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Le mouvement kurde et le travail de mémoire du génocide arménien encore menacés par l’État turc

Ce 24 avril 2022, la majorité des Français avaient les yeux rivés sur l’élection présidentielle. Les années précédentes, c’était pourtant bien la mémoire du peuple arménien massacré qui retenait toute l’attention.
 
Le 24 avril – une date choisie en référence à la rafle d’intellectuels arméniens de 1915 – est en effet devenu officiellement depuis 2019 une journée de commémoration du génocide arménien, que la France reconnaît dans la loi depuis 2001.
 
Cette année-là, le Premier ministre Édouard Philippe avait assuré que « la France entend contribuer à faire reconnaître le génocide arménien comme un crime contre l’humanité, contre la civilisation ».
 
Un génocide toujours nié par l’État turc
 
Lorsqu’un évènement malheureux survient au Kurdistan de Turquie, il est coutume de s’exclamer, comme on invoquerait la fatalité : « Cent ans de malédiction ! » L’origine de ce dicton populaire et le fantôme qu’elle évoque ne font aucun doute. Il se réfère au génocide des Arméniens, déclenché dans l’Empire ottoman en avril 1915 par le Comité Union et Progrès.
 
Dans les régions kurdes, les chrétiens (près d’un tiers de la population, Arméniens et Assyriens) furent massacrés et déportés avec la participation de collaborateurs locaux, au nom d’une fraternité turco-kurde conçue sous la bannière de l’islam.
 
Ce crime fondateur fait l’objet d’un négationnisme farouche en Turquie. Les élites de l’État-nation turc, depuis sa naissance en 1923, ont fait de ce déni un socle de l’histoire officielle, et lourdement criminalisé les voix et mémoires dissidentes. Diffusé depuis le sommet de l’État, le discours négationniste, enseigné à l’école, a tôt infusé l’ensemble de la société, dont une partie a hérité des biens arméniens confisqués et accaparés.
 
Pourtant, dans la capitale politico-culturelle du Kurdistan de Turquie, Diyarbakır, en 2015, des milliers de personnes ont œuvré à la commémoration du centenaire du génocide, point culminant du réveil de mémoire, dont le Kurdistan des deux décennies précédentes avait été le berceau. L’articulation publique de cette contre-mémoire s’inscrit dans un mouvement plus large d’éveil de la société civile.
 
La contestation du récit national turc
 
Dès les années 1990, de nombreux groupes sociaux en Turquie (femmes, mouvement LGBTI+, « minorités » religieuses et ethniques du pays) s’élèvent contre un récit officiel qui les a occultés, invisibilisés, criminalisés. Ils revendiquent une histoire propre, qui diffère de la glorieuse, linéaire et très nationaliste histoire imposée par les vainqueurs. Des bribes et fragments de mémoire diffus, jusqu’alors confinés dans la sphère privée, se rencontrent désormais sur la scène publique. Ces prises de parole se font écho les unes aux autres, se stimulent, et parfois se découvrent une relative communauté de destin, celle d’une oppression et d’une violence étatique récurrentes.
 
C’est ainsi notamment que le passé des Arméniens et celui des Kurdes s’unissent sur un même registre « victimo-mémoriel ». En région kurde, des habitants « se souviennent » de cette mise en garde attribuée à des Arméniens sur le chemin de la déportation à leurs voisins kurdes : « Nous sommes le petit-déjeuner, vous serez le dîner ! »
 
Beaucoup plus proche dans le temps, les soldats turcs faisant la guerre aux combattants du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), – qu’a lancé sur le sol turc une guérilla de décolonisation – dans la terrible décennie 1990 ne s’évertuaient-ils pas à les traiter de « bâtards d’Arméniens », la sinistre inscription conquérante et raciste.
 
La tentative de faire émerger une conscience publique du génocide

Avec l’apaisement relatif du conflit et les nouvelles dynamiques sociales, les années 2000 sont propices à la remémoration et au questionnement. Il apparaît que la langue maternelle des Kurdes (longtemps interdite), leur toponymie (turcisée mais toujours en usage), les récits de leur histoire orale et, plus silencieusement, leurs paysages, charrient irrémédiablement la mémoire de ce génocide. N’est-il pas temps, alors, de se confronter à ce passé, de se détourner de la voie des nationalismes excluants qui ont ensanglanté la région ? Pour qu’advienne le terme des « cent ans de malédiction » ne faut-il pas se confronter au passé ?
 
Entraînée par les prises de parole profanes issues de la société civile et par un très fort désir de retour à la paix, l’émergence de la mémoire refoulée de 1915 fut aussi favorisée par la mue idéologique du mouvement kurde, qui dominait alors très largement la politique locale. En s’éloignant d’un prisme kurdocentré, fort d’un projet politique d’émancipation misant sur la résolution pacifique des conflits et la cohabitation des différences, celui-ci accompagna le déploiement du travail de mémoire qui s’opère dans le champ social. Ce travail de mémoire, pleinement embrassé par les municipalités kurdes, a débouché sur des actes symboliques très forts notamment à Diyarbakir (restauration de monuments arméniens, changement de nom de rues, monuments d’hommage, etc.).
 
Entre 1999 (accession du mouvement prokurde légal à la tête de la mairie de Diyarbakır) et 2015, divers acteurs se sont mobilisés pour la réhabilitation du passé multiculturel de la région et la reconnaissance du génocide de 1915. Cela s’est traduit par une multitude d’initiatives, de la recherche académique au champ littéraire, de l’organisation de rencontres, discussions et festivals à des entreprises architecturales, commémoratives et muséales, jusqu’aux excuses publiques au nom du peuple kurde. La commémoration qui eut lieu en 2015, en présence de figures de proue du mouvement kurde (comme la mairesse de la ville Gültan Kışanak et le co-président du Parti démocratique des peuples Selahattin Demirtaş, tous deux actuellement derrière les barreaux), a constitué l’apogée de ce long cheminement.
 
Le retour en force négationniste
 
Las ! Entre 2015 et 2021, après l’échec du processus de paix initié en 2013, une nouvelle offensive de l’État turc a conduit au presque anéantissement des efforts et réalisations de ce processus mémoriel polymorphe. L’« ouverture kurde » promise par Erdoğan à l’aube de son second mandat a été maigre et de courte durée : quelques avancées symboliques, mais surtout des pourparlers de paix historiques, dont les espoirs ont été balayés dès 2015 par un retour à l’option belliciste et répressive. Depuis la reprise de la guerre contre le mouvement kurde, la violence étatique, militaire et judiciaire s’est à nouveau abattue massivement, non seulement dans les régions kurdes, mais aussi contre tous les acteurs de la société civile qui osaient élever une voix critique en Turquie. Au Kurdistan, les autorités locales élues ont été remplacées par des kayyum (administrateurs) nommés par le gouvernement, parfaite incarnation du despotisme étatique.
 
À la suite de cette offensive de l’État, on assista également au retour en force d’un discours kurde de déni de responsabilité vis-à-vis du génocide de 1915. Il ne faut pas oublier, en effet, l’existence de voix kurdes depuis le début hostiles à ce processus de reconnaissance.
 
Cette hostilité s’ancrait dans des perspectives diverses. Les uns pensaient qu’à travers la « repentance », les Kurdes s’affaiblissaient et endossaient à tort le « crime du maître » (l’État turc est pour eux le seul coupable). D’autres, partisans d’un Kurdistan kurdo-kurde, ne voulaient pas entendre parler d’un passé kurdo-arménien susceptible d’entacher l’homogénéité et les revendications territoriales d’un nationalisme kurde classique. D’autres enfin, islamistes radicaux, s’appropriaient sans réserve la part de la propagande étatique consistant à dénoncer le mouvement kurde dans son ensemble comme un mouvement au service des intérêts arméniens et occidentaux.
 
La mémoire du génocide, ennemie de l’État turc
 
Si ces voix avaient été de fait marginalisées et discrètes durant la montée en puissance du mouvement de réhabilitation de la mémoire arménienne, elles se sont exprimées sans retenue après l’offensive gouvernementale belliqueuse et mémoricide de 2015.
 
Au cours de celle-ci, le quartier historique de Sur à Diyarbakır, qui accueillait notamment l’église arménienne Surp Giragos restaurée avec l’appui politique et économique de la municipalité et le « Monument de la conscience commune » érigé deux ans auparavant, a été rasé en deux temps : par l’armée lors des affrontements des « guerres urbaines » de 2015, puis par la politique d’expropriation-reconstruction qui a suivi. Ce dernier exemple est emblématique de la permanence du désir d’annihilation de tout retour des traces de l’ancienne présence arménienne qui obsède les autorités turques depuis plus d’un siècle.
 
La brutalité du mémoricide et le retour du cycle infernal de la guerre et de la répression ont coupé court à l’extraordinaire travail de mémoire accompli sur le long chemin de la reconnaissance. Ce processus fut d’autant plus singulier et profond qu’il s’est déroulé dans un État-nation négationniste, au sein d’un groupe subalterne (Kurdes) dont les acteurs ont la particularité d’être aussi, pour partie, les descendants de perpétrateurs directs du génocide aux côtés du groupe dominant au pouvoir un siècle auparavant.
 
Il mérite d’être salué et raconté notamment car il fait apparaître combien la reconnaissance du génocide des Arméniens, la lutte pour les droits des Kurdes, et la possibilité démocratique en Turquie restent intimement et irrémédiablement interreliées.
 
Par Adnan Çelik
 
Chercheur anthropologue et historien, Sciences Po Lille, Adnan Çelik est chercheur invité à l’Université de Cambridge et fait partie d’un projet de recherche sur les relations turco-arméniennes accueilli par le Programme interconfessionnel de Cambridge (Cambridge Interfaith Programme) et financé par la Fondation Calouste Gulbenkian.
Article publié initialement par le site The Conversation