à cœur, deux charmantes soeurs, Yeşim et Derya, sont venues de Norvège avec des pelles à l’été 2014 pour chercher les os de leur père. Elles avaient parlé aux villageois locaux pour déterminer les endroits où se trouvaient probablement les restes de leur père, et après avoir renoncé à croire au gouvernement turc, elles creusaient elles-mêmes quand je les rencontrais. « Il n’y a pas de fin à ce sol que vous creusez », dis-je à Yeşim. Yeşim a répondu : « Il est difficile de vivre de cette façon. Au cours des vingt dernières années, il n’y a pas eu un jour où nous n’avons pas pensé à notre père. »
« Nous avons toujours pensé qu’il pourrait être en vie, qu’il pourrait revenir un jour. Si nous trouvons ses os et le reposons dans un endroit agréable, il se reposera en paix et nous nous reposerons bien. Pouvez-vous croire au bonheur que nous obtenons des os de nos défunts ? Nous trouverons tellement de bonheur si nous pouvons trouver ses os… » Elle a également abandonné tout espoir pour ce pays.
Bien que personne ne veuille en parler, au cours des trois dernières années, de nouveaux os ont été ajoutés aux os des années 90. Bien que personne ne parle, n’écrit ou ne les reconnaisse, il y a des tombes sans nom et numérotées dans le cimetière des enfants de Cizre. Bien que trois ans se soient écoulés, les propriétaires des os anonymes n’ont pas été identifiés. Gaziantep, Erzurum, Diyarbakır … dans le sud-ouest de la Turquie, des mères attendent à l’extérieur des installations médico-légales une mèche de cheveux appartenant à leurs enfants portés disparus.
J’ai rencontré une de ces mères, originaire d’Eskişehir, il y a deux ans à Cizre. Elle cherchait une trace de son fils qui lui avait parlé pour la dernière fois au téléphone pour dire : «Je vais soutenir les gens de Cizre dans leur lutte.» S’il était mort, elle voulait ses os. Les gens n’ont ni entendu les suppliques de cette mère, ni d’autres mères, ni ne veulent les entendre.
Ce pays abrite des milliers de personnes qui attendent depuis des semaines, voire des années, une poignée d’os. Pendant les 700 semaines du samedi, les mères se sont réunies tous les samedis au centre d’Istanbul pour faire entendre leur voix dans l’espoir de retrouver les os de leurs enfants, de leurs conjoints, de leurs mères et de leurs pères. Pendant 700 semaines, leurs protestations comblent le vide laissé par les corps disparus de leurs proches.
Les proches des personnes disparues pendant la guerre qui dure depuis trois ans subissent trop de pression pour pouvoir organiser cette manifestation. Les corps de leurs proches sont ignorés, réduits à néant. Pour l’instant, ils sont inexistants, invisibles, à ne pas voir ou entendre. Ni les médias pro-gouvernementaux ni ceux de l’opposition ne reconnaissent ces mères. Ignorer ces mères à la recherche d’un morceau de leurs enfants et de ces corps perdus est une question de commodité. Toute personne qui touche le disparu est brûlée. Et pourtant, ces corps, ces os nous chuchotent. Parfois, ils chuchotent au cimetière des enfants de Cizre, parfois sous un nouveau manoir construit à Sur, parfois à l’embouchure d’une grue à Nusaybin …
Dans une vidéo préparée pour la 700ème semaine, Sabriye Maltu, une mère du samedi, Sabriye Maltu a déclaré : « S’ils sont morts, nous voulons leurs os. C’est tout. »
C’est tout !
Nurcan Baysal
Via Ahval