PARIS – Il y a 25 ans jour pour jour, le célèbre chanteur kurde, Ahmet Kaya nous quittait à Paris où il s’était réfugié suite aux persécutions subies en Turquie. A l’occasion du 25e anniversaire de sa disparition, sa fille Melis Kaya lui rend hommage dans un article publié par le site d’information Yeni Ozgur Politika que nous partageons avec vous ci-dessous.
Il y a trente ans, tu nous as dit : « Tant que nous pleurerons, nos montagnes reverdiront. » Nous avons gardé espoir. Nous avons beaucoup pleuré avec toi et après toi, mais tu as tenu parole : aujourd’hui, ces montagnes reverdissent. Tes chansons sont tantôt des conseils, tantôt du réconfort, elles emplissent nos vies. Ces mélodies tristes mais tenaces et le reproche subtil que tu as laissé derrière toi hantent encore les consciences.
Tu chantais tes chansons aux montagnes de la Turquie des années 1990, à une époque où tous les autres s’étaient repliés sur eux-mêmes dans le silence. Quand tu as tendu la main en disant : « Tendez-nous la main, rencontrons-nous, faisons la paix », être Kurde n’était pas qu’une simple identité, c’était naître dans les ténèbres et la guerre sans fin. C’était comme ces enfants des ruelles sombres dont le destin était scellé avant même qu’ils n’ouvrent les yeux ; comme ces travailleurs postés qui s’épuisent en silence pour soigner les autres ; comme ces étudiants torturés pour avoir défendu leurs droits démocratiques ; comme ces enfants qui ont grandi devant les portes des prisons ; comme ces révolutionnaires en exil ; comme toutes ces mères qui ont envoyé leurs enfants à la mort. Les millions de personnes qui ont écouté tes chansons ont ressenti la même douleur au cœur. Elles partageaient certaines blessures. Leurs chagrins se ressemblaient. Elles t’écoutaient parce que tu avais créé un nouveau langage, un langage que ceux que la vie a meurtris a immédiatement adopté, un langage qu’ils ont appris instantanément. Et ce nouveau langage ne reposait pas sur les mots ; il était enraciné dans la dignité, le droit le plus fondamental de l’être humain. être possédé.
Cette résistance t’appartenait.
À une époque où toute révolte légitime était impitoyablement réprimée, votre musique est devenue une vérité publique, un témoignage. C’était une affirmation morale, un appel à vivre dans la dignité. Une société redécouvrait son histoire. Tu as crié votre existence, non comme un hymne, mais comme une lamentation fière et ininterrompue. Et c’était votre façon de résister : non pas en cachant qui tu étais , mais en transformant cette identité même en l’esthétique de votre musique. Cette résistance t’était propre, et c’est peut-être pourquoi certains ont qualifié votre création de « musique originale ».
Pour moi, ces chansons ont toujours été « la langue de mon père ». Je me demande parfois ce qui rendait ton talent musical si singulier dans mon enfance. Peut-être était-ce ces portées que tu dessinais au crayon au dos de bouts de papier, et les notes que tu y griffonnais en entendant la mélodie dans ta tête. Ou ces vers et poèmes que tu notais, presque machinalement, dans l’annuaire. Ou encore ta capacité à maîtriser n’importe quel instrument. Même ton don pour la paternité m’est resté obscur. J’avais l’impression qu’un père était, par définition, quelqu’un qui savait jouer du piano, du bağlama (luth à long manche) et de la contrebasse avec aisance, et que s’il n’en était pas capable, il lui manquait quelque chose.
Ceux qui ont grandi avec ta voix
Le son qui résonnait dans notre maison était un souvenir vif qui nous enveloppait tous d’une douce chaleur, une présence qui transcendait les interdictions, la répression, la guerre, l’emprisonnement et l’exil. Dans ta voix, il y avait le rire incessant d’un enfant. Il y avait le battement d’ailes des oiseaux, les vagues du Bosphore, les rivières impétueuses ou paisibles, le vent des montagnes, le parfum des mères qui languissent après leurs enfants, la douleur des cœurs amoureux, la poussière des villes lointaines, les rues inconnues et les routes perdues. C’est peut-être pourquoi ceux qui ont grandi avec ta voix ont forgé leur identité non comme une idéologie, mais comme une manière de se souvenir.
Tes mélodies à la fois tristes et obstinées
Te comprendre aujourd’hui, c’est comprendre non seulement un artiste, mais aussi le poids de toute une époque, du temps perdu et d’un chagrin sans fin. Durant ces années où tu chantais tes chansons aux montagnes, les appelant sans autre recours que toi-même et ta musique, il fallait un courage immense pour élever ainsi la voix. Chaque fois que tu montais sur scène, la vérité la plus étouffée du pays se frayait un chemin et commençait à se révéler. Aux dizaines de milliers de personnes qui remplissaient ces salles, tu disais une vérité qu’elles n’avaient jamais entendue auparavant. Ceux d’entre nous qui le reconnaissent sont aujourd’hui bien plus nombreux, et après toutes ces années sombres, nous essayons à nouveau de nous redécouvrir et nous t’écoutons encore. Tes chansons continuent d’emplir nos vies, tantôt comme des conseils, tantôt comme un réconfort. Ces mélodies à la fois tristes et tenaces, et cette légère note de reproche que tu a laissée derrière toi en quittant ce monde, planent encore sur la conscience des peuples comme une ombre persistante.
Un enseignant courageux
Tu as dit un jour : « Je ne suis l’ennemi de personne, je ne suis qu’un chanteur », mais tu n’as jamais été qu’un simple chanteur. Tu étais un enseignant courageux qui a démontré que défendre la dignité d’un peuple et défendre sa propre identité étaient un seul et même acte. Et bien sûr, ce n’était jamais seulement pour ton peuple ; tu as porté la voix des peuples souffrants et oubliés partout dans le monde. Il y a trente ans, tu nous as dit : « Nos montagnes reverdiront tandis que nous pleurerons. » Nous avons gardé espoir. Nous avons pleuré avec toi, et nous avons pleuré après toi, et tu as tenu parole : ces montagnes reverdissent à nouveau. L’aube se lève à nouveau sur la région de Serhed. Où es-tu maintenant ? La vois-tu ? Tu as dit un jour : « Ton frère reviendra des montagnes un jour, et tu l’embrasseras, mon enfant. » Regarde, ils reviennent. Entends-tu leurs pas ? À travers toutes ces années, les traces de ton saz [tembur en kurde] (un luth à long manche), de tes mots, de tes larmes, de ton labeur et de ta vie trop jeune sont encore avec nous.
Je suis reconnaissante que ton chemin ait croisé celui de ce monde
L’année 2025 marquera le vingt-cinqe anniversaire de ta disparition et le quarantième anniversaire du début de ta vie artistique professionnelle, qui, hélas, n’aura duré que quinze ans. Je me souviens de toi avec une infinie nostalgie et un profond respect, et je porte en moi le courage que tu m’as légué comme ton plus grand héritage. Mon père, mon ami, mon compagnon, mon maître, je suis reconnaissante que ton chemin ait croisé celui de ce monde, reconnaissant que tu aies vécu, reconnaissant que tu aies chanté tes chansons pour nous et pour les montagnes.
*Poème : Orhan Kotan
** « Ağladıkça » – Poème : Gülten Kaya Hayaloğlu
** « Özgür Çağrı » – Paroles : Ahmet Kaya