PARIS – Dans une tribune publiée par Libération, des intellectuels dont Etienne Balibar, Ludivine Bantigny, Phillipe Descola appellent à « soutenir la rébellion courageuse des femmes iraniennes, et du peuple, demandant des libertés politiques et des droits égaux. »
Voici leur appel:
Les événements faisant suite à l’assassinat de Mahsa Amini, 22 ans, par la police des mœurs iranienne le 13 septembre justifient l’indignation et le plus large soutien international. Dès l’annonce de sa mort, des femmes se sont rassemblées à Téhéran. Certaines se sont affichées publiquement sans foulard, d’autres se sont filmées en train de se couper les cheveux ou de brûler leur voile. Ces images sont devenues virales. Des manifestations ont lieu dans de nombreuses villes du pays, comme Qzavin (centre), Kerman (sud) ou Sari (nord), associant non seulement des femmes et des jeunes mais toutes les classes d’âge. «Femme, vie, liberté», tel est le slogan repris à travers le pays.
Décidées en urgence et sans la possibilité de faire une autopsie de Mahsa Amini, ses funérailles ont été organisées dans sa ville natale de Saqqez, dans la province du Kurdistan, un rassemblement que les forces de sécurité iraniennes ont dispersé dans la violence. Malgré la coupure partielle d’Internet et des réseaux sociaux, on a appris que l’armée avait bombardé le Kurdistan iranien, mais aussi des activistes kurdes basés en Irak sous prétexte qu’ils seraient à l’origine de ce soulèvement…
Mobilisation à haut risque
Il faut insister sur la rébellion courageuse des femmes iraniennes, emmenant avec elles des parties de plus en plus larges du peuple iranien, qui aurait entraîné, en 20 jours, une répression féroce avec au moins 92 de morts selon une ONG iranienne basée à Oslo. Elle survient un mois seulement après la signature par le président Ebrahim Raïssi d’un décret énonçant des peines plus sévères en cas d’infraction au code vestimentaire, à la fois en public et en ligne. Une mobilisation à haut risque pour chacune et chacun des protestataires qui ne peut que forcer l’admiration si on se souvient que lors des dernières grandes manifestations de 2019, les forces de l’ordre auraient tué au moins 321 manifestants selon Amnesty International.
Bien que le déclencheur de la colère ait été le meurtre de la jeune fille kurde par les forces du régime, la crise politique est bien plus radicale. Des dizaines de villes sont «occupées» chaque nuit, souvent avec des combats de nuit, tandis que le régime ne se prive pas de tirer sur les manifestants. Comme le disent les gens dans leurs slogans, «la mort de Mahsa est un déclencheur, le principe du système est la cible». Tous les slogans qui sont lancés visent les fondements même du système, et si l’on imagine que la demande du peuple est de «retirer le hijab obligatoire», on se trompe. Les manifestants crient qu’ils ne veulent pas d’un régime religieux. Le slogan «femme, vie, liberté» semble fédérer une large part de la population iranienne.
Sous le régime iranien, pendant longtemps, différents groupes ont été exclus des arènes sociales pour diverses raisons et sont considérés comme des citoyens de «seconde zone». Cela n’inclut pas seulement les femmes, mais aussi toutes les minorités sexuelles, les ethnies, les minorités religieuses et enfin toutes les personnes qui ne cèdent pas à l’hypocrisie religieuse pour accepter le système en place, à savoir de nombreux religieux et membres du clergé. «Mahsa» apparaît comme un symbole des souffrances et des privations non seulement des ouvriers et des pauvres de la société, mais d’une grande partie de la classe moyenne. Avec les crises économiques, ils n’ont rien à perdre et n’ont pas peur d’être dans la rue en adoptant des comportements radicaux. Les slogans visent le leader suprême du régime et utilisent les pires mots contre le gouvernement religieux.
«Nous vous haïssons»
Malgré le vaste filtrage d’Internet, le régime iranien n’a pas été en mesure d’empêcher la jeunesse iranienne de communiquer avec le monde extérieur. Une des phrases qui revient beaucoup dans les écrits ou les slogans des jeunes Iraniennes et Iraniens est : «Nous vous haïssons» (régime iranien et surtout son leader). Cette haine se situe à un tel niveau que de nombreux jeunes non seulement veulent faire tomber le système au pouvoir, mais ils se disent ouvertement athées. L’espoir est revenu dans le cœur des gens.
Bien que, comme tout autre gouvernement, le régime ait encore des partisans qui dépendent de lui financièrement ou idéologiquement, le nombre de ces partisans diminue chaque jour. Le raccourcissement de l’intervalle de temps entre les protestations en Iran et les changements profonds et les grands progrès après chaque période de protestations montrent que celles-ci ne doivent pas seulement être prises au sérieux, mais être soutenues comme l’accomplissement des femmes iraniennes et des jeunes.
Il est clair que cet appel à signer cette pétition ne peut que condamner le régime et soutenir les forces politiques, à commencer par celles de gauche, qui demandent des libertés politiques et des droits égaux pour les femmes, entre autres de pouvoir porter ou non le hijab. C’est aussi cette demande qui émane de la rue ; non pas seulement contre la répression politique et le régime en place mais pour un gouvernement démocratique.
Sachons l’entendre !
Premiers Signataires :
Alain Badiou, ENS /ULM ; Etienne Balibar, Kingston University London ; Ludivine Bantigny, Université de Rouen ; Alain Bertho, Paris 8 ; Christophe Blanchard, Paris 13 ; Patrick Bruneteaux, CNRS /Paris 1 ; Marion Carrel, Université de Lille ; Frédéric Charles, Université de Picardie ; Raymond Debord, Université Toulouse 3 ; Agnès Deboulet, Paris 8 ; Philippe Descola, Collège de France ; Dominique Desjeux, Université Paris 5 Sorbonne ; Didier Fassin, Collège de France /Institut d’étude avancée de Princeton ; Eric Fassin, Paris 8 ; Nacira Guénif, Paris 8 ; Barbara Glowczewski, CNRS /Collège de France ; Hengameh Hoveydah, écrivaine ; Marcel Jaeger, CNAM ; Laurent Jeanpierre, Paris 1 ; Michel Kokoreff, Paris 8 ; Dany Lang, Université Sorbonne Paris Nord ; Loïc Le Pape, Paris 1 ; Ewa Martin, Science-Po Grenoble ; Nonna Mayer, Science-Po Paris ; Lamia Missaoui, Université de Saint-Quentin-en-Yvelines ; Albert Ogien, CNRS /EHESS ; Willy Pelletier, Université de Picardie ; Thomas Piketty, EHESS ; Frédéric Régent, Paris1 ; Nicolas Roinsard, Université de Nantes ; Alessandro Stella, CNRS-EHESS ; Sophie Wahnich, CNRS /EHESS…