AccueilKurdistanBakurLes traumatismes évoqués par Leyla Zana pourraient ne plus jamais guérir

Les traumatismes évoqués par Leyla Zana pourraient ne plus jamais guérir

« En 2015, nous avons vécu un séisme politique. Nous sommes arrivés à un point où l’interlocuteur politique s’est vraiment arrêté. Dans ce processus, lorsque nous nous sommes retrouvés face à face avec les masses, j’ai vu que nous n’avions aucune réponse à donner. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai gardé le silence. J’ai gardé le silence par embarras envers nos gens et le peuple kurde. Il y a eu un processus au cours duquel des centaines de personnes ont perdu la vie. Ils étaient tous jeunes. Des milliers de personnes ont été déplacées de leurs maisons et de leurs terres. Vers où ces gens ont-ils dû migrer ? Étaient-ils capables de se nourrir ? Ont-ils pu se mettre à l’abri ? Est-ce que quelqu’un s’occupait d’eux ? Nous ne pouvions rien faire, je ne pouvais rien faire et c’était dévastateur », Leyla Zana, une ancienne députée et prisonnière politique kurde, qui revient sur le gèle des pourparlers entre l’État turc et la guérilla kurde ainsi que la destructions de nombreuses localités kurdes par l’armée turque pendant l’hiver 2015-2016.

L’icône kurde Leyla Zana a rompu son silence après des années sans faire de commentaires publics et sans donner d’interviews. La raison pour laquelle elle s’est retirée était qu’elle était profondément en deuil après les guerres urbaines dans les quartiers kurdes en 2015 et 2016 qui ont coûté la vie à tant de jeunes Kurdes, et elle sentait qu’elle n’avait pas de réponse à ce qui avait provoqué tout cela. Elle a certainement exprimé la douleur de nombreux Kurdes (et amis des Kurdes). Ces mois ont laissé la nation entière traumatisée. Comment guérir ?

L’interview approfondie de Leyla Zana a été publiée dans Gazete Duvar. Pour les adeptes de la question kurde, Leyla Zana est très connue, mais comme elle est restée silencieuse pendant si longtemps, il n’y a aucun mal à se rafraîchir l’esprit. Zana est devenue politiquement active dans les années 1980 et a été arrêtée pour la première fois à la fin de cette décennie. En 1991, elle a été élue pour la première fois au Parlement pour un parti politique kurde. Elle est devenue célèbre en Turquie et à l’étranger lorsqu’elle a prêté serment au Parlement et ajouté une phrase en kurde sur la fraternité entre Kurdes et Turcs. Elle a été emprisonnée pendant de nombreuses années et a reçu plusieurs prix prestigieux en matière de droits de l’homme au cours de ces années. Après avoir été libérée en 2004, elle a poursuivi son travail politique et a été réélue plusieurs fois députée.

Respectée

Durant le processus de paix entre l’État et le PKK, elle a joué un rôle important car elle entretient de très bonnes relations. Non seulement elle était un membre respecté du mouvement politique kurde, mais elle était également respectée par Erdoğan et par les dirigeants kurdes de la région du Kurdistan en Irak, qui essayaient également de jouer leur rôle dans l’établissement de la paix en Turquie.

Lorsque j’ai lu ses explications sur ses années d’absence et exprimé sa profonde tristesse face aux violences dans les villes kurdes en 2015 et 2016, juste après la fin du processus de paix, je me suis sentie à nouveau submergé de tristesse. Je venais d’être expulsée de Turquie en septembre 2015, donc je n’ai pas vu de près les guerres urbaines, mais je connaissais des gens qui y étaient impliqués. J’ai parlé à des jeunes qui ont combattu à Cizre et Nusaybin pour mon livre sur le PKK, et j’ai parlé à des amis à Diyarbakır qui ont également eu du mal à accepter ce qui s’est passé.

Ce qui a rendu les choses si difficiles, c’est que tant de jeunes Kurdes ont été brutalement tués pendant les guerres. Non seulement des combattants, mais aussi des civils – une distinction qui n’est d’ailleurs pas toujours pertinente ni utile, car une partie des combattants étaient des civils qui défendaient leurs quartiers contre la violence d’État.

Autonome

Ce qui a rendu les choses encore plus difficiles, c’était la stratégie du mouvement kurde qui a précédé les guerres. Le processus de paix était terminé, après quoi plusieurs municipalités se sont déclarées autonomes. Après tout, l’autodétermination, également au niveau local, était un élément important de la solution proposée à la question kurde. Ces zones autonomes devaient alors être défendues par des jeunes armés, qui commençaient à creuser des tranchées pour empêcher l’État d’entrer. Alors que le mouvement armé comptait sur la population locale pour se joindre aux combats, des dizaines de milliers de personnes ont plutôt fui pour se mettre en sécurité ailleurs. L’État est intervenu, a appliqué une violence disproportionnée et horrible et a pris pour cible les civils et le personnel médical. Des quartiers entiers ont été rasés. De très nombreuses personnes sont mortes.

J’en ai parlé avec Cemil Bayık, co-leader du PKK. Il a déclaré que le PKK n’était pas à blâmer et que déclarer l’autonomie n’était pas non plus une erreur. Il a dit que l’État allait de toute façon détruire les quartiers et que la résistance était donc cruciale. Mais l’était-ce ? Les gens n’en avaient-ils pas totalement marre de la violence, de la guerre ? Il a déclaré que le peuple ne se lassait jamais de lutter pour la liberté. Je l’ai tellement réfléchi et je me suis demandé si, à cet égard, il y avait deux réalités. La réalité révolutionnaire d’une avant-garde bien éduquée et formée, qui avait peut-être juste quelques longueurs d’avance sur les gens qu’elle dirigeait. On dit toujours qu’il n’y a pas de distinction entre le peuple et le mouvement parce qu’ils ne font qu’un – mais était-ce une seule lors des guerres urbaines ?

Patrimoine

Les traumatismes sont profonds. Le traumatisme de la perte de nombreux Kurdes issus des jeunes générations qui étaient censées être l’avenir. Le traumatisme de la perte des villes historiques et du patrimoine. Le traumatisme de toutes les violations des droits humains infligées par l’armée [turque]. Et le traumatisme de cette spirale si catastrophiquement incontrôlable avec le mouvement des personnes qui portent une part de responsabilité.

Tous ces traumatismes, et surtout le dernier, ne peuvent guérir que si une conversation à leur sujet peut avoir lieu ouvertement. Actuellement, cela n’est pas possible. Pourquoi pas? Parce que la guerre continue et que la question kurde n’est pas résolue. C’est pourquoi un autre sujet évoqué par Leyla Zana est extrêmement important. Elle a déclaré qu’Erdoğan avait mis le processus de paix au congélateur et l’a exhorté à le retirer avant qu’il n’expire. Je suis tout à fait d’accord avec elle. Le processus de paix ne peut pas expirer définitivement. Et les traumatismes ne peuvent pas être laissés sans surveillance, car ils pourraient ne plus jamais guérir.

Article de Fréderike Geerdink, journaliste indépendante. Suivez-la sur Twitter ou abonnez-vous à sa newsletter hebdomadaire Expert Kurdistan