BRUXELLES – Changement démographique, guerre de l’eau, massacres des civils kurdes, utilisation d’armes chimiques…, le Tribunal permanant des peuples (TPP) qui a organisé une cession sur les crimes de guerre turcs commis au Rojava entre 2018 et 2024, a signalé dans sa déclaration préliminaire avant le verdict que l’État turc commettait des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité systématiques dans le but de commettre un génocide.
La Turquie coupable de crimes contre l’humanité
« L’État turc commet des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité »
Voici la déclaration préliminaire du Tribunal permanant des peuples (en anglais: Permanent People’s Tribunal) :
« Ceci est la déclaration préliminaire du panel de juges du Tribunal permanent des peuples, 54e session, siégeant à Bruxelles les 5 et 6 février 2025 pour décider de la responsabilité de hauts responsables turcs pour les crimes d’agression, crimes de guerre et crimes contre l’humanité présumés commis au Rojava, dans le nord-est de la Syrie, de 2018 à ce jour. Le Tribunal s’est réuni à la demande de neuf organisations (voir annexe pour la liste). Les accusés ont été informés mais n’ont pas répondu ni comparu.
Nous tenons tout d’abord à rendre hommage au courage des habitants du Rojava et à exprimer notre gratitude à tous ceux qui ont partagé avec nous leurs expériences. Nous remercions l’équipe de procureurs, les témoins et les organisations participantes pour la diligence et l’engagement avec lesquels ils ont rassemblé et présenté une extraordinaire richesse de preuves pour ce Tribunal.
1. Témoignage
Les témoignages que nous avons entendus dressent un tableau cohérent et convaincant d’une punition généralisée, omniprésente et systématique d’un peuple. Leur crime ? Être kurde et créer une société fondée sur des principes d’égalité, de justice et de solidarité. Le but de cette punition est l’éradication de l’identité, de la présence et de la culture kurdes.
Les habitants d’Afrin ont été contraints de quitter leurs foyers lorsque la ville a été occupée par la Turquie en 2018. La population kurde est passée de plus de 90 % à 25 %, leurs maisons ayant été saisies et offertes aux Arabes sunnites et aux Turkmènes (souvent eux-mêmes déplacés à l’intérieur du pays, déplacés après les offensives du gouvernement syrien). Les propriétés ont été systématiquement pillées, les devantures de magasins et les panneaux de signalisation ont été remplacés par des noms turcs, la monnaie et les timbres sont devenus turcs, le turc a remplacé le kurde comme langue d’enseignement. Des terres et des biens ont été saisis, des usines ont été démantelées, l’industrie oléicole a été confisquée et les olives ont été reconditionnées et vendues comme turques. Nous avons entendu dire que de nombreux déplacés d’Afrin ont subi de multiples déplacements : vers Al-Shahba, des camps de tentes surpeuplés sans accès aux soins de santé ou aux produits de première nécessité, et une escalade de la violence ; vers Al Tabqa, en traversant des zones de conflit, après une nouvelle vague d’opérations militaires. Nous avons entendu dire qu’environ 120 000 personnes ont été contraintes de quitter la ville, dont 40 % d’enfants, 40 % de femmes et beaucoup d’autres personnes âgées vulnérables. Le nombre total actuel de personnes déplacées est estimé à 300 000.
Certains se sont rendus à Tel Rifaat, où en décembre 2019 ils ont été bombardés dans une zone entièrement civile, où des enfants jouaient dans une ruelle près d’une école. Sur les 10 personnes tuées par les deux obus tirés par l’artillerie turque, 8 étaient des enfants, ainsi que 9 des blessés. Nous avons entendu le témoignage enregistré d’un parent d’un fils de 5 ans qui a été tué et dont l’enfant de 7 ans a été blessé. Il s’agit de l’une des nombreuses attaques aveugles contre des civils au lendemain de l’occupation d’Afrin.
Nous avons entendu parler de nombreuses arrestations, d’exécutions sommaires de militants politiques et de secouristes, de disparitions, de la façon dont les gens pouvaient déterminer l’heure grâce aux cris et aux hurlements des personnes torturées, qui commençaient à 9 heures du matin et se poursuivaient jusqu’à 17 heures. Un survivant a déclaré : « Mon souvenir de la détention est une douleur que je ressentirai toute ma vie. » On nous a parlé d’enlèvements, d’agressions sexuelles et de viols de femmes et de filles, de prisons secrètes transformées en écoles, en bâtiments agricoles et en gares, et de l’incapacité des survivants à parler par peur d’être détenus et torturés, et de l’absence de recours efficaces devant les tribunaux contrôlés par les milices.
Nous avons entendu parler de bombardements d’autres villages du [Rojava] en octobre 2019, qui ont entraîné le déplacement forcé de près de 140 000 personnes supplémentaires, et nous avons vu des preuves – photographiques, médicales et d’analyses en laboratoire – de l’utilisation de phosphore blanc, dont l’utilisation contre les civils est interdite, et du même schéma d’occupation, de violence, de violations des droits de l’homme, de saisies de terres et de biens et de réinstallation par d’autres groupes, pour empêcher le retour des personnes expulsées. Certaines zones ont connu plus de 27 attaques de la part de l’armée turque ou de ses mandataires – pas des zones militaires, des champs agricoles, des villages. Les multiples déplacements ont dispersé des familles, certains membres étant morts, d’autres dont le sort est inconnu.
Nous avons entendu parler de la destruction d’infrastructures civiles vitales, rendant la vie impossible. Nous avons vu des preuves photographiques des bombardements répétés d’usines de gaz et d’électricité et d’installations pétrolières, ce qui signifie qu’il n’y a plus de combustible pour se chauffer et cuisiner, mais aussi d’eau, car la plus grande usine de traitement des eaux ne peut pas fonctionner, laissant un million de personnes – dans les villages, dans les camps de réfugiés, dans les implantations informelles, ainsi que dans les hôpitaux et dans les exploitations agricoles – sans eau courante propre, ce qui a entraîné la dysenterie et le choléra. La nature des bombardements montre clairement qu’il s’agit d’attaques délibérées et non accidentelles. Nous avons entendu parler d’attaques contre des installations médicales traitant des dizaines de milliers de patients à Kobané et Qamliso, qui, une fois encore, de par leur ciblage et leur répétition, sont clairement délibérées ; et d’attaques contre l’environnement, par l’exploitation illégale de zones forestières, parfois pour des implantations illégales.
Les attaques contre les femmes – le « féminicide politique » de femmes qui défiaient le patriarcat et œuvraient pour l’égalité des sexes, les viols brutaux de femmes kurdes par les services secrets turcs dans les prisons secrètes – ont été présentés comme une attaque directe contre le modèle du Rojava, bien que les femmes du Rojava s’y soient fermement opposées. Enfin, nous avons entendu des témoignages d’actes d’effacement culturel et historique, notamment le bombardement et la profanation de sites archéologiques et historiques d’Afrin, dont un site du patrimoine mondial de l’UNESCO vieux de 3 000 ans, aujourd’hui reconverti en terrain d’entraînement militaire, le bombardement de Shemoka, une école interculturelle expérimentale pour enfants déplacés, qui a causé la mort de plusieurs élèves ; et le bombardement de l’imprimerie Simav à Qamişli, au cours duquel 7 personnes ont été tuées. Des journalistes qui couvraient les attaques turques contre des infrastructures civiles, notamment des hôpitaux, ont été tués.
2. Ce que le modèle nous dit
Les attaques de la Turquie contre le territoire syrien, sans l’autorisation du Conseil de sécurité de l’ONU, constituent un crime international d’agression. Le schéma des attaques, bombardements, tirs d’artillerie, attaques de drones et atrocités contre les civils, les déplacements forcés et l’ingénierie démographique par le remplacement des populations, la destruction de l’énergie et les dommages aux approvisionnements en eau, les dommages environnementaux, la destruction du patrimoine culturel et des institutions éducatives, le recours au viol, à la torture, à la détention secrète – sont tous contraires au droit international, constituent des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre, et sont révélateurs d’un génocide. Il ne nous appartient pas, en tant que Tribunal des peuples, certainement pas à ce stade, de statuer sur les nuances juridiques. Nous pouvons cependant exprimer notre horreur et notre indignation face à ce que nous avons entendu. Et nous pouvons ajouter que le schéma tend à confirmer les témoignages selon lesquels l’objectif est de chasser le peuple et la culture kurdes. Les preuves nous poussent à la conclusion que tous les accusés sont pénalement responsables : le président Recep Tayyip Erdoğan, Hulusi Akar, ministre de la Défense de 2018 à 2023, Hakan Fidan, chef des services de renseignements turcs à l’époque et aujourd’hui ministre des Affaires étrangères ; Yaşar Güler, chef d’état-major général à l’époque et aujourd’hui ministre de la Défense ; Ümit Dündar, général.
3. La justification de la Turquie et ce que représente le Rojava
La Turquie prétend que ses opérations sont de la « légitime défense » contre les « terroristes et leurs partisans » au Rojava. Mais cette affirmation est manifestement infondée. L’Administration démocratique autonome du nord et de l’est de la Syrie (AANES), créée en 2014 dans le chaos de la guerre civile syrienne, est un modèle de démocratie directe, de justice, de coexistence ethnique, d’égalité des sexes et de paix, fondé sur les principes de pluralisme et d’inclusion. Et c’est un modèle d’autonomie gouvernementale, un modèle que le gouvernement turc est déterminé à détruire. Les femmes qui travaillent pour la paix sont des « terroristes » méritant une exécution sommaire, selon ce récit. Alors que les forces armées turques mènent de nombreuses opérations militaires en Syrie, le gouvernement turc utilise également des mandataires – des milices qu’il a financées et approvisionnées en armes, et les preuves indiquent que ces milices sont des groupes alignés sur l’EI. Ainsi, les preuves ne désignent pas les Kurdes du Rojava, dont les combattants ont combattu l’EI/Daesh, mais l’État turc et ses principaux ministres comme étant ceux qui dirigent la terreur contre les populations civiles.
4. La situation actuelle en Syrie
Les preuves se sont principalement concentrées sur la période allant de 2018, lorsque Afrin était occupée, jusqu’à fin 2024, mais les événements récents ont fait que l’attention s’est déplacée vers le présent et l’avenir, malgré l’agression continue de la Turquie contre Rojava. Il est d’une importance vitale pour l’avenir des Kurdes que la nouvelle administration syrienne s’engage positivement avec l’AANES, en la reconnaissant comme une partie autonome du territoire syrien qui ne menace pas l’intégrité territoriale de la Syrie, et qu’elle protège et respecte la vie, la culture et l’autonomie des Kurdes.
5. Les obligations de la communauté internationale
La communauté internationale est consciente des souffrances incessantes du peuple kurde et des crimes commis par les accusés, mais n’a pris aucune mesure significative. L’État ne reconnaît pas l’AANES et il n’existe aucune possibilité de réparation nationale ou internationale. Il est essentiel que l’expérience des Kurdes du nord-est de la Syrie et les crimes commis contre eux soient dûment reconnus, que l’AANES soit reconnu internationalement comme une administration autonome authentiquement représentative et démocratique, et que la communauté internationale garantisse immédiatement la cessation des attaques directes et indirectes de la Turquie contre le peuple kurde du Rojava, afin d’éviter un véritable génocide. » (ANF)