TURQUIE / BAKUR – Entre 19 et 26 décembre 1978, plus de 500 Kurdes alévis ont été tués et des centaines d’autres blessés lors d’un pogrom planifié par le pouvoir à Maraş (kurde: Gurgum). Après cette tuerie, des dizaines de milliers de Kurdes alévis ont fuit la région tandis que les rescapés du massacre de Maras n’ont toujours pas obtenu justice après 44 ans de lutte face au pouvoir turc qui refuse de reconnaître officiellement ce pogrom.
En décembre 1978, des paramilitaires turcs de droite ont massacré des Kurdes alevis dans la ville de Maraş (kurde: Gurgum). Pendant des jours, une foule fasciste a marché dans la ville avec des slogans comme « Celui qui tue un Alévi ira au paradis ». Des maisons et des magasins d’Alévis et des « gauchistes », qui étaient auparavant marqués d’une croix, ont été pris d’assaut, des magasins détruits et des femmes violées. L’État turc n’est pas intervenu pendant des jours et a plutôt regardé le massacre. Selon des chiffres officiels, 111 personnes sont mortes dans les attaques, mais les témoins de l’époque parlent de plus de 1 000 personnes massacrées. Il n’y a toujours pas de monument commémoratif du massacre de Maras désormais presque exclusivement habité par des Turcs sunnites.
Voici un article écrit par le journaliste britannique Steve Sweeney qui avait interviewé en décembre 2018 le président de la Fédération Alevi britannique Israfil Erbil sur ce pogrom que le gouvernement turc préférerait qu’on oublie :
Seulement un mois sépare la conférence de fondation du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) en novembre 1978 et les événements connus sous le nom de massacre de Maras, lorsque les islamistes et les fascistes turcs (Loups gris) ont commencé une semaine de tueries qui a laissé plus de 100 Kurdes alevis assassiné et tant d’autres blessés.
C’est l’une des taches les plus brutales et sanglantes de l’histoire de la Turquie. Les atrocités qui ont eu lieu dans la ville turque de Maras entre le 19 et le 26 décembre 1978 ont laissé de profondes cicatrices à la communauté kurde-alévie, et sans que personne ne soit tenu pour responsable, la quête de justice se poursuit jusqu’à aujourd’hui.
Beaucoup ont affirmé qu’il existe un lien entre la montée des mouvements kurdes, alévis et révolutionnaires et le massacre planifié par l’État qui a eu lieu à Maras. Les cibles de ces assassinats étaient des Kurdes, des alévis et des révolutionnaires. Les données officielles font état de 111 personnes tuées, bien que d’autres avancent le nombre de 500 tués.
Des centaines de bâtiments ont été attaqués et incendiés pendant le massacre, notamment les bureaux de la Confédération des syndicats progressistes de Turquie (Disk), le bâtiment du syndicat enseignant et les bureaux du Parti républicain du peuple (CHP).
À l’époque, environ 80% de la population de Maras était kurde – alévie – le deuxième groupe de croyance en importance en Turquie. Socialement progressistes et attirés par la politique de gauche et révolutionnaire, ils étaient considérés comme une menace pour l’unité de la République turque et avaient défié les tentatives des autorités d’assimiler les groupes minoritaires, cherchant à maintenir leur culture, leurs croyances et leur mode de vie.
La discrimination contre les Alévis a été inscrite dans la constitution turque de 1925 qui les a empêchés de construire des lieu de culte alévis (Cemevi, littéralement « maison de cem »).
La province de Maras abritait autrefois une importante population arménienne qui a souffert pendant le génocide qui a eu lieu aux mains de l’empire ottoman entre 1915 et 1923. C’était un massacre orchestré par l’État qui a vu l’extermination systématique de 1,5 million d’Arméniens.
La ville de Zeitoun – maintenant connue sous le nom de Suleymanli – a offert une résistance farouche aux nombreuses tentatives des Ottomans de les placer sous le contrôle du gouvernement, qui comprenaient l’incendie de villages et le peuplement des environs avec des musulmans. Ils devaient être punis lors du nettoyage ethnique des Arméniens, dont beaucoup ont été tués et déportés.
Les Kurdes alévis ont une longue histoire de persécution en Turquie. Le contrecoup qui a suivi le soulèvement de Kocgiri en 1919-1921 a vu des centaines de Kurdes alévis tués et de nombreux autres forcés dans les montagnes. Le massacre de Dersim en 1938 a vu le bombardement et la tentative d’anéantissement de la population et quelques mois plus tard, le massacre d’une centaine Kurdes alévis dans les villages d’Erzincan.
Huit Kurdes alévis ont été tués et au moins 100 autres blessés lors du massacre de Malatya (une ville kurde de l’est de la Turquie) en avril 1978, période pendant laquelle des mosquées ont été utilisées par des nationalistes turcs pour encourager les attaques contre les alévis après l’assassinat du maire.
Ils ont réveillé le sentiment anti-alévi en proclamant: «Nous perdons notre religion. Ils mettent des bombes dans les mosquées.» Environ 20 000 personnes se sont rassemblées dans la ville pour attaquer les Alévis.
En septembre précédant le massacre de Maras, la ville de Sivas a vu des musulmans et des nationalistes turcs tuer 12 Alevis et 200 blessés avec des centaines de maisons et de bâtiments attaqués dans le quartier d’Alibaba.
De nombreux témoins et rescapés du massacre de Maras affirment qu’il a été planifié puis dissimulé par l’État. Des documents secrets ont révélé l’implication des services secrets turcs (MIT) – y compris un parent du dirigeant des Loups gris Alparslan Turkes – et il y a des allégations persistantes selon lesquelles la CIA a aidé à planifier le massacre, avec Alexander Peck, l’agent nommé dans les dossiers du gouvernement.
Quelque 804 personnes ont fait l’objet d’enquêtes pour leur rôle dans les massacres et ont reçu ce qui a été décrit comme des peines en grande partie symboliques, bien qu’elles aient été libérées en avril 1991. Les 68 personnes qui ont joué un rôle de premier plan dans le pogrom n’ont jamais été arrêtées ni enquêtées.
L’ancien maire de Maras Ahmet Uncu, qui a fait l’objet d’une enquête par les autorités, devait par la suite devenir député d’extrême droite et a été traité comme un témoin des événements plutôt que comme un auteur.
Le 26 décembre 1978, la loi martiale a été décrétées à Istanbul, Ankara, Adana, Kahramanmaras, Gaziantep, Elazig, Bingol, Erzurum, Erzincan, Kars, Malatya, Sivas et Urfa. C’est cette série d’événements qui a ouvert la porte au coup d’État militaire de 1980 au cours duquel des milliers de gauchistes, de révolutionnaires et de syndicalistes ont été emprisonnés, torturés et disparus.
Le massacre de Maras a commencé après qu’une bombe sonore a été lancée dans un cinéma fréquenté par la droite le 19 décembre. La responsabilité a été rapidement attribuée aux Alevis, «communistes et gauchistes», bien que l’on pense que l’appareil ait été planté par un agent de police provocateur pour déclencher la folie meurtrière.
La violence a empiré après que les enseignants de gauche Haci Colak et Mustafa Yuzbasioglu ont été assassinés sur le chemin du retour du travail le 21 décembre. Leurs funérailles ont été suivies par plus de 5 000 personnes, mais les nationalistes turcs et les extrémistes islamistes ont continué à attiser les tensions affirmant que «les communistes vont bombarder la mosquée et massacrer nos frères musulmans.»
Le président de la Fédération Alevi britannique (BAF) Israfil Erbil, qui n’avait que six ans au moment du massacre de Maras, a expliqué que les mosquées étaient utilisées pour attiser la haine des Alevis.
«Des milliers de personnes sont venues à Maras en criant Allahu Akbar. Ces personnes étaient de la même communauté, beaucoup connaissaient leurs agresseurs.
Ils ont grandi en apprenant que les Alévis étaient des pécheurs et que si vous en tuiez un, vous étiez assuré de votre place au paradis.»
Il m’a dit que les événements de Maras étaient comme un génocide, rarement vu dans l’histoire. Les attaques étaient notables pour leur brutalité. Personne n’a été épargné du bain de sang avec les femmes enceintes, les personnes âgées et les enfants parmi les tués.
La photographie emblématique du massacre de Maras montre le chirurgien Alaittin Gultekin Yazicioglu tenant le bébé mort sorti du ventre d’Esma Suna qui a été abattue dans sa propre maison par des fondamentalistes islamistes.
Il connaissait sa famille qui venait d’une communauté agricole alévie et s’était installée à Maras depuis Elbistan. Son bébé a été tué lorsqu’une balle a touché sa moelle épinière et l’image de lui tenant son corps sans vie est devenue un symbole du pogrom.
«Quand j’ai sorti le bébé, avec une profonde tristesse dans mon cœur, je l’ai montré au journaliste de la salle d’opération. Je voulais montrer cette sauvagerie au monde entier – à tous les êtres humains», a-t-il expliqué.
Cela a effectivement mis fin à sa carrière à Maras. La plupart des membres du personnel médical de l’hôpital ont reçu des lettres de remerciement pour leurs efforts, mais à cause de la photo, Yazicioglu n’en a pas reçu. Il a été transféré dans une autre région de Turquie peu de temps après.
Erbil a détaillé la brutalité des atrocités, y compris une femme dont le bébé a été arraché de son ventre et cloué à un mur – le message était que personne n’était en sécurité et qu’ils étaient prêts à tuer les générations futures pour éliminer les Alevis.
Il a accusé les autorités de Maras d’avoir caché les tombes d’au moins 40 personnes tuées lors du massacre. L’une des principales demandes des BAF est de retrouver les corps afin qu’ils puissent être rendus à leurs proches (…).
«Les autorités refusent de nous dire où se trouvent les tombes parce qu’elles essaient de couvrir le nombre réel de personnes tuées ainsi que la façon dont elles ont été tuées.
Beaucoup ont été décapités. Des femmes ont été violées et des bâtons de bois ont été insérés dans leur vagin, des hommes ont également été violés», me dit-il.
«Un jeune garçon a été cloué sur un arbre par le front, comme la crucifixion de Jésus. Une femme de 80 ans a été violée puis enterrée la tête en bas dans un four à pain.»
Il a déclaré que lorsque des représentants de l’État sont arrivés dans la région après le massacre, ils ont trouvé des femmes nues et violées. Au lieu de les aider, les officiers ont déclaré: « Elles ne sont pas humaines, elles n’ont aucune honte. »
« C’était au-delà du massacre, c’était de la haine pure », a-t-il dit.
L’impact du massacre de Maras est encore profondément ressenti par la communauté alévie. Erbil a décrit le massacre comme un succès pour l’État alors que des milliers de personnes ont fui Maras, beaucoup vers d’autres régions de la Turquie mais aussi à l’étranger.
Sur les 300 000 qui sont arrivés en Grande-Bretagne depuis la Turquie, 80% sont des Alevis, me dit Erbil. Beaucoup ont des liens avec Maras, mais Erbil craint que ce qu’il appelle «l’histoire cachée» du massacre ne soit perdu pour les générations futures et beaucoup hésitent à raconter leur histoire.
Il m’a parlé d’un mari et d’une femme qui vivent à Londres et qui sont incapables de parler de ce qui leur est arrivé il y a 40 ans.
«Elle était enceinte et le bébé est né à la minute où ils ont été attaqués. Ils ont dû s’échapper alors elle a enveloppé le bébé dans une couverture et l’a retenu mais il pleurait.
Ils devaient partir et en silence pour que les assaillants n’entendent pas. Parce que le bébé pleurait, l’homme a mis le bébé dans une poubelle quelque part et a commencé à courir. Mais sa femme s’est retournée et a attrapé le bébé, puis ils ont couru.
Le garçon a 40 ans et ils vivent dans la même maison. Il lui est difficile d’y faire face.»
Le massacre de Maras est une tache sombre sur l’histoire de la Turquie qu’elle préfère cacher sous le tapis.
«On nous dit « oubliez ça ». Ne revenez pas dans notre ville grattez cet ulcère et le faire saigner à nouveau », explique Erbil en me disant qu’il était qualifié de terroriste pour être venu à Maras afin de commémorer les personnes tuées et pour continuer la lutte pour la justice.
Mais il prévient que le président autoritaire Recep Tayyip Erdogan utilise les mêmes méthodes qui ont conduit au massacre de Maras. Les mosquées manipulent l’opinion publique en sa faveur, notamment lors des élections.
Et Erbil explique qu’une nouvelle génération est élevée avec la même haine et la même méfiance envers les Kurdes et les Alevis.
«Je l’ai vu dans les yeux des officiers de police qui n’étaient pas nés à l’époque en disant « nous l’avons fait et nous le ferons à nouveau », nous avertissant d’être prudents.
Ce danger n’est pas passé. Des centaines de personnes nous ont attaqués la première fois que nous y sommes allés en 2010. Ils étaient jeunes, une nouvelle génération qui a de nouveau grandi avec cette idéologie. »
Pendant ce temps, la lutte pour la justice continue. Nous devons au peuple de Maras et à ceux qui luttent pour la paix et la démocratie en Turquie de veiller à ce que les histoires soient entendues et qu’elles ne soient pas oubliées.
Le régime d’Erdogan poursuit ses attaques brutales et l’oppression de tous les secteurs de la société turque, des journalistes aux universitaires en passant par les députés de l’opposition, les militants et les syndicalistes.
Il le fait avec le soutien politique et militaire du gouvernement britannique qui ne souhaite pas voir le développement des forces démocratiques en Turquie car cela menacerait ses intérêts impérialistes dans la région.
Alors que nous nous souvenons de ceux qui ont souffert et continuent de souffrir de l’impact du massacre de Maras, nous devons être solidaires de ceux qui luttent pour la paix et la démocratie aujourd’hui.
Steve Sweeney (version anglaise à lire
ici)