PARIS – Le 13 décembre dernier, des personnalités politiques kurdes, françaises, ainsi que l’ancien ambassadeur américain et expert constitutionnel Peter Galbraith ont participé à un colloque sur l’avenir du Rojava dans le nouveau contexte syrien organisé au Senat français par l’Institut kurde de Paris. Les intervenants ont souligné l’importance d’un régime fédéral pour éviter à la Syrie de sombrer dans le chaos, nous rapporte le journaliste Chris Den Hond dans l’article suivant publié par The Amargi.
Photo via Rémi Féraud
S’exprimant devant le Sénat français le 13 décembre 2025, l’ancien ambassadeur américain et expert constitutionnel Peter Galbraith a averti que la seule défense viable de la Syrie contre une nouvelle ère de pouvoir centralisé et autoritaire résidait dans une constitution fédérale rédigée par une assemblée constituante élue, arguant que sans un tel processus, les divisions de facto du pays se durciraient et que ses minorités et sa majorité laïque seraient laissées sans protection.
Ancien ambassadeur américain Peter Galbraith
Dans une salle voûtée du Sénat français, le 13 décembre, une rare réunion de diplomates occidentaux, de parlementaires français et de responsables kurdes a délivré un message sans détour sur l’avenir de la Syrie : sans fédéralisme, le pays risque de retomber dans l’autoritarisme, quelles que soient les apparences de modération du discours de ses nouveaux dirigeants à l’étranger.
Photo via E. Kaya
Le colloque, consacré à l’avenir du nord-est de la Syrie (Rojava) et de la Syrie d’après-guerre, a réuni des personnalités ayant marqué les débats constitutionnels de l’Irak à Washington, ainsi que celles qui cherchent aujourd’hui à influencer le prochain chapitre politique de l’histoire syrienne. À maintes reprises, les intervenants ont insisté sur un point essentiel : la diversité de la Syrie ne peut être gouvernée par la centralisation, et seul un processus constitutionnel véritablement élu peut prévenir une nouvelle vague de conflit.
Peter Galbraith, ancien ambassadeur des États-Unis en Croatie et l’un des architectes du cadre constitutionnel irakien post-2003, a exposé les faits en termes clairs, presque mathématiques.
« Nous avons beaucoup discuté du contenu de la future Constitution syrienne et de l’aspiration au fédéralisme », a déclaré M. Galbraith. « À mon sens, il n’existe qu’un seul moyen pour les minorités syriennes, la partie laïque de la population, d’obtenir gain de cause : par le biais d’une Assemblée constituante élue. Comme ce fut le cas en Irak. C’est d’ailleurs la procédure habituelle pour l’élaboration des constitutions. »
Il a rejeté tout modèle selon lequel l’avenir de la Syrie serait façonné par décret ou par des négociations entre élites.
« Elles ne sont pas imposées par un dictateur, elles ne sont pas négociées entre un dictateur et certains membres d’un parlement qu’il nomme lui-même », a-t-il déclaré. « Il s’agit d’une Assemblée constituante élue. »
La mosaïque syrienne, photo via Rémi Féraud
M. Galbraith a soutenu que le fédéralisme n’est pas une revendication marginale mais une fatalité démographique si les Syriens sont autorisés à voter librement.
« Que se passera-t-il si l’on instaure une Assemblée constituante élue en Syrie ? C’est une simple question de mathématiques », a-t-il déclaré. « Trente-cinq à quarante pour cent de la population syrienne est issue des minorités : Kurdes, Alaouites, Druzes et chrétiens. Si l’on met en place une assemblée élue, un groupe important d’électeurs souhaitera un système fédéral. Je sais que l’on parle de décentralisation, mais le terme exact est fédéral. »
Il s’est ensuite tourné vers la majorité sunnite de Syrie, remettant en question l’hypothèse largement répandue selon laquelle elle favoriserait naturellement un régime islamiste.
« Deuxièmement, parmi les 50 à 60 % de sunnites, un grand nombre de Syriens sunnites sont laïcs. Ils ne souhaitent pas d’État islamique », a-t-il déclaré. « Par conséquent, si l’Occident a intérêt à ce qu’un État islamiste ne se forme pas en Syrie, la meilleure garantie est que l’avenir du pays soit décidé par une Assemblée constituante élue. »
Tant qu’un tel processus n’existera pas, a averti M. Galbraith, la réalité fragmentée de la Syrie persistera — par défaut.
« Que se passe-t-il en l’absence d’accord ? C’est très simple », a-t-il déclaré. « La situation actuelle perdure jusqu’à l’adoption d’une nouvelle constitution par le peuple syrien, ce qui signifie que le Rojava continue d’être gouverné par les FDS. Il en va de même pour Soueïda. »
Il a reconnu que cette situation transitoire exigerait des solutions pragmatiques.
« Il faudra peut-être négocier certains points pratiques, comme la reconnaissance des diplômes délivrés par les universités du Rojava, les questions de propriété, de mariage, etc. », a-t-il déclaré. « Mais la situation actuelle reste inchangée jusqu’à la conclusion d’un nouvel accord. »
S’appuyant sur son expérience en Irak, M. Galbraith a offert une leçon de prudence – et une stratégie.
« La clé du succès des Kurdes irakiens lors des négociations constitutionnelles de 2005 réside dans leur excellente préparation », a-t-il déclaré. « En effet, ils avaient présenté dès 2004 un programme qui limitait les pouvoirs du gouvernement fédéral central. »
Il a décrit des dispositions qui ont fondamentalement remodelé le fédéralisme irakien.
« Une disposition stipulait que, sauf si elle porte sur l’un de ces pouvoirs très limités, le droit kurde prime sur le droit irakien. Elle incluait le droit du Parlement kurde de modifier et d’abroger toute loi irakienne en vigueur dans la région du Kurdistan. Et bien sûr, le droit de conserver leurs propres institutions – la présidence, le parlement – mais aussi celui de disposer de leurs propres gardes régionaux, c’est-à-dire de leur propre force militaire. »
Le résultat, a-t-il ajouté, a été autant façonné par la préparation des Kurdes que par l’absence des autres.
« Ils ont réussi grâce à une excellente préparation, contrairement à la majorité chiite, qui, à vrai dire, ne l’était pas », a-t-il déclaré, reprenant les propos de Falah Mustafa Bakir, haut responsable du gouvernement régional du Kurdistan. « Comme l’a dit Kak Falah Mustafa : “Les sunnites étaient absents.” »
Les conseils de M. Galbraith aux Kurdes syriens et à leurs alliés étaient explicites.
« Alors préparez-vous », a-t-il dit. « Élaborez des propositions détaillées sur vos souhaits en matière de décentralisation ou de fédéralisme. Que souhaitez-vous précisément concernant la police ? Qui la contrôle ? Comment les gouverneurs sont-ils choisis ? Que sont les parlements ou conseils locaux ? Qui contrôle le système éducatif ? »
Il s’attarda sur un sujet souvent négligé.
« Très peu de gens se soucient de savoir qui nomme les juges », a-t-il déclaré. « Quelle loi s’applique ? »
La diversité juridique, a-t-il souligné, ne constitue pas une menace pour l’unité.
« Les lois peuvent varier d’une région à l’autre du pays », a-t-il déclaré. « C’est le cas en Irak. Le Kurdistan applique des lois différentes de celles en vigueur dans les régions arabes du pays. C’est également le cas aux États-Unis. Le droit pénal de mon État, le Vermont, est différent de celui du Texas. Nous n’exécutons personne. »
La pression politique exercée sur les acteurs extérieurs à la Syrie était également un thème récurrent. Thomas Porte, député français de La France insoumise et président du groupe d’étude parlementaire kurde, a appelé à la fin des occupations militaires étrangères.
« Aujourd’hui, notre objectif est de construire une nouvelle Syrie, mais je suis attaché au respect de l’intégrité territoriale de la Syrie. Une partie de la Syrie est occupée par la Turquie et une autre partie, le plateau du Golan, est occupée par l’État israélien. »
M. Porte, qui s’est rendu au Rojava en janvier 2025 pour commémorer le dixième anniversaire de la libération de Kobanê de l’emprise de l’État islamique, a mis en avant les efforts législatifs déployés à Paris.
« Nous avons proposé deux résolutions au Parlement français », a-t-il déclaré. « L’une visant à lever le secret défense sur l’assassinat des camarades kurdes à Paris en 2013. »
La seconde résolution, a-t-il déclaré, visait directement Ankara.
« Nous avons proposé une autre résolution demandant à la France d’accroître significativement la pression sur la Turquie afin qu’elle soutienne le processus de paix lancé par Abdullah Öcalan pour le dépôt des armes et la dissolution du PKK », a-t-il déclaré. « Cela exige une contrepartie de la part de la Turquie, mais jusqu’à présent, le gouvernement turc n’est pas à la hauteur de la situation. »
D’autres intervenants ont lancé des avertissements depuis l’intérieur de la Syrie. Perwin Yousef, coprésidente du Parti de l’union démocratique (PYD), a déclaré que la rhétorique conciliante du régime syrien n’était en grande partie que de la poudre aux yeux.
Elle a fait valoir que si Damas affiche une attitude modérée envers ses interlocuteurs étrangers, son message à l’intérieur du pays reste inchangé : les Forces démocratiques syriennes doivent désarmer.
Falah Mustafa Bakir, conseiller du président de la région du Kurdistan, Nechirvan Barzani, a exhorté les forces politiques kurdes à parler d’une seule voix lors des négociations avec Damas, avertissant que la fragmentation affaiblirait leur influence constitutionnelle.
Et Meral Danış Beştaş, députée du DEM Parti (de Turquie) pro-kurde, a mis au défi les gouvernements occidentaux de repenser leur vision des Kurdes de Syrie.
Elle a fait valoir qu’ils devaient être considérés non seulement comme la force terrestre la plus efficace de l’Occident contre l’État islamique, mais aussi comme les défenseurs d’un projet politique démocratique, pluraliste et féministe plus large, susceptible de servir l’ensemble de la Syrie.
À la fin de la journée, la conclusion du colloque du Sénat était sans équivoque : l’alternative à une Syrie fédérale et décentralisée n’est pas la stabilité, mais la continuation d’un régime autoritaire sous une nouvelle appellation – et le lent délitement des fragiles acquis obtenus depuis la guerre.