PARIS – L’universitaire Gulistan Sido est originaire du canton kurde d’Afrin, le paradis d’olivier et du vivre-ensemble des peuples détruit par la Turquie lors de son invasion en mars 2018. Tout en rêvant de pouvoir retrouver ce paradis perdu, Gulistan Sido a cofondé l’association « Tresses Vertes » au Rojava pour reboiser la région et participe aux partenariats entre des associations du Rojava et des ONG et institutions européennes.
Alors que des milliers de semis d’arbres (oliviers, chênes, pins…) poussent dans des pépinières du Rojava, Gulistan est revenue en France faire une thèse en littérature orale kurde à l’INALCO, tout en continuant à travailler pour l’association « Keziyên kesk » (« Tresses Vertes ») et à tisser des liens de solidarité entre le Rojava et l’Europe.
Cette vie riche en actions de Gulistan Sido est publiée sur le site de l’INALCO:
Gulistan Sido, semer les graines de la vie et de la solidarité
Pouvez-vous vous présenter ?
Je m’appelle Gulistan Sido, je suis kurde de Syrie, originaire de la Montagne kurde « Afrine », une région montagneuse très fertile et fief d’oliviers qui s’étendent à perte de vue, terre de mes ancêtres à laquelle je suis très attachée depuis mon enfance. Nous la considérons comme notre petit paradis. Je suis née en 1979 et à deux ans, j’ai eu la poliomyélite. Avec une mobilité réduite, j’ai été confrontée à plusieurs difficultés dans ma vie. Mais cette situation particulière ne m’a pas empêchée de faire des études. J’ai grandi et fait mes études à Alep, où la scolarisation jusqu’au baccalauréat se déroulait en langue arabe.
Quel a été votre parcours universitaire en Syrie, puis en France ?
J’ai une formation littéraire à la base. J’ai pu lire et découvrir la littérature russe traduite en arabe qui, à l’époque, était abondamment publiée en Syrie. Ensuite, entre 1997 et 2001, j’ai suivi des études de littérature française à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines, au Département de langue française de l’Université d’Alep. En 2002, j’ai obtenu un diplôme d’études supérieures littéraires. Mon premier mémoire portait sur le thème de la violence dans le roman La condition humaine d’André Malraux.
En 2006, j’ai poursuivi mes études en France où j’ai fait un Master en lettres modernes à Paris III. J’ai travaillé sur le thème de la sagesse et les figures du sage dans les œuvres d’André Gide. J’envisageais de faire un Master en littérature orale kurde à l’Inalco, mais, après un retour en Syrie en 2008, j’ai eu des difficultés pour revenir en France et ces études ont été interrompues.
Alors, durant cette période jusqu’en 2011, j’ai collecté et enregistré de nombreux textes de littérature orale dans ma région natale et dans le quartier kurde Cheik Maqsoud à Alep. J’enseignais également le français à l’université d’Alep.
Dans le sillage du « Printemps arabe », le soulèvement populaire a commencé en Syrie en mars 2011 et, sous les coups de la violente répression, il s’est transformé en une guerre civile. J’ai vécu dix ans de cette guerre qui fait encore rage dans mon pays. Un long exode a commencé pour moi, d’Alep vers Afrine, puis d’Afrine vers les régions d’Al-Jazeera et enfin le débarquement et l’exil en France en octobre 2021. Là, j’ai pu m’inscrire en doctorat à l’Inalco.
Vous êtes lauréate du programme PAUSE et poursuivez votre thèse de doctorat à l’Inalco, sous la direction de Mme Ursula Baumgardt et la co-direction de Amr Ahmed (CeRMI) Sur quels sujets portent vos recherches ?
Aujourd’hui, je suis membre de l’équipe de recherche Plidam (Inalco) et du Groupe de recherche « Oralités du Monde » (ODM). Je m’intéresse aux questions des articulations et des rapports entre les deux modalités d’expressions littéraires orale et écrite. J’étudie les représentations de l’identité et de l’altérité culturelles dans la littérature orale et écrite en kurde.
Depuis 2018, Afrine est occupée par la Turquie. En janvier 2018, la Turquie a commencé à bombarder la ville et après 58 jours de bombardements, j’ai dû partir avec les autres, le 18 mars, vers la campagne et, hélas, je n’ai pas pu sauver ma bibliothèque qui contenait des centaines de livres en plusieurs langues. Fort heureusement, j’ai pu sauvegarder l’archive de mon corpus de littérature orale. Cette archive est pour moi un trésor. Ce corpus de contes oraux constitue le terreau à partir duquel s’articule ma problématique de thèse.
Depuis toujours, je vis à la lisière de plusieurs langues et cultures. Je parle le kurde, l’arabe, le turc, que j’ai appris à Alep, et le français. Ma formation en littérature française et en traduction m’a permis de me pencher sur une œuvre d’Emmanuel Roblès, la pièce de théâtre « Montserrat » dont j’ai achevé la traduction en kurde en 2022.
Dans une interview accordée à Contretemps en juin 2021, nous découvrons que vous étiez très engagée dans la création de l’Institut de langue et de littérature kurde d’Afrine en 2013 et de la première université du Rojava. Pourriez-vous revenir en quelques lignes sur le contexte et les enjeux de l’époque ? Aujourd’hui, quel est le fonctionnement de ces universités et sur quels soutiens s’appuient-elles ?
Sous la pression des populations kurdes qui se sont soulevées, les services de renseignements et l’armée du régime se sont retirés des villes kurdes : Afrine, Kobané et Al-Jazeera. Un an après, le 19 juillet 2012, la révolution du Rojava a démarré. Cette révolution s’est traduite par la construction de nouvelles institutions alternatives sociales et l’émergence d’un vrai mouvement culturel.
En mars 2013, le régime a bombardé le quartier à Alep où je vivais. J’ai dû partir et aller vers Afrine. Les régions kurdes étaient alors sous blocus, complètement isolées. Il était aussi très dangereux de se déplacer entre ces villes et les deux grandes villes, Damas et Alep.
Avec plusieurs universitaires, dans une démarche de se réapproprier notre langue, notre culture qui, depuis toujours, était marginalisée, interdite, étouffée, nous nous sommes regroupés pour fonder, en octobre 2013, le premier institut de langue et littérature kurde « Viyan Amara » destiné à la formation des enseignants en 2 ans. Pour nous, l’enseignement du kurde était un événement important et un tournant historique. En tant que membre fondatrice, j’ai participé à la préparation des matières d’enseignement et à la planification des formations en histoire, grammaire et plus spécialement en littérature kurde, en adaptant la méthodologie acquise dans mon cursus de littérature française.
Créer des universités était un réel besoin pour que les étudiants puissent continuer leurs études. En 2015, une première université voit le jour à Afrine. Trois autres universités suivront : Rojava (2016), Kobané (2017) et Al Charq à Raqqa (2021). Des dizaines de départements offrent des formations dans différentes disciplines (la médecine, l’ingénierie civile et écologique, la pétrochimie, l’agriculture, la langue et littérature kurde, la Jineolojie « science de la femme »…). Ces universités ne sont pas reconnues étant donné le statut politique des régions de l’auto-administration démocratique du Nord-Est de la Syrie. Elles sont financées par l’administration. Plus de 2000 étudiants ont déjà obtenus des diplômes et peuvent soit travailler soit continuer leurs études en Master.
En 2020, avec plusieurs collaborateurs, vous initiez le programme écologique « Tresses Vertes » au Rojava. Pourriez-vous revenir sur la genèse de ce projet, ses objectifs et réalisations ?
L’association des Tresses Vertes est une initiative écologique populaire née en octobre 2020 dans ce contexte de guerre. Lancée par une équipe de 8 personnes issues de différentes régions du Rojava, elle est basée à Qamișlo et est active dans la région du Nord-Est de la Syrie. Le projet a commencé sur une base de volontariat, sans aucun budget, et avec juste quelques graines récupérées gratuitement. Elle vise à intensifier les efforts de reforestation en mobilisant largement la société civile, et en encourageant, à travers cette mobilisation citoyenne, l’auto-administration et les municipalités à fournir les moyens nécessaires pour faire face aux fortes dégradations écologiques de la région.
Après dix années de conflit armé et de politiques destructrices orchestrées par le régime de Bachar el-Assad dans les territoires de la Syrie, notamment dans la région du « Nord-Est de la Syrie », il a fallu trouver des solutions alternatives pour faire face à de véritables catastrophes sociales, humanitaires et écologiques.
Les investissements dans des champs pétroliers, l’imposition de monocultures intensives de céréales et l’interdiction de planter des arbres ont contribué à l’avancée du désert, à l’asséchement des cours d’eau et à la pollution de l’air. Les populations, non seulement privées d’eau potable, sont également aujourd’hui confrontées à l’augmentation de maladies respiratoires et de cancers.
* En Syrie, 80% des patientes atteintes de cancer viennent du nord/est. * Il n’y a que 1,5% d’espaces verts au Rojava, alors que les recommandations internationales sont de 10 à 12%. * Au moins cinq rivières au Rojava sont aujourd’hui à sec. Par conséquent, une très grande variété de plantes a disparue. |
L’association des Tresses Vertes a pour vocation de tisser à nouveau des liens avec la vie grâce à la création de pépinières. C’est un acte de résistance. Par cette initiative bénévole, nous aspirons à préparer 4 millions de semis de différentes variétés d’arbres à replanter en 5 ans dans l’ensemble de la région.
Les objectifs spécifiques du projet sont :
– Consolider la capacité de reproduction de plants du projet Tresses Vertes, notamment sur la nouvelle pépinière de Qamishlo. Nous sommes épaulés et soutenus par la Fondation Danielle Mitterrand et la municipalité de Lyon.
– Renforcer la sensibilisation écologique au Nord-Est Syrie, et plus particulièrement une culture de soin des arbres.
– Contribuer à l’accompagnement technique et au renforcement des capacités du projet des Tresses Vertes à travers des échanges avec des spécialistes
– Contribuer à préserver/rétablir des écosystèmes sains et une diversité biologique.
– Atténuer la pression psychologique causée par la guerre en impliquant les habitants de la région dans le projet.
Partie d’une pépinière de 17 000 arbres cultivés sur un petit terrain prêté par l’Université du Rojava à Qamishlo, l’association a fait essaimé de nouveaux groupes de bénévoles et jusqu’à 10 pépinières dans les villes de Kobanê, Amuda, Derbasiyê, Tell Tamer, Hassakeh et Raqqa. Afin d’augmenter la couverture végétale tout en respectant les équilibres naturels, on a choisi des essences d’arbres adaptées aux écosystèmes locaux. On verra bientôt fleurir cyprès, pins de Beyrouth ou d’Alep, tilleuls et grenadiers dans toute la région d’Al-Jazeera. L’objectif, ambitieux, est de recouvrir 10% du territoire du Nord et de l’Est de la Syrie.
Accompagnée par un conseil scientifique, l’initiative se poursuit avec la création de cinq nouvelles pépinières de plus grandes capacités. En promouvant la participation des habitants et habitantes des territoires, les Tresses Vertes font de la mobilisation populaire le moteur de leur ambition : régénérer des milieux de vie sains et vivants dans le Nord-Est de la Syrie. Dans les écoles et les lycées, les organisations de la société civile, les communes, le travail collectif est favorisé à travers des campagnes de sensibilisation aux enjeux écologiques et des formations.
Ce programme est lauréat du Prix de la fondation Danielle Mitterrand 2022, avec quatre autres initiatives locales et populaires de la région du Nord-Est de la Syrie. Quel soutien représente ce prix pour les acteurs du projet ?
Ce prix nous a été décerné dans le cadre du réseau JASMINES (Jalons et Actions de Solidarité Municipalisme et Internationale avec le Nord-Est de la Syrie) initié et conçu par la Fondation Danielle Mitterrand. Ce réseau soutient les projets démocratiques, écologiques et alternatifs menés par la société civile au Rojava et au Nord-Est de la Syrie et œuvre à construire des ponts d’amitié et de coopération. C’est grâce à ce programme que la ville de Lyon nous a offert la première aide financière pour développer et pérenniser notre projet.
Ce prix représente pour nous une reconnaissance de ces projets. Cette distinction que nous avons méritée montre l’importance et la valeur des projets réalisés. Le prix vise à les rendre plus visibles. Il nous ouvre de nouvelles portes de soutien et de solidarité et nous prouve que nous ne sommes pas seuls et abandonnés.
Quelles sont les interactions entre ces différents programmes de la région ?
Le point commun entre ces différents programmes alternatifs est le contexte de guerre et d’embargo dans lequel ils se développent. Chaque programme représente une façon d’agir et de faire résistance. Ils se complètent et sont très vitaux dans le sens où chacun d’eux essaie de trouver des solutions et cherche à améliorer la situation. L’écologie, l’émancipation de la femme et son rôle dans la démocratisation des esprits, la réorganisation de la société et la construction d’infrastructures vitales sont des besoins essentiels pour subsister et trouver des réponses collectives locales.
Aujourd’hui, comment les populations locales font-elles face aux exactions commises par la Turquie sur leur territoire ? Sur quels soutiens pourraient-elles compter pour mener à bien ces projets ?
Face aux menaces intérieures (l’existence des cellules dormantes de l’Etat islamique) et extérieures (les attaques et les exactions commises par la Turquie), l’auto-administration démocratique du Nord-Est de la Syrie et les populations qui vivent sous sa bannière « Kurde, Arabe, Syriaque et Arménien » comptent tout d’abord sur leur propre force militaire, les Forces démocratiques syriennes (FDS), qui ont pu vaincre l’EI en 2017. Leur attachement aux valeurs portées par leur projet démocratique est basé sur un nouveau paradigme : la fraternité des peuples, la liberté et l’égalité homme-femme.
Les populations comptent également sur le soutien des grandes forces internationales qui croient aux mêmes valeurs et qui défendent les droits de peuples à l’autodétermination. Elles espèrent une prise de position plus ferme de la part de ces forces contre les attaques aériennes turques qui ont ciblé les infrastructures et les ressources de vie. C’est à travers la construction des ponts d’amitié, de solidarité et par le renforcement des relations de coopération avec les organisations et les associations de la société civile que les projets peuvent être soutenus et perdurer.
Portrait publié ici: Gulistan Sido, semer les graines de la vie et de la solidarité