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Séisme en Syrie et en Turquie. Une catastrophe naturelle indissociable de ses tenants politiques

La catastrophe naturelle est indissociable de ses tenants politiques écrit la commune internationale du Rojava concernant le séisme du lundi qui a touché plusieurs régions (à majorité kurde) entre la Turquie et la Syrie et où la (mauvaise) gestion de la catastrophe par les autorités étatiques est critiquée sévèrement.

La commune internationaliste du Rojava a publié un communiqué dénonçant la gestion de la catastrophe guidée par des « clivages nationalistes et racistes qui divisent les peuples, avec une économie capitaliste qui privilégie le profit au détriment du bien-être, avec des politiques d’État-nation guidées par le court-termisme et l’électoralisme ».

Extraits:

« Nous pensons que les émotions ne doivent pas nous faire oublier de porter un regard politique sur la situation. Ce qui se passe aujourd’hui n’est pas un événement naturel déconnecté de la façon dont la société est organisée, avec des clivages nationalistes et racistes qui divisent les peuples, avec une économie capitaliste qui privilégie le profit au détriment du bien-être, avec des politiques d’État-nation guidées par le court-termisme et l’électoralisme. De nombreuses voix s’élèvent en ce moment pour faire appel à des sentiments de solidarité, à des valeurs universalistes. Nous soutenons ces appels, mais nous n’acceptons pas de mettre de côté le contexte socio-politique dans lequel ces événements se déroulent. Les responsabilités passées, présentes et futures ne peuvent être effacées sous couvert d’une vision humaniste qui n’a jamais existé aux yeux des régimes politiques des États-nations de la région et du reste du monde.

Contexte géographique et politique

« Le tremblement de terre de magnitude 7,8 qui s’est produit dans la nuit du 5 au 6 février a déjà fait plus de [21 000] victimes et, malheureusement, ce nombre risque d’augmenter sensiblement dans les prochaines heures. Les régions les plus touchées sont principalement des zones peuplées de Kurdes des deux côtés de la frontière turco-syrienne, historiquement négligée et opprimée par Ankara (comme à Maraş), sous l’occupation turque et d’extrémistes islamistes dans le nord de la Syrie (comme à Afrin), ayant connu la répression brutale d’Assad (comme à Alep) ou actuellement vivent sous les bombardements turcs (comme à Tel Rifaat) auxquels s’ajoutent des milliers de réfugiés qui ont fui les nombreux combats qui déstabilisent la région depuis des décennies. Cette catastrophe est donc d’autant plus aiguë que [ces] populations connaissent depuis longtemps des difficultés économiques et politiques.

Le traitement médiatique majoritaire actuel est un autre exemple criant de l’invisibilisation du peuple kurde. Peu de médias ont pris la peine de désigner les peuples vivant dans les régions touchées. L’idée n’est pas du tout de rendre cette catastrophe naturelle identitaire, car la nature ne fait pas de distinctions culturelles, mais plutôt de la maintenir liée à une réalité humaine et historique qui seule permet de vraiment comprendre les épreuves que traversent les gens. Une véritable solidarité ne peut exister qu’en prenant en considération les tenants et les aboutissants de cette réalité.

Tout sauf une surprise et bien plus qu’une catastrophe naturelle

Ce tremblement de terre est loin d’être le premier à frapper la région. La région est au carrefour de trois plaques tectoniques, ce qui en fait un lieu sujet aux tremblements de terre (par exemple, la Turquie a connu pas moins de 230 tremblements de terre dépassant une magnitude de 6 au cours du XXe siècle, dont 12 dépassant le millier de victimes). Historiquement, il y a eu de nombreuses catastrophes, dont la plus récente remonte à 1999 et a fait près de 20 000 morts. La prise de conscience de cette réalité permet de se rendre compte que le régime actuel a tout fait sauf mener une politique préventive en la matière, malgré les importantes aides européennes prévues pour des plans d’urbanisme adaptés. Depuis des années, les spécialistes de la sismologie alertent sur le risque imminent de dangereux mouvements de plaques sans que le gouvernement ne réagisse.

C’est d’autant plus scandaleux quand on connaît les liens étroits qui unissent le parti AKP et Erdogan lui-même avec le secteur de la construction, ainsi que les projets plus pharaoniques qui ont été menés depuis son arrivée au pouvoir. Les cas de corruption sont innombrables (tant au niveau des contrats publics/privés que de l’utilisation de matériaux de mauvaise qualité et du non-respect des normes), les opposants à ces projets et les journalistes qui ont tenté de faire la lumière sur ces affaires croupissent en prison en la douzaine. Les manifestations du parc Gezi à Istanbul sont un exemple qui a impliqué de larges secteurs opposés à la gentrification urbaine, aux mégaprojets et à la destruction de l’environnement.

Dans les régions syriennes, la déstabilisation et les séquelles d’années de guerre sont encore bien vivantes. Le régime de Damas, avec d’autres alliés internationaux qu’Ankara, a pourtant prouvé, au cours de la dernière décennie, qu’il était prêt à tout pour rester au pouvoir. Si l’expérience d’autonomie du Rojava est tolérée, c’est uniquement en raison de la force, de la détermination et du sacrifice dont elle a fait preuve.

Inefficacité de l’aide et répression des voix subversives

Comme l’illustrent d’innombrables témoignages (partagés via les réseaux sociaux et contrairement à la propagande du gouvernement turc, de nombreuses zones sont abandonnées à leur sort. Dans de nombreux endroits (comme Gaziantep), aucune aide n’était arrivée dans les 12 heures cruciales qui ont suivi le tremblement de terre. L’inefficacité de l’aide apportée est en partie structurelle, volontaire et due au contexte géopolitique. Aujourd’hui, sur les réseaux sociaux turcs, le nombre de commentaires appelant à se désintéresser de la mort des Kurdes, y compris des jeunes enfants, fait froid dans le dos. Le gouvernement turc a déjà proféré des menaces claires selon lesquelles toute critique des mesures prises serait considérée comme une forme de trahison et serait réprimée (une ligne téléphonique a été mise en place pour signaler de tels actes « subversifs »). La criminalisation de l’opposition, qui perdure depuis des années, ne fera qu’augmenter par un régime désespéré qui renforce un discours soi-disant unitaire qui est en réalité un autoritarisme exacerbé : « si vous critiquez, vous êtes contre nous et donc contre la nation ». Il y a quelques heures [le 8 février], le Twitter était tout simplement fermé en Turquie.

En Syrie, parmi les zones les plus touchées figurent celles sous occupation turque et aux mains de mercenaires islamistes. Cela implique une désorganisation locale et une difficulté accrue à envoyer de l’aide. L’AANES [Administration autonome du Rojava / Syrie du Nord et de l’Est] a annoncé vouloir apporter une aide aux zones adjacentes à celles qu’elle administre, tandis que le régime d’Assad veut monopoliser l’aide internationale. La situation d’embargo au Rojava est un élément qui se fait d’autant plus sentir dans ces moments-là. L’armée turque ne semble pas avoir décidé d’observer une quelconque trêve malgré la catastrophe. La région de Tall Refaat, touchée par le tremblement de terre, par exemple, a de nouveau été bombardée cette nuit (mardi 7 février).

Instrumentalisation et invisibilisation versus auto-organisation et internationalisme

La priorité est, bien sûr, l’aide d’urgence. Pourtant, il faut déjà être attentif à la manière dont cette catastrophe sera utilisée pour les prochaines élections (mai prochain) mais aussi voir quelles leçons en seront tirées. Lorsqu’une telle catastrophe survient, les blessures et les besoins ne disparaissent pas avec l’attention médiatique. Des vies et des maisons sont détruites. La reconstruction est un processus à long terme qui va au-delà du simple béton, mais qui devrait impliquer la prévention et le renforcement des capacités locales pour répondre à de tels tremblements de terre.

Il est probable qu’Erdogan et Assad prévoient déjà d’essayer d’en profiter d’une manière ou d’une autre (comme la criminalisation accrue des partis d’opposition, comme le HDP). Il est probable que cela se fera dans le respect d’une unité nationale qui n’est qu’une façade pour préserver leur pouvoir au détriment des intérêts du peuple. Les premiers signes suggèrent que cela n’aura malheureusement pas d’effet calmant sur les visées guerrières et répressives des régimes qui ne peuvent tenir que grâce à cela. Si la situation actuelle exige une réaction rapide et unilatérale, cette solidarité spontanée ne doit pas se diluer aussi vite qu’elle se manifeste, laissant libre cours à des politiques qui ont eu des effets catastrophiques sur la vie de la majorité des populations aujourd’hui si durement touchées.

Nous pensons que ce tremblement de terre est symptomatique à bien des égards des effets délétères du paradigme de l’État-nation, ennemi de l’autonomie locale et de l’auto-organisation décentralisée, d’un capitalisme qui ne recherche jamais le bien-être à long terme de le peuple mais se nourrit de crises et de conflits. La région aujourd’hui si durement touchée est aussi le lieu où s’est construit avec ténacité depuis une décennie un modèle politique authentiquement démocratique. Ce modèle est une menace pour les pouvoirs en place, c’est pourquoi il est attaqué de toutes parts.

Aujourd’hui, comme le fait l’Administration autonome, nous voulons que la solidarité s’exprime partout et de manière concrète. Demain, lorsque l’émotion sera retombée et que les caméras se seront éloignées, nous espérons que les femmes et les hommes qui vivent dans cette région du monde ne seront pas oubliés. Cela dépend de chacun de nous, c’est l’essence de l’internationalisme qui nous habite et qui ne connaît pas de frontières. Aider maintenant à atténuer l’urgence est indispensable, tisser des liens authentiques de solidarité internationaliste pour l’avenir est vital. »