Discussions autour du cinéma kurde
(Une interview réalisée par le journaliste Ercan Jan Aktaş)
Nous avons eu notre première interview avec Aram Taştekin sur le cinéma kurde et notre deuxième interview avec Ömer Can Jaro.
Nous allons à la troisième partie de nos discutions sur le festival du film kurde à Paris avec Engin Sustam pour discuter du cinéma kurde d’un point de vue plus académique.
Les cinéastes kurdes cherchent des réponses avec de nombreux travaux expérimentaux
Peux-tu nous parler un peu d’Engin Sustam aux lecteurs de Demokrat Haber ? Que fait-il, où il vit, quel est son problème avec le cinéma kurde ?
Engin Sustam est un signataire des Universitaires pour la Paix [créé en 2016, le Collectif des Universitaires pour la Paix s’oppose aux militaires du gouvernement turc dans les régions kurdes de la Turquie et appelle à une solution pacifique]. Il donnait des cours de sociologie, philosophie et d’art dans différentes universités en Turquie. Mais, après avoir été licencié de son poste, comme de nombreux autres académiciens, il est un académicien qui poursuit ses travaux en exil, aux Universités de Genève et de Paris 8, auxquelles il a été invité.
Sustam donne actuellement des cours à l’Université Paris 8 sur la philosophie contemporaine, sur Deleuze, Guattari et Foucault, sur les « Nouveaux Espaces de Libération », et collabore avec différents artistes en Europe.
C’est aussi un intellectuel qui a publié un ouvrage complet [“Art et Subalternité Kurde, L’émergence d’un espace de production subjective et créative entre violence et résistance en Turquie”] en français sur ces sujets.
Il mène des travaux portant sur la Subalternité post-coloniale chez les Kurdes ainsi que des essais et des critiques centrés essentiellement sur l’art contemporain, le cinéma, la musique, le théâtre et les créations culturelles.
En ce moment, il termine son livre « Kırılgan Sapmalar: Sokak Mukavemetleri ve Başkaldırının Yeni Alanları » [« Déviation bifurquée : Nouveaux espaces de soulèvements et désobéissance dans la place publique »] qui paraîtra très bientôt.
Après cette introduction générale, je pense que la raison pour laquelle le cinéma kurde fait partie de mon domaine devient plus claire. Travailler sur le cinéma, qui fait partie des arts, surtout le cinéma kurde qui a un cadre dynamique, n’était pas uniquement une situation personnelle de mon point de vue. Grosso modo, la récente convergence de l’art analytique contemporain avec les œuvres vidéo et la technique de la caméra du cinéma, ainsi que la transformation des sensations politiques de l’image en un langage efficace, m’ont permis de me tourner vers le cinéma kurde, qui réalise actuellement des travaux sérieux dans le domaine de l’activité artistique. Cette aventure m’a attiré avec ma thèse au milieu des années 2000, alors je me demandais quel genre d’images du cinéma et du langage de l’art étaient utilisées dans ce domaine, qui est presque nouveau dans le domaine kurde. Le cinéma kurde, qui a trouvé son souffle au milieu des milieu des années 1980, est un laboratoire à mémoire politique qui s’appuie sur l’énonciation collective de la production en dehors des mouvements idéologiques classiques du cinéma.
LES CINÉASTES KURDES RECHERCHENT DES RÉPONSES AVEC DE NOMBREUX TRAVAUX EXPÉRIMENTAUX
Avant toi, nous avons parlé avec Aram Taştekin et Ömer Can Jaro du cinéma kurde, Aram demandait « Les Kurdes ne font-ils rien d’autre que résister ? » et Jaro disait ; « Les Kurdes vont acheter du pain à la boulangerie, ils deviennent aussi des bashur (?) [sud en kurde] », Avec leurs critiques, ils disent que le cinéma kurde reste très politique plutôt que d’être dans la vie. Pour ma part, j’ai regardé des documentaires et des films au festival des films kurdes de Paris, et je pense la même chose. D’accord, chaque instant de la vie, la vie quotidienne elle-même est politique en soi, mais dans le cinéma kurde, le langage du cinéma ne se simplifie toujours pas à cause du souci de créer la phrase la plus lourde, pour raconter le plus de chose possible. Qu’en penses-tu ?
Oui, j’ai lu les conversations d’Aram et Jaro. Je pense également que ce qu’ils disent est important en tant que membres de la jeune génération dans le domaine de l’art. Aram avait raison de demander si on ne se souviendrait de nous [Kurdes] que par la résistance. Cela m’a rappelé les montagnes sauvages kurdes, une tribu de guerriers kurdes, des intellectuels orientalistes qui ont commencé leur premier travail sur les Kurdes. Je pense qu’aujourd’hui encore, avec leur résistance aux régimes violents au Moyen-Orient, les Kurdes sont encore, pas uniquement aux yeux des sphères européenne et occidentale, mais aussi dans le monde entier, sont vus de cet œil : un peuple rebelle, des femmes et des enfants rebelles.
Tu le sais, la mémoire des études kurdes semble raconter presque la description de ces bandits rebelles que Marquez a toujours mentionnés à propos de l’Amérique latine. Au cinéma aussi, disons que le banditisme kurde est peut-être une autre implication donquichottesque qui essaye de se montrer contre la socialité dominante, la mémoire coloniale. Dans cette critique, ce que Jaro a dit du cinéma était important. Moi aussi, j’avais des critiques que j’avais faites à d’autres moments. En d’autres termes, n’y a-t-il vraiment que des guérillas rebelles et des crimes d’honneur chez les Kurdes, ou une congestion rurale-urbaine, ce point de vue ne montre-t-il pas une confrontation exagérée du point de vue de ceux devenus habiles au bout d’une heure ?
En d’autres termes, les Kurdes connaissent des crises ontologiques horribles dans la littérature. Les Kurdes urbains (bajari) n’ont-ils pas des hipsters, des aspirations de la culture populaire ? En d’autres termes, le champ de mouvement des images entrant réellement dans le cinéma est toujours lié au langage des années 90. Nous pouvons voir cela dans d’autres travaux hormis l’art contemporain. Donc, parfois, il y a des images de cinéma, pleines de clichés (que je ne rejette pas) et des scènes tissées avec un perspectif vicieux, qui ne touche pas à la situation militante, artistique, des œuvres qui subjuguent des installations musicales dramatiques qui vous emprisonnent dans un désert. Mais, à côté de ça, comme le disent Aram et Jaro, il y a aussi Ali Kemal Cinar et le réalisateur de ces images incroyablement puissantes Bahman Gobadi.
Quand nous regardons le « Genco » de Çınar, le super contre-héros qui est tourné vers l’ironie de l’horreur et l’image absurde se déplace, Il y a l’image d’un héros ordinaire qui est l’un de nous qui s’installe dans la vie quotidienne avec sa caméra. Je pense à la juxtaposition de l’absurde et de la réalité dans le film « Kûsî jî dikarin bifirin » (Les Tortues volent aussi) de Gobadi.
Mais d’un autre côté, je pense que tout le cinéma kurde suscite en moi ceci : Vous vous rappelez la scène du bus qui entre au Kurdistan dans le « Duvar » de Yılmaz Güney. Nous n’avons pas encore dépassé cette histoire de la route du cinéma kurde, peut-être sommes-nous encore sur la route. Peut-être à cause de cela (la ruralité, l’exil, le tribalisme, la nomadisme, etc.), le cinéma de Guney a attiré également l’attention de Gilles Deleuze car sa caméra prenait en compte toutes les réfractions, les réalités, les micro-récits de la vie quotidienne et l’état saisissant de la réalité qui s’installait dans un style simple. Je ne lie pas cette situation à la nature politique du cinéma kurde, le cinéma kurde doit nécessairement être politique. Le problème, je pense, réside davantage dans les relations visuelles des cinéastes lorsqu’ils utilisent leurs caméras pour aborder les problèmes et les images.
Il est important de noter que nous parlons d’un cinéma indépendant, sans soutien institutionnel et qui essaie d’exister grâce aux efforts des cinéastes. Il convient de mentionner que la lacune la plus importante dans ce domaine est la critique solide du cinéma. Je ne suis toujours pas sûr que la critique cinématographique soit basée sur des tangentes artistiques et sur la philosophie.
Mais d’un autre côté, je pense qu’on ne doit pas rejeter tous ces efforts. On peut donc attendre des cinéastes kurdes le cinéma de Vertov, Polanski, Renoir, Truffaut, Kieślowski. Je ne dis pas cela pour exagérer, le cinéma kurde couvre un très vaste territoire, pas seulement le Bakur (Nord). Je pense que nous nous concentrerons sur cela davantage à avec les générations futures. Ce que je trouve important, c’est qu’il est utile de dire qu’il y a une nouvelle génération qui se forme avec des courts métrages, des œuvres expérimentales et des œuvres vidéo.
Mais bien sûr, je dois ajouter également ceci, c’est-à-dire, quand on commence à parler du cinéma kurde, qui existe dans des conditions essayant d’être fluide dans la lutte d’un peuple apatride, la première chose qu’on remarque est qu’il est lié à son existence politique. Oui, le cinéma kurde est politique et s’appuie même sur un récit post-traumatique, sur la mémoire de la résistance des Kurdes, les séquences de la lutte pour l’existence. Je voudrais expliquer pourquoi je répète ceci obstinément.
Quand vous regardez l’histoire courte et dynamique du cinéma kurde, basée sur les références politiques de la sphère sociale et les lectures issues d’une situation de rébellion, ce qui vous attire, c’est que, tout en essayant de s’impliquer dans le domaine de l’art, il a également créé le langage qui est ancré dans un mouvement cinématographique politique issu des points focaux de la résistance (problème kurde et désir de libération). En d’autres termes, le cinéma kurde tente peut-être de montrer encore qu’il existe dans ces conditions de violence et d’altérité. Mais bien sûr, cela ne devrait pas permettre que des films graves soient portés à l’écran. Mais je ne parle pas de cinéma politique, on peut parler d’une création qui est déjà politique, qui entre dans la mémoire anticoloniale de son identité, en raison de l’ambiance de l’État dans lequel il est formé, avec des références politiques, des images et des sujets linguistiques.
Le cinéma kurde, contrairement au récit de la sphère sociale dominante et à sa macro-histoire, met en valeur un détail dont les représentations sont l’identité politique et un discours cinématographique qui critique, construit et même fait résister obstinément la mémoire contre toutes les normes de guerre, traumatismes, pathologies qui façonnent nos vies. Par ailleurs, il convient de mentionner la grossièreté des films qui entrent dans le vortex du paradigme nostalgique. De même, tout en essayant de toucher une mémoire, des problèmes techniques et artistiques avec la caméra peuvent affaiblir l’importance de la question.
Toute l’histoire politique des Kurdes contribuant à la politisation du cinéma kurde est l’exil, la violence, la guerre, la résistance, la pathologie, les chemins et l’immigration. Nous parlons d’un cinéma qui ne reflète peut-être toujours pas pleinement les crises de la vie quotidienne. Mais je dois mentionner que les cinéastes kurdes cherchent des réponses avec de nombreux travaux expérimentaux. C’est pourquoi, je dis que nous pouvons être témoin de choses incroyables prochainement. Mais bien sûr (…) il convient de noter qu’il existe un événement cinématographique qui s’individualise de plus en plus, tout en parlant de la mémoire collective. En d’autres termes, lorsque nous regardons en particulier les festivals de cinéma kurdes dans la diaspora, nous pouvons dire que nous sommes entrés dans un espace dans lequel le langage de la nouvelle génération est actif.
Enfin et surtout, le cinéma kurde, issu de l’utilisation du kurde (langue), du « problème » kurde, passe inévitablement par la conscience politique et nationale même s’il veut traiter des problèmes quotidiens.
Donc, cette situation est inévitable, ceux qui font du cinéma ne peuvent pas y échapper, nous allons continuer à regarder des films politiques et parfois même plus idéologiques et agitatifs ?
La suite de l’article est en cours de traduction …