PARIS – Sarya Nurcan Kaya, en qualité de femme kurde et d’artiste, a souvent été perçue comme une menace, ses travaux ont été censurés, son nom a été effacé des expositions d’art en raison de son identité kurde ; en 2021, s’éloignant d’un milieu dominé par la mentalité patriarcale, elle a émigré en France. L’artiste souligne que l’oppression, l’assimilation et la marginalisation se banalisent encore plus ces derniers temps. Sarya Nurcan Kaya a représenté dans ses œuvres la destruction qui a eu lieu en beaucoup d’endroits lors de la résistance qui a commencé dans de nombreuses régions kurdes de Turquie entre 2015 et 2016, en particulier Sur/Diyarbakır (Amed), et a traité ce sujet dans sa thèse. Elle a rencontré de nombreux problèmes après tout cela. La plupart de ses œuvres sont restées en Turquie. Sarya Nurcan Kaya prépare une nouvelle exposition dans son petit atelier. On trouve dans son atelier des œuvres nouvelles et anciennes. L’artiste, également archiviste, déclare que l’intégralité de sa collection d’archives est restée en Turquie et ouvre les portes de ses archives nouvellement créées.

À l’occasion des préparations de sa prochaine exposition, nous avons voulu vous faire découvrir quelques-unes des œuvres de Sarya Nurcan Kaya. Pour cela, nous avons interviewé la jeune artiste installée dans la ville de Rouen, capitale de la Normandie.
Kurdistan au féminin (KAF) : Cela fait presque quatre ans que vous êtes réfugiée en France. Comment vivez-vous l’exil qui doit affecter également votre travail artistique ?

Sarya Nurcan Kaya : Comme beaucoup d’artistes, je me trouve loin de la région du monde où je suis née. En fait, le mot « pays lointain » n’est pas si loin de nous. Nous avons une histoire pleine d’exilés. Nous avons été exilés du Kurdistan vers l’ouest de la Turquie il y a des siècles. Depuis des siècles, mes ancêtres ne se sont pas assimilés, ils nous ont légué notre culture et notre langue. De même que mes ancêtres ont existé par cette culture, cette langue et leur vie commune, j’ai moi aussi assumé ces rôles et construit l’art comme refuge en tant que femme et artiste. Le processus post-immigration a été très difficile pour moi, comme pour beaucoup d’entre nous. Tout est nouveau et étranger. Je peux dire que mes œuvres d’art sont le reflet de cette période et constituent une archive des jours d’attente et d’endurance. Dans ce processus, l’art a été pour moi une guérison au sens existentiel. Parallèlement à ma propre histoire de migration, j’ai été témoin des histoires de femmes en exil, de leur quête d’identité et de leur construction d’une nouvelle vie. Il y a des femmes kurdes qui n’ont pas pu rentrer dans leur pays depuis longtemps, j’ai en partie évoqué leur solitude et leur quête. La guérison commence au moment où nous nous touchons, nous nous sommes mutuellement guéries la plupart du temps. Nous nous sommes réunies non seulement avec des femmes kurdes, mais aussi avec des femmes touchées par la guerre dans différents pays. C’est un fait que la guerre laisse partout de profondes cicatrices. Tandis que certaines subissent de lourdes pertes, d’autres sont jetées à des kilomètres. J’ai écrit mon aventure migratoire dans une lettre. L’art et les mots étaient pour moi un refuge.
KAF: Quel genre de persécutions avez-vous subies en Turquie et pourquoi?
Comme on le sait, la Turquie est un lieu multi-identitaire et multiculturel. Bien que ce multiculturalisme et cette diversité constituent une grande richesse, ils ont aussi toujours conduit à des problèmes majeurs. La discrimination, la marginalisation, l’indifférence, l’élimination, l’effacement de la mémoire, le massacre et l’exil restent toujours d’actualité. En tant que femme artiste kurde, j’ai plusieurs identités. Être Kurde nous a toujours valu d’être assimilés, niés, marginalisés. Un artiste construit sa démarche artistique avec ses représentations et son imagination. Par conséquent, être une oubliée, bien qu’ayant vu mon existence niée, a entrouvert en moi la porte à la mémoire artistique. On nous a souvent fait ressentir ce que c’était qu’être des artistes kurdes. La famille et le pays dans lesquels nous vivons, ainsi que nos souvenirs individuels, façonnent notre imaginaire. Nos œuvres artistiques reflètent ce que nous sommes et ne peuvent être considérées indépendamment de nous. Si, dans un milieu artistique, l’identité ethnique est mise au premier plan au lieu de l’œuvre, on ne peut pas dire qu’il y ait là d’art ni de liberté d’expression. Mon nom a été retiré de la plupart des expositions ou bien je n’y ai pas été admise. Le plus tragique, c’est que cela se fait à huis clos. Bien entendu, le problème ne se limite pas à la marginalisation. Passer à travers le filtre de la mentalité patriarcale, c’est exactement comme franchir une frontière. C’est en fait comme un rideau qui, en s’ouvrant, procure une visibilité. Ces identités qui sont les miennes ont provoqué en moi des déceptions. Ces déceptions, je les ai eues pour des aventures artistiques, des petites archives et des musées dans lesquels personne ne peut entrer.
KAF: Actuellement, quels thèmes travaillez-vous à travers vos œuvres?
Sarya Nurcan Kaya: On peut en fait distinguer deux catégories : le travail lié à mon expérience de la migration et mon processus de création artistique actuel, les œuvres pré-migration et post-migration. La plupart de mes œuvres sont restées en Turquie. J’en ai amené une partie ici. Et puis il y a mes travaux post-migration. Je me prépare pour ma première exposition personnelle, la date n’est pas encore définie, je prends un peu mon temps. Pour moi, ce processus est indispensable à la création artistique et fait partie de mon imaginaire. D’une certaine manière, ce que je vis s’intègre dans mes œuvres. Parallèlement à ma propre aventure migratoire, je me suis concentrée sur les histoires de migration des femmes vivant ici, leur manière de s’accrocher dans la vie et leur quête d’identité. J’ai créé une série intitulée « Journal de Normandie ». Cette série met en lumière ce que j’ai vécu après l’immigration. Bien sûr, je m’intéresse aux archives, je collectionne les objets, les mots, la terre, les instants fragiles et fugaces. Cette aventure de la collection a commencé quand j’étais très petite, assise dans le jardin de notre maison en terre cuite et ramassant des cailloux aux jolies formes. J’ai gardé ces cailloux dans mon corps. Puis, en grandissant, j’ai collectionné ce qui s’efface avec le temps, les vulnérabilités, ceux qui sont partis et ce qui s’efface rapidement.
KAF: Permettrez-vous que nous nous partagions avec notre public des photos de certaines de vos œuvres ?
Comme je l’ai dit, beaucoup de mes œuvres sont restées en Turquie.
L’une de ces œuvres est « Giraniya Spî / Weight of Whiteness ». Diverses villes du Kurdistan et de Turquie cherchent des voies de paix au milieu du béton gris d’Ankara afin d’affronter les souffrances du passé et de mettre fin aux pertes actuelles. Dans ce contexte, les mères jettent au sol leur voile [blanc] sacré pour assurer une paix durable. Dans le coffre de notre maison est conservé un foulard appartenant à une Mère pour la Paix [les Mères pour la Paix militent pour que la lumière soit faite sur les disparitions forcées] et faisant partie de l’œuvre « Giraniya Spî / Weight of Whiteness » (Poids de la blancheur). Le but est de rappeler encore une fois l’appel à la paix de cette Mère.








Le point de départ de ce travail a été l’intervention massive du pouvoir dans les espaces publics. Le quartier de Sûr, alors qu’il était en cours de destruction, a été constamment représenté dans les médias par un croquis vu du ciel, montrant combien de lieux étaient détruits à chaque fois. Dans cette œuvre, j’ai rebrodé sur le tissu avec des fils rouges le croquis de Sûr, vu du ciel. J’ai déformé le dessin brodé sur le tissu en arrachant les fils un par un, comme sur les images de destructions qu’on a gardées en mémoire. Le croquis déformé à la surface du tissu pouvait être pris comme une projection de ces faits qui m’étaient restés en mémoire, je suis alors parvenue au bout de ma recherche. Ainsi, en ravivant de la main d’une femme une mémoire détruite par la main du pouvoir, j’ai aussi tenté de rappeler ce qui a été. En même temps, ces œuvres étaient une manière de prendre position contre le discours du langage masculin qui veut enfermer les femmes au foyer. Les croquis de « Sûr » ont été réalisés dans cet esprit.



Ci-dessous des œuvres du « Journal de Normandie », carnet de l’artiste 2021-2024, Rouen




Ci-dessous « Ya ku herî nêzîkî min bû, gelekî dûrî min ma » (Ce qui était plus proche de moi est si loin) İnstallation, 2018-2023, France
Interview réalisée avec l’aide précieuse de Mariéva et d’Esra