TURQUIE – Alors que le nombre de féminicides ne cesse de croitre en Turquie, y compris dans les régions kurdes du pays, à cause d’une justice clémente envers les auteurs des féminicides et des violences faites aux femmes, une idéologie en particulier attire l’attention en raison de son lien avec ces crimes : l’idéologie Incel (involuntary celibate, célibataire involontaire en français). Renforcée par un sentiment d’impunité, l’idéologie Incel alimente davantage les inégalités entre les sexes et légitime la violence contre les femmes.
Lors de la discussion sur l’histoire politique et sociale des questions de genre et des femmes en Turquie, la politologue Alev Özkazanç, le spécialiste en communication Orhan Şener Deliormanlı et le sociologue Yaşar Suveren de l’Université de Sakarya, qui étudie la misogynie, ont partagé leurs points de vue sur le mouvement Incel et ses croyances misogynes.
« La misogynie au cœur du problème »
La politologue Alev Özkazanç, l’universitaire Orhan Şener Deliormanlı et le sociologue Yaşar Suveren expliquent que les incels* pourraient constituer une menace sociale en Turquie à travers la radicalisation en ligne « alimentée par les politiques gouvernementales misogynes ».
Le sociologue Yaşar Suveren explique que les Incels incarnent principalement un état d’esprit et un comportement enracinés dans la misogynie.
« Nous avons affaire à un groupe d’individus isolés de la société, incapables d’établir des relations saines ou de communiquer avec les femmes, et qui rationalisent cet isolement en accusant les femmes. (…) ce sont des hommes solitaires, peu attachés à la société, qui ont une vision hostile des femmes, qu’ils accusent d’être la cause de leurs problèmes personnels. »
Selon Suveren, la misogynie est au cœur du mouvement Incel. Croyant que les femmes les excluent consciemment, ces individus projettent leurs insuffisances et leurs frustrations vers l’extérieur, considérant les femmes comme une menace. Il note que les récents incidents violents en Turquie reflètent les tendances violentes des membres du mouvement Incel : « Dans certains pays, des individus s’identifiant comme Incels ont été impliqués dans des incidents violents. Bien qu’il soit difficile d’affirmer qu’ils agissent de manière organisée ou systématique, la radicalisation en ligne pourrait représenter une menace sociale. »
Une radicalisation croissante
Orhan Şener Deliormanlı, spécialiste des communications et journaliste, souligne l’effet radicalisant des espaces virtuels :
« Dans des espaces en ligne comme les salles Discord, des personnes ayant des mentalités similaires se rassemblent et se radicalisent encore plus. Dans des environnements physiques, la pression sociale peut les maintenir sous contrôle, mais dans un espace virtuel, ils peuvent devenir plus audacieux et agir en tant que collectif. »
Deliormanlı souligne également le changement générationnel au cours des 20 dernières années, avec moins d’enfants grandissant dans la rue et davantage élevés devant des écrans :
« Une génération a émergé qui socialise [entre les quatre murs de la maison], en satisfaisant ses besoins biologiques par le biais de jeux et de pornographie sans même mettre le pied dehors. Cet isolement limite les rencontres réelles avec les femmes et aggrave leur misogynie. »
Une forme distincte de misogynie
La politologue et écrivaine Alev Özkazanç décrit l’idéologie Incel comme une forme unique de misogynie. Elle explique ainsi le développement du caractère Incel :
« L’idéologie des Incel repose essentiellement sur la haine des femmes. Bien que nouvelle en Turquie, cette idéologie est née d’une communauté numérique en Amérique du Nord. Ce groupe croit que les femmes sont intrinsèquement insensibles à leur égard et le seront toujours. Cette conviction conduit à une perception qui place les hommes au bas de la hiérarchie masculine. »
La crise de la masculinité
Özkazanç explique que l’idéologie Incel ne concerne pas uniquement les femmes, mais également les hommes qui se considèrent comme étant au bas de la hiérarchie masculine. Les individus Incel ont le sentiment d’occuper le plus bas échelon de la société et leur incapacité à attirer les femmes les pousse encore plus bas dans cette hiérarchie perçue.
Elle souligne que l’idéologie Incel reflète l’un des symptômes les plus extrêmes d’une crise de masculinité et ajoute :
« L’idéologie incel repose sur un sentiment de défaite et de désespoir, souvent associé à un nihilisme violent. En Turquie, l’éloignement de longue date du gouvernement en matière d’égalité des sexes, associé à des mesures telles que le retrait de la Convention d’Istanbul, a aggravé cette crise et constitue un encouragement tacite pour les hommes. » (Bianet)
*La sous-culture incel (néologisme et mot-valise de langue anglaise pour involuntary celibate, célibataire involontaire en français) désigne la culture des communautés en ligne dont les membres se définissent comme étant incapables de trouver une partenaire amoureuse ou sexuelle, état qu’ils décrivent comme célibat involontaire ou inceldom. Ceux qui se déclarent incels sont en majorité des hommes cisgenres et hétérosexuels. Généralement, les femmes incels sont appelées femcels (Wikipedia)