A la veille des élections présidentielles et législatives en Turquie où le parti HDP est menacé d’une fermeture imminente par le régime afin d’écarter les Kurdes de la scène politique, un militant de l’Union Communiste Libertaire revient sur la résistance politique kurde en Turquie vieille de plus de 35 ans et qui a coûté la vie à des dizaines de politiciens et militants kurdes.
On le partage avec vous:
Turquie : Trente-cinq ans de résistance et de représentation politique pour la cause kurde
Dans le numéro précédent, nous avions analysé la stratégie d’Alliance nationaliste turc, dont l’objectif est de détruire progressivement les espoirs de paix et d’empêcher le HDP de pouvoir se représenter aux prochaines élections législatives, en interdisant à ses cadres toute participation politique. Nous avions également vu en quoi cette stratégie n’était pas nouvelle et s’inscrivait dans la durée. Faisons ici le point sur la chronologie de cette censure institutionnalisée.
Les objectifs de l’Alliance nationaliste turc (composée de la coalition au pouvoir, « l’Alliance populaire » et la coalition de la « Table des Six » aussi connue comme « Alliance de la nation ») pour garder le pouvoir sont évidents : jouer la carte nationaliste et faire des Kurdes des ennemis politiques. Ce n’est pas la première fois que le nationalisme turc recourt au « portrait du Père de la nation ». Depuis les années 1990, une dizaine de partis et de mouvements prokurdes ont été dissous.
La chronologie de cette mise à l’écart politique des partis représentants les « intérêts kurdes » remonte au Parti populiste social-démocrate (SHP), un parti étatique et kémaliste et l’un des premiers partis à reconnaître que la question kurde n’était pas seulement une question de terrorisme ou d’ethnicité. Le SHP envoya une délégation du parti participer à une conférence intitulée « L’identité nationale kurde et les droits de l’homme », à Paris en octobre 1989. Le 16 novembre suivant, les sept députés ayant participé à la conférence sont exclus de leur parti et d’autres cadres du parti démissionnent. En juin 1990, les dix députés démissionnaires fondent un nouveau parti : le Parti travailliste du peuple (HEP).
Un événement historique
Pour la première fois dans l’histoire politique turque, suite aux élections d’octobre 1991, les Kurdes obtiennent une représentation politique à l’Assemblée nationale : le HEP fait entrer vingt-deux député·es dont des intellectuelles comme Leyla Zana, Hatip Dicle, Remzi Kartal, Ahmet Turk, Selim Sadak et Zübeyir Aydar. À leur entrée, Leyla Zana prête serment en kurde pour la première fois, en disant : « Vive la fraternité entre les peuples turcs et kurdes » dans l’Assemblée nationale. Elle est condamnée à quinze ans de prison pour des liens avec le PKK. Malgré l’obtention du prix Sakharov de la part du Parlement européen, cela ne l’a pas fait sortir de prison.
En juillet 1992, le Procureur général de la république ouvre une procédure d’interdiction du HEP pour « mise en danger de l’intégrité territoriale de l’État et de la nation », en cause une déclaration tenue à la tribune de l’Assemblée nationale par un autre député du HEP, Mahmut Alınak : « J’ai perdu deux frères ; l’un était soldat, l’autre était un combattant du PKK ». Le parti fut interdit par décision de la Cour constitutionnelle en juillet 1993.
Est alors créé le Parti de la démocratie (DEP), deuxième parti kurde légal dans l’histoire politique turque. À la suite d’une vague d’arrestations, en février 1994, ses député·es sont accusé·es de rechercher une solution politique dans un climat de liberté et de démocratie, encore une fois, en faisant un lien avec le PKK.
Le Parti de la démocratie du peuple (HADEP), créé en mai 1994 succède au DEP. Malgré l’assassinat de son président et de trois autres délégués après son deuxième congrès en 1996, le parti gagne les mairies de plus de trente villes kurdes pendant les élections municipales en 1999, et ce, malgré la capture d’Abdullah Öcalan début 1999, l’interdiction de la télévision kurde, l’interdiction de fêter le nouvel an kurde, Newroz, et l’instauration d’un régime d’exception militaire dans la région kurde de la Turquie. La vie du HADEP, une des plus longues pour un parti kurde, prendra fin avec son interdiction par la Cour constitutionnelle et l’arrestation de ses dirigeants, le 13 mars 2003.
C’est sous le nouveau nom du Parti démocratique du peuple, (Dehap), que le mouvement kurde participe aux élections nationales de 2002 et obtient trois millions de voix, soit 7 % des votes au niveau national. En août 2005, le DEHAP annonce sa fusion avec le DTH, le Mouvement de la Société démocratique, fondé par Leyla Zana. Cette fusion donne naissance au Parti de la société démocratique (DTP). En 2007, Le DTP décide de ne pas participer aux élections législatives en tant que parti, mais de soutenir des candidat·es indépendant·es. Il obtient vingt-deux sièges au Parlement. En 2009, lors des élections municipales, il gagne les mairies de plus de cent villes et villages dans la région kurde. Ce record fait peur au pouvoir. Le 11 décembre 2009, la Cour constitutionnelle interdit le parti pour « liens proches avec le PKK », prononce sa dissolution et bannit également de la vie politique trente-sept des cadres du parti pour une durée de cinq ans, dont son président Ahmet Türk et la députée Aysel Tuğluk.
Le DTP sera remplacé par le Parti pour la paix et la démocratie (BDP), renommé « Parti démocratique des régions » (DBP), et qui a joué un rôle important lors des premières et inédites négociations indirectes entreprises entre le gouvernement turc et le PKK. Aux élections de 2011, le BDP réussit à faire élire trente-six député·es prokurdes au Parlement turc sous l’étiquette « indépendants », ce qui constitue un fait inédit depuis l’arrestation puis la condamnation de quatre député·es prokurdes, dont Leyla Zana, en 1994-1995. Le parti a remporté soixante-dix-sept municipalités. Lors de son troisième congrès, le 11 juillet 2014, le BDP disparaît au profit d’une nouvelle formation locale, le Parti démocratique des régions (DBP), représenté à la l’Assemblée nationale par le Parti démocratique des peuples (HDP).
Une détermination sans faille contre la répression
Ainsi, les partis dit « prokurdes » sont successivement interdits et refont surface sous un autre nom, parfois dans les mêmes locaux, avec presque le même personnel, et en changeant de logo. Le mouvement démocratique kurde est bien conscient que la seule voie militaire ne peut aboutir à une solution et fait donc le choix d’une évolution politique en allant vers différents groupes de gauche pour aboutir au projet HDP, c’est-à-dire à l’union de toutes les forces démocratiques.
Avec le HDP, les dynamiques ont changé. De même que la gestion territoriale, aujourd’hui totalement décentralisée, rompt avec les habitudes des premiers mouvements et partis prokurdes. Ces évolutions se font ressentir, notamment depuis le mouvement de Gezi porté par une jeunesse, et par une plus grande ouverture sur la question kurde.
Muhsin (UCL Paris Nord-Est)