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TURQUIE. Les restes d’un combattant kurde enterrés plusieurs fois à cause de la guerre anti-kurde

Alors que l’opinion publique mondiale est scandalisée par l’attaque récente du cortège funèbre de la journaliste Shireen Abu Akleh par des soldats israéliens, le journaliste Maxime Azadi nous raconte la guerre livrée aux morts kurdes par l’État turc depuis longtemps déjà. Azadi retrace la chronologie macabre de la persécution du corps d’Hüseyin Döner, un combattant kurde tué à Kobanê et dont les restes ont été déterrés et enterrés plusieurs fois par les autorités turques après que les forces armées turques aient détruit la tombe…
 
Voici l’article de Maxime Azadi :
 
Guerre contre les morts: Une personne peut-elle être tuée cinq fois?
 

L’État turc mène une guerre terrible non seulement contre les vivants mais aussi contre les morts des Kurdes. Un rapport fait la lumière sur cette guerre.

« Une personne peut-elle être tuée cinq fois ? Lorsque Hüseyin Döner a été tué à Kobané (au Rojava, Kurdistan syrien), sa famille a beaucoup souffert. Il a été tué pour la deuxième fois lorsque le cimetière de Garzan (dans la province de Siirt), où il avait été enterré, a été détruit. Il a été tué une troisième fois lorsque son corps a été enlevé. Il a été tué la quatrième fois, lorsqu’il a été enterré sous un trottoir à Kilyos, une ville turque dans la province de Sariyer, et la cinquième fois lorsque son corps a été emmené à Hizan et enterré là-bas. »

Ces propos, cités dans le rapport préparé par Dr. Dennis Arbet Nejbir pour l’Observatoire de la justice de Mésopotamie, basé à Londres, appartiennent à la belle-sœur de Hüseyin Döner, Gülperi Döner. Kurde de Turquie, Hüseyin Döner avait été tué en 2014 dans des combats avec Daech (l’État islamique).

Le cimetière de Garzan se trouvait dans le village kurde de Yukarı Ölek (Oleka Jor en kurde). Plus de 270 corps des combattants kurdes avaient été déterrés en décembre 2017 par les autorités sans prévenir les familles. Les restes de ces personnes avaient ensuite été enterrées dans des boites en plastique sous un trottoir à Kilyos, à plus de 1500 km loin de Siirt.

Suite à l’appel de nombreuses organisations et des familles pour la restitution de dépouilles, le ministre de l’Intérieur, Süleyman Soylu, avait affirmé en décembre 2020 que ces corps avaient été déterrés sur ordre de la justice. « Une organisation terroriste les a amené et a enterré plus de 270 terroristes dans un endroit » avait dit le ministre, faisant référence à la cimetière de Garzan.  « La justice a décidé (…) Nous sommes un État de Droit. Nous respectons à la fois les tombes et les morts. C’est vous qui ne respectez pas les tombes » avait-il ajouté.

Dr. Nejbir affirme que les attaques visant les tombes est un concept de l’État turc. « Avec les couvre-feux en 2015 dans de nombreuses villes kurdes, une nouvelle guerre systématique a été lancée. Il s’agit d’une pratique sans précédente. Cette guerre visait les tombes. Dans les années 1990, il y avait eu des attaques contre les funérailles, mais les tombes n’avaient jamais été visées d’une telle ampleur. Cette situation semble être une nouvelle méthode de +guerre moderne+ utilisée par le régime d’Erdogan. »

Le rapport indique que la guerre menée par l’État turc contre les tombes et les cimetières kurdes dans onze villes est « l’expression d’une politique d’extermination de la Turquie envers les Kurdes. »

  • Plus de 1600 tombes complètement détruites

Même s’il n’existe pas de données précises sur le nombre exact de tombes détruites et endommagées, celles qui sont incomplètes et limitées obtenues grâce à des études empiriques et des entretiens, « révèlent la nature généralisée et systématique de ces attaques », selon le rapport.

Le rapport constate que les forces turques ont mené au moins 122 attaques contre des cimetières kurdes entre le 17 septembre 2015 et le 4 avril 2020.

En raison de cette guerre en cours contre les cimetières, au moins 1 644 tombes ont été complètement détruites et 2 926 autres ont été endommagées, dénonce le rapport.

  • Dix-huit cimetières entièrement détruit

Le rapport souligne qu’au cours de la même période, dix-huit cimetières de membres du PKK dans onze villes du Kurdistan de Turquie ont été complètement détruits par des bombardements aériens ou à l’aide d’explosifs.

Dénonçant une nouvelle guerre systématique depuis 2015, Nejbir rappelle que « la dimension psychologique de la guerre menée par les Turcs dans les années 1990 consistait davantage à exposer les corps ou à ne pas les enterrer. »

« Lors des couvre-feux en 2015-2016, des crimes contre l’humanité ont été commis et les Kurdes ont été punis collectivement. La guerre qui était notamment menée dans les villages au cours des années 1990 a gagné les villes et a causé de grandes destructions » a-t-il ajouté.

Le rapport dresse aussi une liste des tombes détruites par ville :

  • 900 tombes ont été complètement détruites et 1 475 autres ont été endommagées à Şırnak 
  • 143 tombes ont été complètement détruites et 340 ont été endommagées à Diyarbakir,
  • 200 tombes ont été complètement détruites et 369 autres ont été endommagées à Batman,
  • 150 tombes ont été complètement détruites et trois ont été endommagées à Tunceli (Dersim),
  • 41 tombes ont été détruites, 69 tombes ont été endommagées à Van
  • 200 tombes ont été détruites à Siirt,
  • 232 tombes ont été détruites à Mardin,
  • Neuf tombes ont été complètement détruites et trois autres ont été endommagées à Sanliurfa,
  • 267 tombes ont été complètement détruites à Bitlis,
  • 54 tombes ont été complètement détruites à Hakkari,
  • 27 tombes ont été complètement détruites et huit autres ont été endommagées à Muş,
  • 80 tombes ont été détruites à Bingöl.

En outre, le rapport indique que le nombre de tombes détruites ou endommagées lors des bombardements de certains cimetières à Ağrı, Mardin et Kars n’ont pas pu être vérifiés, ce qui suggère que le bilan de cette guerre pourrait être beaucoup plus lourd.

  • Une attaque organisée sans pareil dans le monde

Dr. Nejbir affirme que depuis 2015, il y a également eu des attaques contre des tombes de guérilleros en dehors des villes kurdes, comme Ankara, la capitale, et Izmir, sur la mer Égée, tout en soulignant que les attaques contre des cimetières constituent un crime de guerre.

Le rapport indique que le HDP a déposé au moins 23 propositions à l’assemblée turque sur le sujet en 2019 et 2020, mais aucune réponse n’a été reçue. Considéré comme pro-kurde mais qui représente la diversité et les minorités, le Parti démocratique des peuples (HDP) est la troisième partie politique à la Grande Assemblée nationale de Turquie, malgré une répression sans précédente.

Citant des exemples d’attaques contre des cimetières au Rwanda, en Bosnie, en Israël et au Sri Lanka, Dr. Nejbir affirme cependant « qu’il n’y a jamais eu des attaques aussi systématiques et organisées dans l’histoire moderne contre des tombes pendant une si longue période avec de tels dégâts. »

Sur le plan international, la destruction totale ou la profanation des tombes kurdes n’ont eu aucune réaction. Las profanations de tombes font souvent l’objet de l’actualité en Europe, mais la destruction systématique de cimetières ou de tombes sont rares dans l’histoire récente du monde. Par définition, la profanation est une atteinte au respect du sacré. Pour certains sociologues, une atteinte à la personne, pour d’autre une crime de haine. En septembre 2015, trois experts onusiens des droits de l’homme en Iran, de la liberté de religion, et des problèmes des minorités avaient la destruction d’un cimetière bahaï à Chiraz par les Gardiens de la révolution. Créé dans les années 1920, 950 membres de la communauté bahaïe ont été enterrés dans cette cimetière qui avait fait l’objet de démolition fin avril 2015. « Les attaques contre les cimetières sont inacceptables et constituent une violation délibérée de la liberté de religion ou de conviction », avait alors dénoncé Heiner Bielefeldt, Rapporteur spécial sur la liberté de religion ou de conviction.

Pour anthropologue française Véronique Nahoun Grappe, cité dans le « Dictionnaire encyclopédique de la Deuxième Guerre mondiale » (Edition: Paris, Robert-Laffont, Col. Bouquins Chapter: Profanations), le « crime de profanation » consiste dans la violence gratuite de l’agresseur, la cruauté, la volonté de salir à travers les représentations du sacré (que sont les personnes, les édifices religieux, les objets de culte, ainsi que le corps des morts), afin de dépersonnaliser l’agressé, en l’avilissant, en niant son humanité, ou de l’anéantir.

Selon le rapport sur la destruction des tombes kurdes, les attaques sont un concept d’État, puisqu’il y a aussi des décisions prises par la justice turque pour la destruction des tombes. Par exemple, le bureau du procureur général de Malazgirt, dans la province de Mus, a refusé d’ouvrir une enquête après la plainte du HDP concernant la destruction de tombes et a invoqué une décision de justice pour justifier son refus. Pour le procureur général, les inscriptions sur les tombes fessaient de la propagande de l’organisation « terroriste ». Après la destruction, les familles des combattants ont également fait l’objet de poursuites pénales.

  • Ils veulent détruire la mémoire de la résistance

Pour Dr. Nejbir, « l’État turc, avec ces crimes odieux, vise à effacer les traces matérielles de la résistance du PKK dans le cadre d’un politique d’extermination et à empêcher que cette résistance ne se transforme pas en une mémoire collective. »

Il affirme qu’il a préparé ce rapport pour archiver et enregistrer les crimes de guerre commis par l’État turc en vue d’une action dans l’avenir devant les tribunaux internationaux.

« Nous avons également soumis ce rapport aux Nations Unies pour qu’elles prennent des mesures » ajoute-il.

Les familles des victimes avaient récemment saisi la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).