AccueilFemmesKURDISTAN. Pionnières d’un soulèvement révolutionnaire féministe

KURDISTAN. Pionnières d’un soulèvement révolutionnaire féministe

Somayeh Rostampour, chercheuse kurde d’Iran, revient sur les origines de la révolution « femme, vie, liberté » en Iran parti du Kurdistan iranien suite au meurtre de Jina Mahsa Amini par la police des mœurs à cause d’un voile « non conforme » à Téhéran, le 16 septembre 2022.

Jina (Mahsa) Amini, jeune femme de 22 ans d’origine kurde, tuée par la police des mœurs pour « tenue indécente », cristallisait simultanément plusieurs oppressions dans son identité. De ce fait, la récente révolte se distinguait des précédentes par une intersection de la classe, de l’ethnicité et du genre. Ses funérailles se sont transformées en une manifestation publique protestataire avec le slogan « Femme, vie, liberté », inspiré par la lutte des femmes kurdes au Rojava. Il était scandé pour la première fois, ce jour-là, par les habitants en colère de Saqqez, sa ville natale au Kurdistan, qui sont venus courageusement en ce matin historique pour contrecarrer le projet du gouvernement d’enterrer secrètement Jina.

Ce slogan est l’héritage du mouvement des femmes kurdes de Turquie, une région connue des Kurdes sous le nom de Bakur, fortement influencée par la philosophie politique proposée par le fondateur et leader charismatique du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), Abdullah Öcalan. Depuis 2013, ce slogan est réutilisé au Rojava puis dans d’autres régions du Kurdistan et même dans de nombreuses villes d’Amérique latine, d’Europe et des États-Unis. Les femmes pro-PKK (à la fois guérillas et militantes politiques civiles) ont été les sujets qui ont progressivement fait de « Jin, Jiyan, Azadi » le slogan le plus central de ce mouvement en amenant une vision intersectionnelle : à la fois contre le gouvernement mais aussi contre le patriarcat capitaliste local et même de leur organisation. Cela facilite également le voyage transfrontière du slogan.

UN SOULÈVEMENT INTERSECTIONNEL

En contraste direct avec la structure dominante masculine meurtrière et répressive de la République islamique, qui a refusé toute forme de liberté à divers groupes, en particulier aux femmes et aux queers, aux militant·es ethniques ou environnementaux, ou à d’autres groupes marginalisés comme les travailleurs, « Jin, Jiyan, Azadi » agit comme une alternative unificatrice qui englobe les oppressions plurielles. La société iranienne a mis du temps à accepter que l’oppression sexiste et ethnique ne soit pas seulement le problème des concerné·es, mais une nécessité absolue pour une démocratie basée sur la justice sociale dans tout le pays. Se débarrasser de l’oppression de classe est profondément dépendant de la résolution simultanée d’autres formes d’oppression qui ont rendu certaines personnes, dont les Kurdes, « minoritaires » voire « inférieurs ». Le soulèvement révolutionnaire de Jina a pu visibiliser ces fractions et ainsi en faire un sujet principal : les périphéries marginalisées deviennent le centre du soulèvement.

Il ne faut pas oublier que pendant des années, les forces de gauche en Iran ont non seulement ignoré la « question kurde » et plus largement les revendications des minorités nationales pour le droit à l’autodétermination, mais elles ont également nié l’importance du féminisme ou la nécessité d’en faire une priorité. Dans le même temps, les nationalistes kurdes ont également essayé d’alimenter le mythe selon lequel le patriarcat n’existe pas au Kurdistan, et que s’il y a de la violence, elle est principalement enracinée dans l’oppression de l’État central colonialiste, qui nie l’existence des Kurdes. C’est bien l’aspect intersectionnel du soulèvement récent qui change le discours masculiniste dominant en faveur d’une narration féministe.

DES RÉALITÉS TRANSFRONTALIÈRES

Sur ce point également, il existe des similitudes entre la situation de l’Iran et celle de la Turquie, provoquant aussi des révoltes dans les deux cas : la vie quotidienne et les espaces privés sous le contrôle du dirigeant oppresseur patriarcal sont en crise dans la forme d’un état d’urgence permanent et les femmes sont les pionnières du changement parce qu’elles sont les premières victimes. Il est donc possible de retracer les luttes des femmes kurdes de manière transfrontalière. C’est notamment l’autoritarisme de l’État qui a créé une condition sociopolitique similaire pour les Kurdes dans deux pays. Avec l’établissement du Parti de la justice et du développement (AKP) et la tentative d’islamiser les domaines liés au genre, cette similitude s’est accrue de jour en jour.

UNE ÉVOLUTION POLITIQUE DE LONGUE DATE

Dès le début du soulèvement révolutionnaire en Iran, les femmes kurdes ont joué un rôle très important. Elles en ont payé le prix : au moins cinq femmes kurdes ont été tuées par les forces d’oppressions du régime, des centaines blessées et arrêtées. Ces résistances et la magnifique performance des femmes kurdes le jour des funérailles de Jina au Kurdistan (point de départ du soulèvement) en agitant leurs foulards et en transformant le symbole de l’oppression étatique en drapeau de la lutte féministe sont de la même manière le résultat d’une tradition organisationnelle à Rojhelat (Kurdistan situé en Iran), transmise de génération en génération en dépit de la répression brutale. Les graines de la lutte pour l’émancipation qui ont été plantées en 1979, à l’occasion d’un processus qui est resté inachevé, ont germé aujourd’hui quatre décennies plus tard au Kurdistan et ont bénéficié à l’ensemble de l’Iran.

Conséquences de la marginalisation politico-économique, en Iran comme en Turquie, les actes d’oppression nationale du gouvernement central sur le peuple kurde ont entraîné des réactions collectives sous la forme de divers mouvements avec une hégémonie des nationalistes kurdes et des socialistes. Dans les deux cas, le militantisme de ces forces organisées, qui ont notamment émergé dans le vide du pouvoir et l’ouverture politique causés par la chute du régime Pahlavi en 1979, ont ouvert la voie à la présence active des femmes kurdes en politique. Certains mouvements, comme le parti maoïste de Komala (1979-1991), bien que de manière minime mais pionnière, ont également fourni une plate-forme pour que les femmes de Rojhelat puissent entrer dans le champs politique ou armé (même avant le PKK).

Et, à l’occasion de la manifestation du 8 mars 1979, plusieurs milliers des femmes à Sanandaj, Marivan ou Kermanshah ont protesté contre le hijab obligatoire avec les slogans comme « Pas de foulard, pas d’humiliation, mort à la dictature », « Nous n’avons pas fait de révolution pour revenir en arrière ». Le noyau responsable de la préparation réussie de cette manifestation a créé peu après, au début de l’année 1980, le Conseil des femmes de Sanandaj dont les membres étaient principalement issues de diverses tendances de la gauche. Ces activités ont jeté les bases de la tradition progressiste et radicale du 8 mars au Rojhelat, qui se déroule encore aujourd’hui de manière continue et sous différentes formes.

Historiquement, les hommes ont été les principaux acteurs des mouvements nationalistes kurdes selon une vision patriarcale d’après laquelle la patrie était considérée comme une femme que les hommes devaient protéger en tant que leur propriété. Mais, avec la croissance des mouvements radicaux et socialistes au Kurdistan, et, en particulier, au cours des deux ou trois dernières décennies, ce discours a été progressivement marginalisé et remplacé par des idées égalitaires et progressistes. Cette nouvelle position politique se construit au coeur de plusieurs champs d’oppression et d’exploitation intersectionnels auxquels les femmes font face : avec le patriarcat des hommes kurdes et non-kurdes, le fondamentalisme et l’oppression structurelle imposée par le régime en place, les chauvins iraniens et le féminisme centriste (souvent nationaliste), ainsi que l’homophobie et le racisme. Grâce à ces efforts, les femmes sont devenues l’un des principaux piliers de la lutte et de la résistance du mouvement révolutionnaire du Kurdistan comme en témoigne le soulèvement de Jina.

Somayeh Rostampour

Texte publié initialement sur le site Union communiste libertaire – UCL