AccueilEuropeChypreCrise au sommet : un scandale « chypriote » menace l’État turc

Crise au sommet : un scandale « chypriote » menace l’État turc

La Turquie est à nouveau secouée par un scandale impliquant les sphères de l’État, de la politique et de la mafia. Le pouvoir tente de colmater les brèches d’un navire prenant l’eau de toutes parts. Mais jusqu’où ira ce conflit interne ? Un changement de régime est-il possible ? Les conditions sont-elles réunies ? Et la question cruciale : Chypre du Nord, occupée par la Turquie, est-elle la prochaine cible de cette tourmente ?

45 cassettes qui effraient le régime d’Erdoğan
Au cœur du scandale se trouve Halil Falyalı, parrain de la mafia connu pour ses activités dans les casinos et les paris illégaux à Chypre du Nord, sous occupation turque depuis les années 1970. Falyalı a été assassiné par balles à Kyrenia le 8 février 2022. Avant sa mort, il aurait été en possession de 45 à 50 enregistrements vidéo utilisés à des fins de chantage contre des politiciens, des bureaucrates et de hauts responsables. Certains enregistrements seraient à caractère sexuel, d’autres documenteraient des actes de corruption, de blanchiment d’argent, de trafic de drogue et de pots-de-vin.
Erdoğan à la recherche des 5 cassettes manquantes
Le journal Bugün Kıbrıs a révélé en détail ces accusations. Selon ses informations, 40 de ces cassettes auraient été récupérées par les services secrets turcs (MIT), mais 5 d’entre elles sont toujours introuvables. Ces dernières contiendraient des images impliquant des personnalités influentes en Turquie, notamment le fils de l’ancien Premier ministre Binali Yıldırım et celui de l’ancien chef du MIT, aujourd’hui ministre des Affaires étrangères, Hakan Fidan.
Le leader de l’opposition CHP, Özgür Özel, a publiquement évoqué le scandale, estimant que ces vidéos pourraient révéler un vaste réseau de corruption et qu’un procureur courageux est nécessaire pour enquêter.
Certains observateurs estiment que l’arrestation récente du maire d’Istanbul, Ekrem İmamoğlu, pourrait s’inscrire dans cette guerre de pouvoir.
Mafia, politique et pouvoir étatique
Ce scandale s’inscrit dans la continuité des révélations faites en 2021 par le chef mafieux Sedat Peker, qui avait mis en lumière les liens entre Halil Falyalı, le trafic de drogue, le blanchiment d’argent et certains responsables politiques et administratifs turcs.
Peker avait notamment accusé l’ancien ministre de l’Intérieur Mehmet Ağar ainsi qu’Erkam Yıldırım, le fils de Binali Yıldırım, d’être impliqués dans ce réseau. Il affirmait aussi que Falyalı utilisait les vidéos compromettantes pour faire pression sur les responsables et accroître son influence.
À Chypre, l’ombre de la mafia sur la politique
La partie nord de Chypre est considérée comme le théâtre principal de cette affaire. Déjà en 2021, une vidéo compromettante attribuée à Ersan Saner, alors chef du Parti de l’unité nationale (UBP), avait suscité un tollé. Depuis, Saner s’est retiré de la vie politique. Les milieux politiques chypriotes dénoncent l’emprise croissante de barons du jeu, de trafiquants de drogue et de réseaux de traite humaine, mettant en garde contre une « mafiocratie ».
Vers un changement de régime ?
Ce scandale révèle un réseau profond de corruption et de criminalité tant en Turquie qu’à Chypre du Nord. Bien que le contenu exact des vidéos reste inconnu, leur existence suggère des liens compromettants.
Les déclarations récentes d’Özgür Özel ont ravivé le débat : si ces vidéos étaient rendues publiques, elles pourraient déclencher un véritable séisme politique. Mais dans un pays comme la Turquie, où l’armée, la police, les médias et la justice sont étroitement contrôlés par le pouvoir, l’issue d’un tel scandale reste incertaine. Par le passé, des affaires similaires ont été brutalement étouffées.
La société turque conserve encore un profond réflexe de sacralisation de l’État et des tendances nationalistes très fortes, ce qui limite l’émergence d’un contre-pouvoir populaire. Néanmoins, l’aggravation des luttes internes au sein du pouvoir pourrait conduire à un changement du régime. Certains analystes évoquent même, ces dernières semaines, l’hypothèse d’un nouveau coup d’État.
Une recomposition régionale : la Turquie en ligne de mire ?
Ce scandale centré sur Chypre coïncide avec un moment clé dans la recomposition du Moyen-Orient, que le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) décrit comme une « troisième guerre mondiale ». Selon certains analystes, tout changement majeur en Turquie pourrait commencer par une intervention sur la question chypriote.
Pour le PKK, l’ordre établi à la suite de la Première Guerre mondiale s’effondre au Moyen-Orient. Le processus amorcé avec la guerre de Gaza le 7 octobre 2023 frappe désormais à la porte d’Ankara. Dans ce contexte, l’État turc pourrait soit négocier avec les Kurdes et ouvrir la voie à une démocratisation, soit s’enfermer dans une logique de guerre.
Une confrontation entre Israël et la Turquie n’est pas à exclure. Un tel scénario serait désastreux pour Ankara, et le premier coup pourrait être porté par la fin de l’occupation turque à Chypre.
Soucieux du danger qui s’annonce, l’État turc cherche depuis quelque temps à initier une nouvelle phase de dialogue avec le leader du PKK, Abdullah Öcalan, détenu en isolement sur l’île d’Imralı depuis 1999. Cependant, certains observateurs estiment qu’un clan au sein même du pouvoir chercherait à saboter toute perspective de processus de paix. Le scandale des cassettes aurait justement éclaté dans ce climat de tensions internes.
En résumé, le Moyen-Orient entre dans une phase de transformation profonde, marquée par l’effondrement progressif des structures héritées des anciens découpages artificiels. Ces bouleversements continueront de s’intensifier et n’épargneront personne.

Par Maxime Azadi, journaliste franco-kurde