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Les exigences légitimes des exilés politiques aux élections du 14 mai 2023 en Turquie

L’une des tâches des partis d’opposition et des alliances est de soutenir les demandes des exilés politiques et des organisations démocratiques représentant les diasporas kurde, arménienne, assyrienne, yézidie et grecque

 

Cela fait 77 ans que la Turquie est passée à un système multipartite après 26 ans de régime à parti unique… Les 19 premières années de cette période ont été marquées par l’interdiction des partis de gauche et l’empêchement de facto de leur participation aux élections…En 1946 et 1950, j’ai assisté aux deux premières élections en tant qu’observateur, car je n’étais pas encore majeur. Les élections du 14 mai 1950 ont constitué un tournant dans la mesure où elles ont renversé un régime en place depuis 30 ans, même s’il s’agissait d’une confrontation entre deux partis, le CHP et le DP, tous deux en concurrence pour servir au mieux l’impérialisme américain, sans qu’il y ait de différence majeure entre eux.

Le jour de l’inauguration du Parlement nouvellement élu, j’ai séché mes cours de lycée avec mes camarades de classe et je me suis précipité vers le bâtiment historique de la Grande Assemblée nationale de Turquie (TBMM) et j’ai regardé les nouveaux députés, en particulier ceux d’Anatolie centrale, orientale et septentrionale, entrer dans le bâtiment historique dans leurs costumes locaux, accueillis par des applaudissements et des cris de « Vive les vrais représentants du peuple ».

L’atmosphère optimiste créée lorsque Mahmut Makal, l’auteur de Bizim Köy (Notre village), qui avait été arrêté sous le gouvernement du CHP, a été accueilli par le président nouvellement élu Celal Bayar au manoir de Çankaya, et lorsque Nazım Hikmet, qui avait été emprisonné pendant 12 ans, fut libéré le 15 juillet 1950 grâce à l' »amnistie partielle » accordée par le nouveau Parlement, allait être de courte durée.

La « démocratisation » serait complètement mise de côté seulement dix jours plus tard, lorsque le nouveau gouvernement décida d’envoyer une brigade de 4 500 hommes en Corée dans le seul but d’intégrer l’OTAN, et moins d’un an plus tard, lorsque Nazım Hikmet, dont la vie était menacée par son appel au service militaire, serait contraint de quitter la Turquie et que la fameuse « Arrestation des Communistes » de 1951 serait lancée.

Lors des trois élections générales tenues entre 1954 et 1961, bien que j’aie obtenu le droit de vote, je n’ai pas voté parce que les partis de gauche étaient interdits ; je me suis contenté d’être spectateur et commentateur… Lors des élections de 1965 et 1969, j’ai voté pour le Parti des travailleurs de Turquie et j’ai appuyé la voix de ce parti par tous les moyens au journal Akşam et à la revue Ant, dont j’étais le rédacteur en chef.

Après le coup d’État de 1971, j’ai été contraint de poursuivre ma lutte à l’étranger, et depuis que j’ai été privé de ma citoyenneté après le coup d’État de 1980, je n’ai été que spectateur et commentateur des 13 élections générales, des deux référendums et des deux élections présidentielles qui ont eu lieu depuis 1973.

L’immigration : une circonscription non-négligeable depuis 2014

Depuis 2014, il y a eu quatre élections auxquelles les citoyens vivant à l’étranger ont également eu le droit de voter. La première fut l’élection présidentielle à un tour qui s’est tenue le 10 août 2014. Elle a été suivie de deux élections générales en 2015 et d’un vote général pour l’Assemblée nationale et la présidence en 2018.

Étant donné que les élections présidentielles de 2014 n’ont été organisées que dans un nombre limité de pays étrangers et uniquement pour les personnes ayant pris rendez-vous, un total de 230.938 immigrés a pu voter. Toutefois, depuis que cette obligation de rendez-vous fut levée à la suite de réactions, le nombre de personnes ayant voté à l’étranger est passé à 1.298.325 et le taux de participation à 44,78 % lors des élections générales de 2015. Le nombre de personnes ayant voté aux élections législatives et présidentielles du 24 juin 2018 est passé à 1.525.279 et le taux de participation à 50,09 %.

Selon les dernières données, le nombre d’électeurs à l’étranger serait de 3 millions 250 000 personnes. De plus, lors des dernières élections de 2018, des urnes ont été installées dans 60 pays, et comme le Conseil suprême des élections a ajouté 15 pays supplémentaires à ces pays pour les élections du 14 mai 2023, il ne fait aucun doute que le nombre d’électeurs augmentera encore.

En août dernier, le vice-président du Parti républicain du peuple (CHP), Bülent Tezcan, responsable de l’organisation à l’étranger, a attiré l’attention sur l’importance des votes de l’étranger en ces termes :

« Nos citoyens vivant à l’étranger ont une circonscription presque aussi grande que celle d’Izmir. Mais en ce qui concerne le nombre de députés, ils ne peuvent pas élire leurs propres députés. Ils votent et leurs voix sont réparties entre les 81 provinces de Turquie. Lorsque vous votez à Konya, les noms des candidats au Parlement sont également inscrits sur le bulletin de vote. Les citoyens regardent et votent en conséquence. Ce n’est pas le cas à l’étranger. Vous ne votez que pour les partis. Pas de candidats indépendants. Ces votes seront répartis entre les 81 provinces. Pourquoi ? Faisons de l’étranger une circonscription électorale distincte. 15 des 600 députés devraient provenir des circonscriptions électorales de l’étranger. Laissons nos concitoyens vivant à l’étranger voir ces candidats. S’ils les apprécient, qu’ils votent pour eux, sinon qu’ils s’en abstiennent. »

Dans mon article du 16 août 2022 dans Artı Gerçek, j’avais trouvé cette proposition positive mais insuffisante. En effet, j’avais souligné que puisque le nombre d’électeurs à l’étranger constituait plus de 5 % du nombre total d’électeurs, le nombre de députés à élire à l’étranger devait être porté à 30 en appliquant le même ratio.

Toutefois, cet état de fait inéquitable se poursuivra lors des élections du 14 mai 2023 et les électeurs de l’étranger seront à nouveau contraints de voter pour n’importe quel parti politique sans savoir pour quels députés ils votent.

Il reste moins de deux mois avant la date du vote… Lors des précédentes élections de 2018, 51,73 % des électeurs à l’étranger avaient voté pour le Parti de la justice et du développement (AKP), 17,75 % pour le Parti républicain du peuple (CHP), 17,31 % pour le Parti démocratique des peuples (HDP), suivis par le Parti d’action nationaliste (MHP) avec 8,01 % et le Bon parti (İYİP) avec 9,96 %.

Alors que le déclin irréversible de l’AKP se poursuit, il semble inévitable que ce classement en pourcentage à l’étranger subisse des changements significatifs à l’occasion du 14 mai.

Il ne faut pas oublier que les pourcentages de voix des partis politiques à l’étranger sont d’une grande importance pour la détermination finale des pourcentages de voix dans chaque province dans laquelle ils participent aux élections en Turquie.

Après la finalisation des résultats des élections, le classement de chaque parti au sein d’une province peut augmenter ou diminuer en fonction d’une nouvelle évaluation basée sur le taux de votes à l’étranger. Par conséquent, pour tous les partis d’opposition, le soutien qu’ils recevront des électeurs à l’étranger est d’une grande importance.

Le succès électoral à l’étranger des partis d’opposition formant l’Alliance de la Nation, l’Alliance du Travail et de la Liberté ainsi que l’Alliance des Forces Socialistes dépend non seulement des propositions qu’ils apporteront pour résoudre les problèmes sociaux et économiques des citoyens de l’émigration, mais aussi de la manière dont ils défendront les exigences démocratiques et pacifistes pour lesquelles luttent les exilés politiques turcs, kurdes, arméniens, assyriens, yézidis et grecs depuis des années…

Les exigences légitimes de l’Assemblée Européenne des Exilés

Comme l’a souligné à plusieurs reprises l’Assemblée Européenne des Exilés (ASM), qui s’est faite la porte-parole de la lutte pour les droits et la liberté des exilés politiques au cours des dix dernières années, parmi les conditions sine qua non d’une véritable démocratisation de la Turquie figurent les exigences suivantes :

– Tous les intellectuels, écrivains, universitaires, hommes politiques, progressistes, socialistes et groupes d’opposition qui ont été contraints de vivre en exil doivent recevoir l’assurance qu’ils peuvent revenir librement en Turquie concomitamment à l’annulation des poursuites et procès intentés contre eux, et recevoir des excuses pour l’injustice et les procédures irrégulières qu’ils ont subies.
– Les décisions judiciaires des tribunaux du régime de 12 septembre 1980, dont l’arbitraire est constamment mis en évidence, doivent être annulées.
– La législation issue du coup d’État du 12 septembre 1980, qui a été appliquée jusqu’à aujourd’hui, doit être abolie.
– Les enquêtes lancées par le biais des ordonnances de l’État d’urgence doivent être arrêtées.
– La pratique consistant à arrêter les exilés par l’intermédiaire d’Interpol, et visant à exercer une pression sur eux, doit être abandonnée.

Lors d’un symposium organisé par l’Assemblée Européenne des Exilés (ASM) à Cologne le 17 septembre 2022, à l’occasion des 42 ans du coup d’État du 12 septembre 1980, j’ai attiré l’attention sur les points suivants à l’approche des prochaines élections :

« L’AKP, qui est au pouvoir depuis 20 ans, n’est pas en reste par rapport à la junte qui utilisa toutes sortes de pressions et de menaces contre les dissidents à l’étranger.
 
Par une décision publiée au Journal officiel le 7 avril 2021, les avoirs de 377 personnes et organisations en Turquie ont été gelés. Le gouvernement AKP-MHP, qui se dit opposé aux juntes et aux coups d’État à chaque fois qu’il ouvre la bouche, a une fois de plus montré clairement avec cette décision que l’esprit des putschistes, des coups d’État et leur hostilité à l’égard des exilés font aussi partie de sa nature… Comme à l’encontre de Remzi Kartal et Zübeyir Aydar, qui étaient députés kurdes au Parlement de Turquie dans les années 90 et qui sont actuellement parmi les dirigeants du Congrès national du Kurdistan (KNK) à Bruxelles…
 
Ragıp Zarakolu, mon ami depuis un demi-siècle, vivant actuellement en exil en Suède, s’est vu saisir non seulement ses biens en Turquie, mais aussi sa pension.
 
De plus, profitant de la crise ukrainienne, Recep Tayyip Erdoğan a franchi une nouvelle étape audacieuse dans sa politique de chantage en conditionnant l’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’OTAN à l’extradition de dissidents de ces pays vers la Turquie. Notre ami Ragıp Zarakolu figure sur la liste des personnes à extrader.
 
La privation de la citoyenneté et le fait d’être constamment sous pression et menacé même dans un pays étranger est le problème de plus de 3 millions d’émigrés turcs qui se sont installés dans tous les pays du monde, en particulier les exilés politiques qui ont été séparés de leur pays en raison du terrorisme d’État.
 
C’est le problème des diasporas arménienne, assyrienne, kurde, yézidie et grecque qui se sont installées dans divers pays du monde à la suite de génocides et de déportations commis depuis la période ottomane.
 
C’est le problème de la nation kurde, des Kurdes du Bakur au nord, du Rojhilat à l’est, du Bashûr au sud et du Rojava à l’ouest, qui ont été forcés de vivre dans quatre pays différents à la suite d’un partage entériné par la première guerre mondiale.
 
C’est le problème de la nation arménienne, comme l’a montré tout récemment l’occupation du Haut-Karabakh par les armées azérie et turque avec la participation de mercenaires islamistes.
 
C’est le problème du peuple de Chypre du Nord, dont la volonté a été trahie par mille ruses et oppressions lors des dernières élections et contraint de vivre sous l’occupation de l’armée turque pour encore de nombreuses années ».

Oui, les élections générales ont été avancées et tous les partis ont déjà entamé une campagne électorale intensive tant en Turquie qu’à l’étranger.

L’une des tâches les plus importantes de tous les partis d’opposition et de leurs alliances est de prendre en compte les demandes des organisations démocratiques des émigrés, en particulier de l’Assemblée Européenne des Exilés (ASM), et des organisations représentant les diasporas kurde, assyrienne, arménienne, yézidi et grecque, et de refléter leur volonté dans les urnes.

Après les élections, la plus grande responsabilité dans la réalisation de ces demandes incombe au leader du CHP, Kemal Kılıçdaroğlu, qui fait la navette entre les partis pour obtenir le soutien pour son élection à la présidence de la République de l’Alliance du Travail et de la Liberté et de l’Alliance des Forces Socialistes, ainsi que des dirigeants du Bon parti (IYIP), Parti de la démocratie et du progrès (DEVA), Parti du futur (GP), Parti démocrate (DP), Parti du bien-être (SP) et des maires d’Istanbul et d’Ankara, qui se sont déclarés candidats à la vice-présidence de la République.

 

Article de Doğan Özgüden, publié sur le site Info turc