Pour celles et ceux qui ne savent pas encore ce que c’est la Jineolojî, voici un texte sur la définition et la nécessité de la Jineoloji (science des femmes) que nous avions traduit pour le Mouvement des femmes kurdes en Europe en 2016.
Les réponses des mouvements féministes aux problèmes relatifs aux questions existentielles des femmes et aux questions liées à l’essence féminine sont diverses et multiples. Les affirmations vont de “La femme n’a pas de nature immuable” jusqu’à “Il existe une nature féminine.” Certaines d’entre nous pensent que la femme a une nature différente alors que d’autres pensent que ce n’est pas le cas. Enfin, d’autres défendent l’indifférenciation du genre. Certains mouvements féministes affirment que dans l’histoire il y a eu des sociétés matriarcales, mais d’autres considèrent qu’on ne dispose pas de preuves de l’existence de ces sociétés, que ceci est une interprétation romantique de l’histoire.
Les différents courants féministes s’accordent à dire qu’il y a un problème, mais ils divergent quand il s’agit de définir l’origine du problème. Certains accusent le capitalisme, d’autres le patriarcat, ou encore les religions. Les idées avancées par les femmes, quand à la nature de la femme, qu’il s’agisse d’universitaires ou qu’elles soient issues du mouvement socialiste ou de mouvements de femmes s’enracinant dans diverses traditions politiques, partagent de nombreux points communs, mais elles ont aussi des divergences profondes. Si l’on prend en considération le fait que le système nous impose des identités féminines, mais aussi que des caractéristiques imposées finissent par constituer notre existence, ce morcellement devient encore plus accentué.
Nous devons questionner, avec un point de vue sensible et mature, les effets de ce morcellement sur le positionnement idéologique de la femme face à la pensée et à la réalité de vie institutionnalisées de l’idéologie patriarcale. Nous devons – sans nous prendre les pieds dans les structures de la pensé créées par le libéralisme- découvrir des sentiers nous permettant d’accéder à toutes les strates des ruines millénaires de notre vie, de notre histoire, de notre économie, de notre art, ces réalités jadis si majestueuses, qui se sont effondrés et pèsent sur nous. Nous sommes la principale strate sociale définie par l’histoire. C’est pourquoi il ne faut pas brouiller notre esprit en débattant de nos problèmes existentiels à partir de nos réalités présentes uniquement. Nous devons – avec un esprit alerte et clair- nous pencher sur notre histoire. Dans la définition de notre existence nous devons pouvoir atteindre un certain nombre de points communs. Pour cela, nous devons tendre un miroir à notre existence actuelle.
Nous sommes des femmes qui participent à la révolution du Kurdistan, à partir des acquis quantitatifs et qualitatifs accumulés entre la fin des années 1970 et le début des années 1990. Nous sommes un mouvement féministe de libération ayant vécu des années révolutionnaires qui ont inscrit la liberté dans notre époque avec la formation de l’armée des femmes en 1993, la création de l’Union de la Liberté des Femmes de Kurdistan (YAJK) en 1995, le lancement de l’Idéologie féminine de la libération et le Projet de la vie libre et de la transformation de l’homme en 1998, l’expérimentation de la création d’un parti en 1999 et les expérimentations du Contrat social et du Confédéralisme féminin en 2000.
Nous sommes un mouvement qui a expérimenté certaines façons de transformer le sens ou le potentiel en vérité. L’exemple le plus important en date est notre résistance héroïque à Kobanê, au Rojava. Ce dont nous avons besoin est que cela se pérennise, devienne notre manière de vivre et une habitude, pas seulement dans des moments particuliers ou quand nous y sommes obligées. Grâce à notre identité de femme, grâce aux valeurs et au potentiel de sens qu’elle porte en elle, nous pouvons émanciper non seulement les femmes, mais toute l’humanité. Toutefois, pour que cela puisse se réaliser pleinement dans l’ensemble de vie sociale et dans la totalité de notre caractère individuel, nous avons besoin d’atteindre de manière plus forte la science, la connaissance et la philosophie. Dans cette lutte, nous considérons la Jineolojî comme étant le savoir fondamental éclairant le chemin qui nous mènera à la vérité. De même, elle est la science de la société et de la vie; celle de la vie sociale, celle de la vie libre et égale. En somme, elle est la science de la femme du paradigme de la modernité démocratique.
Qu’est-ce que la Jineolojî ?
Chaque nouveau savoir reflète l’état d’esprit de son époque. La Jineolojî en tant que savoir du XXIème siècle, reflétera l’esprit de la révolution féminine. Elle orientera et alimentera cette révolution, en même temps qu’elle sera déterminée et nourrie par celle-ci.
Alors que le capitalisme cherche à bâtir le XXIème siècle sur les meurtres de femmes, au mot d’ordre de “Tuez les femmes d’abord !”, Öcalan veut le vitaliser par la vie de femme en lançant l’appel ”Sauvez les femmes d’abord !”. La Jineolojî s’accroitra grâce à cette conscience. Comme le dit Öcalan, ‘‘Le mouvement des femmes est un mouvement du XXIème siècle. La révolution des femmes est un sujet du XXIème siècle. Si l’humanité réalisait un renouveau d’envergure, elle attendrait cette profondeur par sa dimension féminine. Notre époque nous oblige à donner la priorité à la révolution féminine. La société a besoin d’une deuxième révolution féminine.” Ces deux besoins soulignés ici par Öcalan constituent à la fois la raison de l’apparition de la Jineolojî et le sol fertile sur lequel la Jineolojî se développera. Son accroissement provoquera la deuxième révolution agro-paysanne et la deuxième révolution de femme dont notre société a tant besoin. Le développement de la révolution agro-paysanne et la révolution féminine seront les moteurs de l’accroissement de la Jineolojî.
En effet, la Jineolojî ambitionne de faire émerger les dynamiques sociales et de les graver dans l’esprit de l’époque. Dans une perspective révolutionnaire, elle vise à entreprendre la société, sans catégorisations, en sorte que cette dernière serve ses dynamiques propres. Elle croit en la capacité des femmes qui sauront décider librement que faire, qui être, comment vivre dans cette société-là. La Jineolojî désire réinterpréter – par la perspective et l’intelligence de la femme – les valeurs, les expériences, les vécus et les blocages des femmes de tous les milieux sociaux, accumulés au fil de leur histoire de lutte. Ceci pour l’épanouissement d’une société et des individus libres. S’approprier les trésors féminins insoupçonnés du passé avec l’esprit du XXIème siècle donnera une impulsion forte à la révolution féminine. Si nous l’isolons de la résistance, la Jineolojî n’aura aucune valeur. D’ailleurs, si cette révolution qui se vit quotidienne n’avait pas eu lieu, le besoin en la Jineolojî n’aurait pas vu le jour.
La Jineolojî est un terme original composé du terme kurde “jin” qui veut dire femme et de “- lojî” qui vient du grec λόγος, logos, « discours, raison ». La Jineolojî aspire à être la science qui analysera tous les faits concernant la femme, les problèmes rencontrés dans les relations homme/femme et les réponses radicales d’égalité et de liberté, en restant fidèle aux procédés rigoureux et aux méthodes précises de la science. Elle analysera également la construction sociale de la féminité et de la masculinité et les conceptions sexistes et traditionnelles. Elle se donne pour but de trouver les méthodes et le chemin pour conduire les hommes et les femmes à l’existence humaine et à la libération.
Les attaques de la raison virile ont détruit les sciences et les technologies, les arts et la culture, la pensée et les religions organisées autour de la femme à l’époque néolithique. Cette raison virile s’est institutionnalisée en détruisant, en dénigrant et en effaçant progressivement de nos mémoires les institutions et les bases spirituelles et matérielles de la vie sociale axée sur la femme. Elle a créé la mythologie, les religions et les sciences au service de l’État et des savoir-pouvoirs. Elle a maudit tous les aspects sacrés de la vie sociale construits autour de la femme, et a créé ses propres entités sacrées d’une part en pillant les acquis et les valeurs de ce passé et d’autre part en vidant de leurs sens ce qui en restait. Est-ce que la science – qui considère l’objectivisme et le positivisme comme l’ordre de Dieu – pourrait accorder une place à un être que les mythologies, la philosophie et les religions maudissent et considèrent comme l’amie du diable ?
C’est pourquoi, il est utile de s’arrêter sur la conception scientifique – dont le caractère éminemment viril a été totalement démasqué – mais aussi sur les descriptions religieuses, artistiques et philosophiques de la femme. Ces descriptions et la conception de la vie qui en découle, sont à l’origine des graves problèmes sociaux rencontrés aujourd’hui. Dans cette perspective, la Jineolojî considère comme essentielle la définition et le rôle de la femme au sein de la société dans l’examen et la résolution des problèmes. Elle n’est donc pas uniquement une science qui analyse les femmes en tant que groupe sexué et qui produit de la connaissance en sa faveur. En partant du fait que chaque savoir doit être social, nous pensons que ce caractère social doit prendre forme, historiquement et de manière actuelle, autour de la femme.
La Jineolojî est une science qui refuse toutes les définitions erronées de la femme qui se trouvent au fondement des problèmes sociétaux. Elle est une vérité alternative qui s’emploie à exposer scientifiquement les erreurs et à apporter des définitions de la femme qui emmèneront la femme et la société vers la vérité. Ainsi, elle montrera d’une part, que la vie, la société et la réalité de la femme sont inséparables. D’’autre part, elle démasquera l’esclavagisme imposé à la femme comme une construction sociale en révélant les moments décisifs de ce processus de construction. C’est une science qui s’efforcera de trouver comment, quand, pourquoi, par quel moyen et par qui, Jin (la femme) et Jîyan (la vie) ont cessé d’être elles-mêmes. Elle cherche à déterminer les conséquences de cela sur l’ensemble de la société en vue d’unir de nouveau Jin et Jiyan avec leur propre sens qui sont la vie et la femme. La Jineolojî sera un départ contre tous les savoir-pouvoirs qui s’enracinent dans le sexisme.
La Jineolojî est essentiellement une science de la femme mais elle sera avant tout la science du dépassement de la vie sociale muselée et de la centralité du pouvoir. Autrement dit, la Jineolojî tâche de soigner, de réparer tout ce qui blesse, détruit et salit la réalité de la vie sociale. C’est pourquoi, pour nous, le seuil de cette science est l’intention de se purifier mentalement et spirituellement avant de nous engager sur la voie de la Jineolojî.
Qu’est-ce que la Jineolojî, que nous définissons comme la science de la femme ? Que fait-elle ? Que vise-t-elle ? Comment fonctionne-t-elle ? Quelles seront ses méthodes ? Quelle est la philosophie éthique-esthétique, ontologique et épistémologique de la Jineolojî ? Quelles sont les groupes sociaux responsables du développement de la Jineolojî ? Comment la Jineolojî distinguera-t-elle les différentes théories épistémologiques afin d’accepter certaines et de refuser d’autres ? A quoi la Jineolojî correspondra-t-elle dans la vie sociale ? Face à quoi et comment la Jineolojî se positionne-t-elle ?
La Jineolojî est-elle un besoin?
Devant nous se trouve l’immense cimetière de la science positiviste avec ses théories et ses pratiques de champs de recherche très divers. Oui, nous avons des raisons multiples et variées d’élaborer la Jineolojî en tant que science pratique. Une partie de ces raisons sont négatives comme la violence, l’exploitation, l’humiliation, “l’anéantissement idéologique”, le négationnisme… D’autres raisons sont positives; celles qui trouvent sa justification dans la nécessité de découvrir et de partager le grand potentiel que recèle l’intériorité féminine.
“Être femme signifie peut-être être l’humain qui est le plus en difficulté”, dit Öcalan. Qui d’autre que les femmes – qui sont violées, assassinées par leurs proches, enlevées et vendues comme des esclaves sur les marchés par les gangs organisés du système de la modernité capitaliste, qui sont harcelées dans la rue, qui sont exploitées à la maison et la main d’œuvre bon marché du travail – peut comprendre et ressentir cette parole ? Qui d’autre que les femmes guérillas qui se battent contre le visage le plus impitoyable des guerres, qui d’autres que les femmes qui résistent dans les geôles et dans les rues peut-il le savoir ?
La modernité capitaliste décime la société en mettant la femme dans la situation la plus difficile. Elle décime la société en décimant la femme et vice versa. De cette manière, on tient la société au bord du gouffre, du suicide ou de la folie. La Jineolojî se développe comme un savoir qui permettra d’arrêter ce carnage qu’on fait subir aux femmes et à la société, de découvrir ses origines, de l’analyser et de l’affranchir avec la raison-émotion féminine. La science de la transformation de celles qui sont dans la plus grande détresse vers celles qui sont les plus libre !
L’anéantissement idéologique est le produit du sexisme. C’est un des plus grands crimes commis envers les femmes. Pendant des milliers d’années, les outils de la coercition que sont la violence et les outils d’ordre idéologique ont été utilisés conjointement afin de représenter la femme tour à tour comme un être sans valeur, inutile, sans raison, nuisible, dangereux, et de faire accepter cette représentation à l’ensemble de la société. En fin de compte, c’est devenue une croyance, une culture. Öcalan appelle “la première rupture contre-révolutionnaire”, la période durant laquelle les discours mythologiques ont développé ces représentations au sein de la formation culturelle au Moyen-Orient. “La deuxième grande culture du féminicide” désigne l’’époque des religions monothéistes, durant laquelle ont eu lieu un certain nombre d’évolution concernant la place de la femme. C’est à cette période que la contre-révolution, qui avait la forme de la culture, est devenue Loi, en se déguisant en ordre divin. Tous ces développements prennent appui sur l’idéologie sexiste du pouvoir. Öcalan affirme que “Notre slogan à venir est de réaliser la troisième grande rupture sexuée qui sera en défaveur de l’homme.”
Il est clair que la majorité des travaux dénigrés sous l’appellation de “travail de femme”, s’appuient sur les fins calculs mathématiques, sur la gestion complexe du temps et sur les connaissances analytiques et émotionnelles. Ce que nous aimerions dire par là, est que nous avons des centaines de raison fondées par des centaines de valeurs positives pour nous conduire vers la Jineolojî. Nous avons besoin désormais de découvrir et de nommer tout ce qui nous a été volé au cours des millénaires. La Jineolojî archivera, puis systématisera ces découvertes. Elle les mettra au service des progrès scientifiques travaillant avec la raison et l’émotion féminines. Ainsi, elle renforcera la conscientisation et l’organisation collective.
La science de la femme devra, avant tout, déterminer donc définir les périmètres de la liberté qui dépassera ceux de l’esclavage imposée aux femmes. Sans élaboration de cette définition de la liberté, cette science ne se développera pas. Comme le constate Öcalan : “Il y a un besoin prioritaire d’une définition de la liberté qui sera à la hauteur de l’esclavage dans lequel la femme est retenue”. Nous affirmons que la Jineolojî est un outil à même à la fois de déchiffrer l’étendue, les mécanismes et les moyens de l’esclavagisme, et de développer la définition de la liberté qui nous permettra dépasser ce dernier.
C’est parce que nous pensons que c’est la femme qui accédera au secret de la vie, même si elle est la victime d’une tuerie visant la nature-société-femme que nous canalisons tous nos efforts vers elle. Nous revendiquons la Jineolojî pour que ces efforts se concentrent, s’organisent, irriguent la vie et la changent, pour enfin atteindre le secret de la vie. Nous la revendiquons aussi pour vivre le sentiment merveilleux d’avoir la conscience de nous-mêmes, et utiliser cette conscience pour anéantir les mondes ténébreux construits sur nos têtes !
Questions de méthode et d’objet
Dans le domaine de la recherche et du questionnement, nous irons au-delà des cadres préexistants et créerons la vérité basée sur la femme. Il y aura certainement des personnes qui diront: “Les méthodes de la recherche ont des règles et des principes, elles ne sont aucunement liées à l’homme ou à la femme, alors, s’il vous plaît, réfléchissons scientifiquement.” Même si ces personnes ne s’expriment pas à voix haute, elles dédaigneront tout de même notre définition par leurs mimiques, et l’accuseront de ne pas être scientifique. Or, toutes les catastrophes que l’humanité a dû subir, la famine/pauvreté, les guerres, les catastrophes écologiques et tant d’autres catastrophes innombrables ici, découlent du fait que la réalité de la recherche jusqu’à aujourd’hui a été dépourvue de la réalité de la femme. Le fait d’être dépourvue de la réalité féminine n’est pas uniquement en rapport au fait qu’il y ait ou pas des femmes dans la recherche. L’absence de la réalité féminine dans la recherche vient du fait qu’elle ne prend pas en compte la femme, ni ses valeurs et ni son existence, ni sa place dans l’histoire collective, ni son interaction dans les relations hommes-femmes. En ce sens, nous comprenons très bien ce que veut dire l’expression suivante d’Öcalan : “Une méthode de recherche dépourvue de la réalité féminine”. Il y a même des lieux précis, des époques et des noms qui nous viennent à l’esprit : les prêtres sumériens en Mésopotamie, Platon en Grèce antique, Francis Bacon et la chasse aux sorcières dans l’Europe Médiévale…
La question des méthodes à utiliser pour que la recherche soit basée sur la réalité féminine est débattue depuis que la Jineolojî est d’actualité. Un des éléments de réponse est lié à la définition et à l’institutionnalisation virile et pouvoir-centrée imposée à la réalité féminine. La Jineolojî choisira les méthodes qui seront à même démasquer cela et de créer son alternative. Un autre élément de réponse concernant la méthode réside dans les résultats de notre analyse sur les conceptions dogmatiques de la “méthodologie habituelle“. Pour ces raisons-là, une des premières tâches de la Jineolojî sera de créer une perspective philosophique suffisamment large et profonde pour déterminer les acteurs et actrices, ainsi que les comment et les pourquoi des méthodes au cours de l’histoire. Ainsi, nous étudierons d’abord la méthode mythologique à laquelle l’humanité a recouru pendant des milliers d’années. Ce qui nous intéresse dans la méthode mythologique qui correspond à l’époque enfantine de l’humanité, est sa façon de considérer la nature en tant qu’être vivant ainsi que la continuité qu’elle opère entre l’humain et la nature. La mythologie a été influente sur l’esprit humain pendant des milliers d’années. Au fur et à mesure du développement des religions et des sciences, on a voulu l’effacer des mémoires collectives. Pourtant, la mythologie continue d’influencer encore aujourd’hui la vie et l’approche de l’humanité. C’est pourquoi, dans ses méthodes de recherche, la Jineolojî va se servir de la mythologie pour expliquer la vérité. Les caractéristiques vivantes, universelles et enfantine de la mythologie nous inspireront dans notre quête d’élaboration méthodologique.
Öcalan explique d’une manière frappante la tâche qui est devant nous: “Il faut sortir la femme de son statut de « mère sacrée, honneur principal, l’indispensable, l’épouse irremplaçable”. Il faut l’étudier en sa qualité de concentré de rapport social, en tant que l’unité du sujet et de l’objet. Il faut chercher, loin de considération la chosifiant en tant objet sexuel, les moyens de sa libération en tant que l’essence et le résidu de la société. Il est évident que cette analyse ne se limitera pas au domaine des sciences positives marquées par le paradigme masculin, mais également dans les domaines religieux, artistiques et philosophiques, déterminés par le même paradigme. Briser l’aveuglement concernant la femme est comme essayer de briser l’atome. Cela nécessite un grand effort intellectuel et la destruction de la masculinité hégémonique.”
La féminité n’est pas un fait physique mais un fait social. Découvrir les distorsions concernant ce fait en descendant à son origine est la principale mission de la science sociale. Si c’est la Jineolojî qui doit réaliser la révolution dont ont besoin les sciences sociales, comme le dit Öcalan, elle doit premièrement réussir cette “mission principale”. Si la réalité féminine, qui est un fait social et non biologique, n’est pas définie justement; alors il n’est pas possible de résoudre la question de la libération féminine, ni même de l’analyser. Ce qu’il faut réussir “c’est de déchiffrer ces distorsions faites à partir de la féminité, en redescendant jusqu’à leur origine.” Alors que nous avançons sur le deuxième chemin du voyage vers nous-mêmes, celui de notre auto-désignation, nous renforçons donc nos réflexes pour ne pas considérer comme naturelle la réalité féminine altérée, disloquée et déguisée en son contraire.
Il faut bien savoir que la vie de couple est une construction sociale. Cette vie ne se réalise pas entre des êtres mâles et femelles, elle se réalise à travers la féminité et la masculinité socialement construites. Il ne faut pas oublier que cette construction hégémonique infirme les deux sexes à la fois et que leur relation se trouve influencée par celle-ci, pire finisse par la refléter dans une relation aussi hégémonique. Il n’y a pas d’amour dans une relation hégémonique. La condition principale dans l’amour humain est la libre volonté équivalente de deux parties.
En effet, les vies égales, les hommes et les femmes et leur façon d’interagir, ainsi que les enfants seront des sujets vitaux de la science féminine. Dans l’étude de ces sujets, la Jineolojî commencera par l’analyse et la définition de la vie de couple donnée, ensuite, dans le cadre de la théorie d’une vie égale libre, elle fera sa représentation alternative, ses propres analyses et définitions pour pouvoir finalement développer ses projets et ses propositions de solution sur cette base.
Définir la dialectique naturelle de l’être chez la femme nécessite dépasser le dualisme stérile et meurtrier du paradigme dominant. Nous pouvons affirmer que la qualité positive et constructive de la dialectique peut s’exprimer surtout à travers la réalité féminine (2011: Circulaire de la Jineolojî). En ce sens, la Jineolojî analysera la nature de l’homme et la nature de la femme, en sachant qu’elles sont différentes l’une de l’autre. En effet, la plupart des croyances affirment que la forme originelle de l’humain était hermaphrodite. Les variables mythologiques parlent des “couples primaires”. Cette forme primaire est acceptée comme étant la condition de devenir l’humain parfait. Un autre point intéressant dans ces récits est que les Dieux des plantes sont en générale hermaphrodites. Ceci est vrai également dans l’évolution de l’univers. Il est normal que cela se reflète ainsi dans la mythologie qui est la première pensée de l’homme. Le message que nous devons retenir de ces mythologies et interprétations est que les deux sexes doivent se compléter réciproquement. En ce sens, la Jineolojî refusera que la femme se masculinise et qu’elle rejette sa nature féminine. Mais, il ne suffit pas de le refuser, il faut aussi l’aider à retrouver sa vraie nature. Pour pouvoir réaliser tout cela, nous devons tout d’abord divorcer de la moralité, de la culture de l’amour et du mariage du système patriarcal.
Pourquoi la Jineolojî aujourd’hui ?
Pour empêcher la révolte de “la plus ancienne colonisée” de tomber dans les pièges de la modernité capitaliste …
La raison principale pour laquelle la Jineolojî apparait aujourd’hui comme un besoin, réside dans le fait que les mouvements féministes qui auraient dû être le mouvement antisystème le plus radical, se trouvent dans une impasse et qu’ils sont incapable à répondre aux besoins sociaux. Il est important d’analyser la Jineolojî dans sa relation au féminisme. Car, il y a certaines sensibilités à ce sujet, d’ailleurs il est utile qu’il y en ait. Le féminisme né sur le sol occidental est un courant de pensée, une idéologie et un mouvement très important au niveau mondial surtout depuis les deux derniers siècles. L’importance des mouvements féministes n’est pas uniquement due au fait qu’ils rendent visible la question de la femme, la mettent à l’actualité, qu’ils créent une pression afin qu’on développe des politiques pour sa résolution. Elle est due aussi au fait que les mouvements féministes ont joué un rôle important en apportant des critiques dans les débats dans les discussions concernant la question écologique, le pouvoir, la modernité, la science sexiste, les modes de savoir masculins, les théories basées sur la pensée cartésienne, la compréhension de l’histoire et dans tant d’autres sujets. L’impasse du féminisme signifie la neutralisation d’un front important du combat contre les systèmes pouvoir-centrés. Le féminisme était, surtout ces deux derniers siècles, un dynamique important dans les luttes sociales, des structures du savoir et dans le style de vie des femmes. Et il continue de l’être grâce à toutes ses valeurs et son potentiel. C’est pourquoi, nous revendiquons la Jineolojî pour que le féminisme en tant que révolte des premières et dernières colonisées qui sont les femmes soit débarrassé des effets de la modernité capitaliste et qu’il retrouve de nouveau ses vraies valeurs. Par la Jineolojî, nous affirmons donc une conception de science qui inclue le féminisme. Dans l’état actuel des choses, nous ne pensons pas que le féminisme ait le statut d’un antisystème radical face à la modernité capitaliste, ses savoirs et ses styles de vie et de pensée. La raison principale à cela est que la théorie féministe n’a pas pu dépasser le point de vu positiviste-orientaliste, bien qu’il ait développé des critiques contre la modernité capitaliste.
Ce qu’importe au cours de notre dialogue, c’est de ne pas laisser se dessiner des frontières, ne pas avoir de jugements hâtifs. Le point de vue orientaliste est une des principales raisons qui empêche le féminisme de saisir les dynamiques sociales, morales-politiques des peuples, mais surtout des femmes du Moyen-Orient, en définissant le fait de ne pas se moderniser comme le problème principal. Ainsi, le féminisme ne peut plus voir les réels obstacles devant les femmes au Moyen-Orient. D’ailleurs, considérer le féminisme comme le positivisme au féminin et l’imposer ainsi aux unes aux autres serait une catastrophe. Dans l’histoire des femmes, dont la tradition de lutte s’étend sur des milliers d’années, le féminisme occupe deux cents ans. Appeler féminisme toutes les valeurs féminines serait une injustice envers l’histoire millénaire de la femme.
Pendant des millénaires, les femmes ont vécu et nommé leurs expériences différemment selon les lieux où elles habitaient. Mais elles ont aussi pu nommer leurs valeurs communes avec l’ensemble des sociétés au sein desquelles elles vivaient. Grâce aux données archéologiques, nous savons aussi qu’il y a eu des périodes dans l’histoire de l’humanité où les femmes qui ont créé ces valeurs fondamentales ont orienté la société. Nous pensons que certains mouvements féministes devraient examiner à nouveau ces données dans une perspective scientifique, car il s’agit d’un point très important. Aujourd’hui comme hier, les expériences locales des femmes ont des spécificités propres et des dimensions multiples. En nommant les expériences de ces femmes: le féminisme postcolonial, le féminisme of colour, le féminisme kurde, le féminisme islamique, et en les réduisant ainsi à un seul aspect de leurs conditions de vie, est-il possible de rendre compte de la lutte qu’elles ont su mener malgré de nombreuses difficultés? Nous pensons que le féminisme doit se poser cette question, car une part importante des femmes faisant ces expériences, ne se retrouvent pas dans ces appellations. Pour le féminisme, continuer à utiliser ces appellations et passer sous silence dans la littérature féministe les expériences dans les termes que ces femmes utilisent pour les nommer constitue un défaut qu’il faut corriger. Les forces de la civilisation démocratique, qui n’ont pas pu se systématiser jusqu’à aujourd’hui, mais qui continuent toujours à représenter les valeurs sociales et à lutter contre la civilisation étatique, devraient créer leurs propres paradigmes à l’aide d’une conception scientifique basée sur la femme. C’est pourquoi nous pensons que s’efforcer de comprendre les expériences des femmes qui luttent sur toute la planète dans leurs propres termes et leur propre langage constituerait une des contributions les plus significatives à leur lutte de libération.
Le féminisme se retrouve dans un conservatisme quand il s’agit de considérer ses propres insuffisances et défauts. Certaines féministes affirment que “le féminisme est une critique radicale du pouvoir”. Critiquer radicalement le pouvoir, c’est pouvoir se constituer en alternative. Aujourd’hui le pouvoir fonctionne d’une façon tellement fine qu’il produit sa propre critique par ses propres institutions, se passant ainsi d’une opposition. La question n’est plus de critiquer le pouvoir seulement en théorie, voire au niveau paradigmatique. La question, c’est de pouvoir dépasser le paradigme du système, de se constituer en alternative. Une de nos critiques à l’égard des mouvements féministes est qu’ils n’ont pas réussi à dépasser le fait d’être intégré au système. Être dans le système ou en dehors du système est lié avant tout au fait que les épistémologies créés par le système dessinent ou ne dessinent pas notre horizon de pensée, notre route. Parfois, pour comprendre ce que signifie être en dehors du système au niveau de la pensée-émotion-ressenti, il faut sortir des limites matérielles du système, ne serait-ce que pour une journée.
Le Mouvement de Libération des Femmes de Kurdistan, en plus du problème et de la solution féminins que le féminisme a découvert et visibilisé, ainsi que les valeurs créées par ce dernier; analysera aussi les valeurs de résistance, les acquis et expériences des femmes du Moyen-Orient, de l’Extrême-Orient, de l’Amérique Latine et des femmes d’autres cultures, et développera la Jineolojî en tant que science de la création, de la définition de l’existence féminine. La Jineolojî croit en l’influence réciproque des dynamiques de luttes des femmes universelles et locales. Elle considère comme un honneur de donner une place aux mouvements féministes mondiaux au sein du Mouvement de Libération des Femmes de Kurdistan et de s’enrichir grâce à eux. Elle reconnaît également la valeur des luttes féminines, mêmes celles qui ne sont pas en rupture avec le système dominant. Elle cherche continuellement la façon dont elle peut contribuer à la lutte des femmes travailleuses dans des mouvements sociaux, à la maison, dans les champs, dans les usines, dans les partis politiques, dans les mouvements écologistes, dans les domaines de la santé, et de l’éducation et dans les milieux académiques. Tout en étant dans la lignée de l’héritage des mouvements féministes mondiaux et en y rajoutant de nouvelles contributions, nous revendiquons la Jineolojî, pour dépasser l’impasse dans laquelle se trouvent le féminisme et tous les mouvements féminins; pour rejoindre les organisations féminines dans le monde et ouvrir une brèche à la libération de la femme, nous revendiquons la Jineolojî.
La plupart des disciplines des sciences sociales, entrées dans le XXIème siècle en état de faillite, sont éloignées de la vie sociale dont elles ont pourtant le nom. Ainsi, elles se trouvent dans un état de rupture, d’étrangeté, voire d’inimitié avec la société. Quel que soit le sujet étudié, la Jineolojî devra avant tout faire face à cette réalité et se battre comme il se doit. La situation de l’impasse dans lesquelles se trouvent les sciences sociales, son caractère répétitif et pouvoir-centré, ne peuvent être dépassés que par la sagesse de la femme et la science féminine. Nous notons l’importance de l’utilisation de la science définie par nous comme “l’activité réflexive qui, dans l’analyse systématique des évènements et des faits de l’univers, ainsi que des données expérimentales, ne rejette pas les intuitions et les hypothèses”, comme une méthode pour exprimer la réalité de la femme.
La Jineolojî se penche sur la connaissance, les sources de la connaissance et les moyens pour y accéder, dans une perspective de femme. Dans cette perspective, elle réinterprète l’ensemble de nos connaissances acquises. De manière conjointe, elle forme des espaces de connaissance dans la vie sociale, en ayant comme objectif la socialisation et l’individualisation libres. Elle se sert également des divers disciplines scientifiques, du corpus féministe, des comptes rendus des expériences et des analyses verbales et écrites des femmes actrices dans les luttes populaires révolutionnaires. Elle refuse le scientisme qui nourrit le morcellement du savoir et de la pensée, les théories éclectiques, dogmatiques, superficielles et abstraites, ainsi que les diktats théoriques du mouvement des femmes qui se proclame à la fois le centre et l’épistémologie indiscutable de toutes les femmes.
Dans sa structure de pensée, elle s’efforce d’analyser la nature de l’homme, de la femme, et de la nature sociale, sans couper leurs liens avec les expériences historiques et actuelles. Aujourd’hui, l’identité féminine est en crise qui résulte de la très grande tension entre les impositions de la raison masculine et la résistance de la réalité féminine face à celle-ci. La question de la Jineolojî quant à cette crise est : “comment avoir une identité et une réalité féminine libre à partir de cette identité problématique de femme ?”
Nous savons qu’il est impossible d’être femme, sans lutter contre toutes les forces étatistes, colonialistes et patriarcales. Nos expériences de la vie nous ont enseigné le fait que la féminité est une identité construite socialement et qu’être femme n’est possible qu’avec le développement d’un processus social.
Nous revendiquons la Jineolojî pour rendre forts et invincibles les mécanismes de l’auto-défense et de la légitime-défense de la femme qu’on a rendue faible en brisant son auto-défense et sa légitime-défense. Nous devrions peut-être percevoir la Jineolojî avant tout comme une science de l’auto-défense et de la légitime-défense.