PARIS – Le journaliste et écrivain kurde réfugié en France, Ercan Aktas* a écrit une série d’articles sur la pensée d’Abdullah Ocalan sous le titre d’« Une lecture d’Öcalan dans une perspective anarchiste ». Voici le premier article d’Ercan Aktas.
I – La révolution : avec ou sans État ?
Introduction
Reposant sur un héritage intellectuel anti-étatique et remettant en question la hiérarchie et l’autorité, la pensée anarchiste a, tout au long de l’histoire, développé des alternatives radicales aux structures de pouvoir centralisé et aux dispositifs de coercition(1). Dans ce cadre théorique, les concepts de « nation démocratique » et de « confédéralisme démocratique » développés ces dernières années par Abdullah Öcalan suscitent un intérêt croissant dans la littérature anarchiste(2). Les critiques qu’Öcalan formule à l’égard de l’État, du pouvoir, de la hiérarchie et des relations entre l’humain et la nature acquièrent une nouvelle orientation, notamment sous l’influence intellectuelle de Murray Bookchin(3). Cet article vise à analyser les points de convergence entre la pensée d’Öcalan et la théorie anarchiste, ainsi que les chemins originaux qu’il emprunte.
Au sein de la pensée révolutionnaire du XIXe siècle, les débats entre Mikhaïl Bakounine (1814–1876) et Karl Marx (1818–1883), deux contemporains, éclairent les lignes de rupture entre les traditions
« L’État, par sa nature, est autoritaire ; dès qu’il existe, la liberté devient impossible. » — Mikhaïl Bakounine anarchiste et marxiste(4). Tous deux ont centré leur pensée sur la lutte contre l’exploitation capitaliste, mais ont divergé profondément quant aux méthodes et aux finalités de cette lutte. Marx considérait qu’un État ouvrier, dirigé par le prolétariat, était une étape historique nécessaire vers une société sans classes(5). Bakounine, en revanche, percevait toute forme d’État — bourgeois ou prolétarien — comme un outil de reproduction de l’autorité et de la domination(6). Il s’est opposé au centralisme et à l’avant-gardisme du parti, affirmant que même une dictature du prolétariat, dite “temporaire », engendrerait une nouvelle classe dominante.
L’une des critiques fondamentales de Bakounine envers Marx portait sur le déterminisme historique et la conception autoritaire du socialisme(7). Alors que le matérialisme historique de Marx proposait une trajectoire inévitable de l’évolution sociale fondée sur le développement des forces productives, Bakounine défendait une révolution fondée sur la liberté et la volonté humaine, construite à partir de la base, par des assemblées populaires et des structures collectives locales(8). Selon lui, une transformation sociale ne pouvait être réalisée que par une participation directe du peuple, sans autorité centrale. Ces débats incarnent non seulement une divergence idéologique entre deux penseurs, mais aussi une opposition stratégique et éthique sur les fondements mêmes des mouvements révolutionnaires modernes.
Marx « a gagné », Bakounine « a perdu »
Le conflit au sein de la Première Internationale (1864–1876) a culminé avec l’expulsion de Bakounine et de la tendance anarchiste par Marx au Congrès de La Haye en 1872(9). Ce conflit idéologique et stratégique entre Marx et Bakounine a profondément influencé l’avenir des mouvements révolutionnaires. Lors de ce congrès, Marx proposa de transférer le siège de l’Internationale de Londres à New York, une manœuvre interprétée comme une tentative de centralisation du pouvoir. Bakounine et son camarade James Guillaume furent alors exclus, officiellement pour “indiscipline organisationnelle” et “conspiration secrète”(10).
La ligne marxiste donna naissance à la Deuxième Internationale et, plus tard, au socialisme de type soviétique sous Lénine. En revanche, la pensée de Bakounine continua à vivre à travers les mouvements anarchistes, autonomes et d’action directe(11). Dès 1872, la Première Internationale se divisa de facto : les anarchistes organisèrent leur propre Congrès anti-autoritaire à Saint-Imier(12).
La pensée d’Öcalan, pour qui “l’État est l’une des inventions les plus dangereuses de l’histoire de l’humanité ; c’est la cristallisation du monopole du pouvoir”(13), fait écho à ce débat historique. Son concept de “démocratie sans État” peut être lu comme une actualisation, au cœur du Rojava, du conflit idéologique de La Haye entre Marx et Bakounine(14). Tandis que Marx y défendait la dictature du prolétariat et le rôle central d’un parti, Bakounine plaidait pour une transformation sociale fondée sur les assemblées populaires, les structures de base et le rejet de toute centralisation.
La critique radicale d’Öcalan vis-à-vis de l’État se traduit par une proposition de structuration politique horizontale et pluraliste fondée sur la participation directe du peuple. Après 2012, les structures d’autogestion mises en place au Rojava — communes, assemblées, conseils de femmes et unités de défense populaire — constituent une réalisation concrète du rêve de Bakounine : une organisation sociale sans État.
Bien qu’Öcalan ne cite pas explicitement Bakounine, il ravive en pratique cette ligne de pensée marginalisée, en explorant les possibilités d’une politique non étatique face aux États coloniaux-modernistes du Moyen-Orient. L’expérience du Rojava peut être interprétée comme une tentative de créer une alternative au socialisme autoritaire et centralisé, basée sur l’auto-organisation populaire. Ainsi, la ligne de Bakounine, longtemps perçue comme vaincue, trouve une nouvelle vie dans une des régions les plus complexes du monde, au sein d’un tissu social multiethnique, multilingue et multiconfessionnel. Le paradigme d’Öcalan incarne la résurgence de la veine anarchiste réprimée à La Haye, en réponse aux États coloniaux du Moyen-Orient(15).
Ercan Jan Aktaş est chercheur en sciences sociales, écrivain et militant. Ses travaux portent sur la paix sociale, la violence, le militarisme, le genre et l’objection de conscience. Il contribue à Yeni Özgür Politika, Yeni Yaşam et Bianet avec des articles, des interviews et des reportages approfondis sur l’actualité politique, les questions migratoires, la paix sociale et le genre. Il poursuit son travail universitaire, journalistique et militant en France.
******************************
Références
1 – Peter Marshall, Demanding the Impossible: A History of Anarchism, HarperCollins, 1992.
2 – Thomas Jeffrey Miley, « Abdullah Öcalan and the Post-Statist Political Imagination », Globalizations, 2022.
3 – Abdullah Öcalan, Manifeste pour une civilisation démocratique, volume 1, Aram Aram Éditions, 2009.
4 – George Woodcock, Anarchism: A History of Libertarian Ideas and Movements, Penguin, 1986.
5 – Karl Marx, La guerre civile en France, 1871.
6 – Mikhaïl Bakounine, Étatisme et Anarchie, 1873.
7 – Paul McLaughlin, Mikhail Bakunin: The Philosophical Basis of His Anarchism, Algora, 2002.
8 – Daniel Guérin, L’Anarchisme, de la théorie à la pratique, Monthly Review Press, 1970.
9 – Wolfgang Eckhardt, The First Socialist Schism: Bakunin vs. Marx in the International Workingmen’s Association, PM Press, 2016.
10 – Robert Graham, We Do Not Fear Anarchy – We Invoke It, AK Press, 2015.
11 – David Graeber, Fragments of an Anarchist Anthropology, Prickly Paradigm Press, 2004.
12 – René Berthier, Bakounine et Marx : Alliances et ruptures, Éditions du Monde libertaire, 2009.
13 – Abdullah Öcalan, Le Système des Civilisations I : L’État, Aram Aram Éditions, 2001.
14 – Dilar Dirik, The Kurdish Women’s Movement: History, Theory, Practice, Pluto Press, 2022.
15 – Joost Jongerden, « Rethinking Politics and Democracy in the Middle East: The Kurdish Case in Syria », Ethnicities, 2019.