SYRIE / ROJAVA – L’ONG de défense des droits humains, Human Rights Watch (HRW) dénonce le ciblage d’une ambulance du Croissant rouge kurde Heyva Sor par des mercenaires de la Turquie survenu le 18 janvier dernier dans le Nord-Est de la Syrie et demande à Ankara d’enquêter sur cette attaque afin de « s’assurer que les responsables soient tenus de rendre des comptes ».
Voici le communiqué du HRW concernant le ciblage d’une ambulance du Croissant kurde par des gangs de la Turquie :
Ankara devrait enquêter sur cet incident et s’assurer que les responsables soient tenus de rendre des comptes
Une frappe de drone menée par la coalition Turquie – Armée nationale syrienne (ANS) qui a touché une ambulance du Croissant-Rouge kurde le 18 janvier dans le nord de la Syrie était un crime de guerre apparent, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. Cette frappe a touché une ambulance qui transportait un civil blessé par une précédente frappe de drone menée le même jour contre des manifestants sur le site du barrage de Tichrine, ont déclaré des témoins. Les deux attaques du 18 janvier ont tué six civils, dont un acteur kurde bien connu, et en ont blessé au moins 16 autres, selon l’agence de presse ANF News.
Un compte affilié au groupe armé ANS a publié une vidéo filmée par une caméra de drone, et montrant la première attaque menée contre des personnes sur le site du barrage ; Human Rights Watch n’a pas été en mesure de déterminer si les frappes du drone avaient été menées par les forces armées turques ou par l’ANS. Des manifestants s’étaient rassemblés à proximité du barrage de Tichrine, afin de dissuader la coalition Turquie-ANS de poursuivre ses attaques dans cette zone, par crainte d’un effondrement du barrage. Au moins quatre attaques menées en janvier par la coalition Turquie-ANS près de ce site ont touché des manifestants, tuant 20 personnes et en blessant plus de 120, selon les Forces démocratiques syriennes (FDS) dirigées par les autorités kurdes et soutenues par les États-Unis.
« Les forces de l’ANS et les forces turques ont démontré une tendance claire et inquiétante à mener des attaques illégales contre des civils et des biens civils, et semblent même les célébrer », a déclaré Hiba Zayadin, chercheuse senior sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Human Rights Watch. « La Turquie, en tant que principal pays soutenant l’ANS, a l’obligation de mettre fin aux abus commis par ce groupe armé si elle veut éviter le risque de se rendre complice de ses crimes. »
Human Rights Watch a mené des entretiens avec deux personnes ayant participé à la manifestation du 18 janvier, ainsi qu’avec le chauffeur de l’ambulance. Human Rights Watch a aussi vérifié des vidéos de l’attaque contre la manifestation sur le site du barrage, qui a été menée entre 13 et 14 heures ce jour-là, et de ses répercussions. Human Rights Watch n’a pu identifier aucune cible militaire ou arme visible à proximité immédiate de la manifestation, s’appuyant sur l’examen et la vérification de trois vidéos, et sur des déclarations de témoins.
« Nous sommes allés au barrage de Tichrine de manière pacifique pour protester contre l’agression par la Turquie et ses factions affiliées, pour protéger notre terre et pour exiger la fin des attaques contre l’eau, l’électricité et les infrastructures », a déclaré à Human Rights Watch Armanj Mohammed, un habitant de la ville de Qamishli âgé de 37 ans. « Nous chantions des chansons kurdes et dansions ; des femmes, des enfants et des personnes âgées se trouvaient parmi nous. Il n’y avait aucune présence militaire ou des FDS sur le site de la manifestation. » Les manifestants se trouvaient à environ cinq kilomètres de la ligne de front.
Des images de drone publiées par une chaîne Telegram affiliée à l’ANS le 22 janvier, vérifiées par Human Rights Watch, montrent deux petites munitions larguées par avion explosant dans une foule d’hommes et de femmes au barrage de Tichrine, où ils manifestaient et exécutaient une danse kurde traditionnelle en rang. Une légende dit : « Le drone armé adresse ses félicitations et ses bénédictions aux célébrations des FDS au barrage de Tichrine. »
Des vidéos de l’attaque publiées sur les réseaux sociaux le 18 janvier et après montrent des manifestants non armés se précipitant pour venir en aide aux personnes blessées ou apparemment mortes.
« La scène était terrifiante et indescriptible », a déclaré Jiyan Khalil, journaliste et présentatrice de JinTV qui filmait la manifestation. « Il n’y a eu aucun avertissement préalable avant le bombardement. L’attaque a été extrêmement brutale et a directement visé les civils deux fois de suite. »
Le gouvernement turc a accusé les FDS et les Unités de protection du peuple (YPG) d’avoir utilisé des civils comme boucliers humains dans la zone du barrage de Tichrine.
Human Rights Watch a mené un entretien avec l’un des chauffeurs des ambulances du Croissant-Rouge kurde qui se sont dirigées vers le site du barrage après l’attaque. Il a déclaré : « Alors que nous étions en route vers le barrage et étions près du village de Huriya, à environ 30 kilomètres du barrage, [les passagers d’]une voiture civile nous ont fait signe de nous arrêter. Ils nous ont dit qu’ils transportaient une fille blessée. »
Le chauffeur a alors transféré cette fille, qui, selon lui, avait une blessure abdominale suite à l’attaque du barrage de Tichrine, dans l’ambulance. « Peu de temps après que je sois remonté dans l’ambulance, nous avons été frappés par une attaque de drone. L’explosion a causé l’ouverture des portes de l’ambulance, et a brisé ces portes et les fenêtres. »
Le chauffeur a déclaré à Human Rights Watch que son collègue avait été légèrement blessé par un fragment de métal à la main. « La deuxième ambulance est arrivée sur les lieux et la fille blessée a été transportée aux urgences, ou nous sommes tous allés. Heureusement, nous étions alors tous en sécurité. »
Deux photographies publiées sur Telegram le 18 janvier montrent les conséquences de l’attaque contre l’ambulance, qui semblait endommagée et arrêtée au milieu de la route, les portes entrouvertes. L’ambulance était clairement signalée comme telle, et aurait dû être visible depuis le ciel. Human Rights Watch n’a pas pu vérifier l’emplacement exact des photographies, qui auraient été prises sur une route entre le barrage de Tichrine et la ville de Tabqa.
Depuis décembre 2024, le barrage de Tichrine est devenu un « épicentre » des combats entre la coalition Turquie-ANS et les FDS. Le barrage ne fonctionne plus depuis le 10 décembre, lorsqu’il a été endommagé lors d’affrontements. Ceci prive plus de 413 000 personnes d’eau et d’électricité dans les régions de Manbij et Kobani, selon Northeast Syria (NES) NGO Forum, une coalition d’organisations internationales opérant dans le nord-est de la Syrie. Des réparations urgentes sont nécessaires pour rétablir les services essentiels, et protéger les moyens de subsistance des habitants.
Le Comité international de la Croix-Rouge a averti qu’en cas de rupture du barrage et de déversement soudain de l’eau stockée, « la destruction et les conséquences humanitaires […] seraient dévastatrices, et pourraient causer des dommages importants à l’environnement ».
Depuis fin octobre 2023, les frappes turques sur les zones contrôlées par les Kurdes dans le nord-est de la Syrie ont entraîné des coupures d’eau et d’électricité pour des millions de personnes. Les frappes répétées sur les infrastructures civiles ont gravement endommagé de nombreuses installations essentielles – notamment des centrales hydrauliques et électriques, des installations pétrolières et des usines à gaz – et entravé ainsi le fonctionnement d’hôpitaux, de boulangeries et de centres d’approvisionnement en eau.
Les forces armées turques et le groupe armé ANS ont un bilan déplorable en matière de droits humains dans les zones du nord de la Syrie qui se trouvent sous occupation turque. Human Rights Watch a constaté que des factions de l’ANS, ainsi que des membres des forces armées turques et des agences de renseignement turques ont commis de nombreux abus : enlèvements, arrestations arbitraires et détention de personnes, dont des enfants ; violences sexuelles et actes de torture dans un contexte d’impunité ; pillage, vol de terres et de logements, et actes d’extorsion.
Le droit international humanitaire (DIH), qui rassemble les lois de la guerre, impose aux parties belligérantes de recueillir et de soigner les blessés et les malades. Les ambulances, comme les hôpitaux, bénéficient d’une protection spéciale. Elles ne peuvent être prises pour cible si elles sont utilisées pour prodiguer des soins médicaux de quelque nature que ce soit, y compris pour soigner des combattants ennemis. Les ambulances et autres moyens de transport médical doivent pouvoir fonctionner et être protégés en toutes circonstances.
Les structures telles que les barrages sont également protégées en vertu du DIH. Le DIH stipule que des « précautions particulières » doivent être prises à l’égard de barrages et de certaines autres installations, « afin d’éviter la libération de forces dangereuses » comme le déversement d’eaux de crue, et ainsi de « causer des pertes sévères dans la population civile ».
Même si un barrage est utilisé pour des opérations militaires ou à proximité de celles-ci, les attaques doivent être proportionnées et toutes les précautions possibles doivent être prises pour éviter des dommages accidentels excessifs, comme des pertes en vies humaines ou blessures parmi les civils. Un passage sûr doit être assuré afin de permettre aux services médicaux d’urgence de procéder à l’évacuation des blessés, et à des techniciens d’effectuer les réparations essentielles.
« Il est peu probable que la frappe contre une ambulance transportant des civils blessés sur une route ouverte ait été un accident », a observé Hina Zayadin. « Cet acte s’apparente à un crime de guerre, et la coalition Turquie-ANS devrait être tenue responsable. »