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TURQUIE. « Hakan Fidan se situe à un point crucial de la question kurde »

TURQUIE / KURDISTAN – Bianet a interviewé l’académicien Adnan Çelik sur le cabinet et des « ministres kurdes » du nouveau gouvernement turc après les « élections » générales du 14 mai. Selon Adnan Çelik, le président Erdogan veut créer des « Kurdes gouvernables » dans la continuité de la politique coloniale centenaire mise en place au Kurdistan.

Le président et chef du Parti de la justice et du développement (AKP), Recep Tayyip Erdoğan, a annoncé le nouveau cabinet le 3 juin à Ankara.

L’académicien Adnan Çelik a répondu aux questions de Bianet sur le nouveau cabinet, son fonctionnement, son importance pour le mouvement politique kurde et les personnes clés du nouveau cabinet.

Au sujet d’Hakan Fidan, ancien chef des renseignements turcs (MIT) et qui occupera désormais le fauteuil du ministre des Affaires étrangères, Çelik déclare: « la personne qui est à la fois la plus puissante et la plus fidèle à Erdoğan soit dans une négociation à mener avec le mouvement kurde, soit dans le mouvement récemment totalement militarisé de « lutte antiterroriste » menée depuis 2015. Par conséquent, Hakan Fidan se tiendra à un point crucial par rapport à la question kurde, peu importe vers où le processus évolue. »

Combat AKP-MHP

Comment évaluez-vous les avis positifs liés au nouveau cabinet ? Ceux-ci le décrivent généralement comme « un cabinet modéré dans lequel Süleyman Soylu n’est pas inclus ». Est-ce un cabinet modéré ?

Tout d’abord, oui, c’est une « bonne » évolution que Süleyman Soylu ne soit pas au cabinet. Cependant, ce que cela nous dit est davantage lié aux préparatifs des élections locales et à la lutte entre le Parti de la justice et du développement (AKP) et le Parti du mouvement nationaliste (MHP). En revanche, ne pas inclure l’ancien ministre de l’Intérieur Soylu qui était pour beaucoup le symbole des pratiques illégales de l’AKP, semble « impliquer » un changement.

Par ailleurs, un sujet de discussion en cours était que le MHP [parti ultranationaliste des Loups Gris] menait l’AKP par le bout du nez. Comme nous savons que Süleyman Soylu est issus du MHP, ce choix nous en dit long. D’une certaine manière, l’AKP investit dans la nouvelle composition de l’arithmétique parlementaire en donnant l’impression qu’il se fait justice lui-même. Car Soylu est presque le symbole du casier judiciaire du régime, et pas seulement pour le Parti Républicain du Peuple (CHP) et le Parti des Verts et de la Gauche (HDP), mais aussi pour les partis l’Avenir (Gelecek) et Démocratie et Progrès (DEVA) qui sont des mouvements dissidents de l’AKP.

Et si nous regardons le nouveau cabinet. Il faut garder à l’esprit qu’il y a en Turquie un système présidentiel aux pouvoirs démesurés qui est très central, et qu’Erdoğan a été réélu et qu’il a lui-même formé le gouvernement. Par conséquent, je pense que nous devons examiner les plans d’Erdoğan pour la nouvelle période lorsque nous évaluons le cabinet comme « modéré » ou « dur », et en écoutant les déclarations qu’il a faites jusqu’à présent, je ne vois pas un avenir « modéré ».

Quatre axes de base

Je pense qu’Erdoğan a formé le nouveau cabinet sur quatre axes fondamentaux et quatre priorités : Une continuité sur les acteurs qui ont émergé dans les pratiques de l’économie de guerre au pays et à l’étranger, intensifiées depuis 2015 ; une attitude qui reconnaît la rationalité de la crise économique et qui apaise les milieux d’affaires internationaux ; une combinaison qui prend en compte la nouvelle arithmétique représentative au Parlement et la mobilise dans les processus de prise de décision ; et enfin une combinaison qui procédera plus « prudemment » jusqu’aux élections locales qui se tiendront au printemps prochain.

Tout d’abord, je crois qu’un cabinet d’économie de guerre a été formé. En particulier, faire de Hakan Fidan, le président du Service national de renseignement qui a été l’acteur actif des politiques expansionnistes militaristes transfrontalières menées en Syrie, au Kurdistan du Sud, en Libye et en Azerbaïdjan, le ministre des Affaires étrangères en est une indication. Encore une fois, Yaşar Güler et Ali Yerlikaya doivent être interprétés de la même manière. Et la première déclaration de Mehmet Şimşek, selon laquelle « il n’y a pas d’autre choix que de revenir à un terrain rationnel », était la première fois qu’un responsable admettait la présence d’une crise économique.

Élections locales

Avec cette expression, Şimşek veut reconstruire une relation de confiance avec les milieux internationaux des affaires/des capitaux ; mais bien sûr, il sous-entend également que ce ne sont pas les grands capitalistes mais les travailleurs qui en paieront le prix. Je pense que l’inclusion de membres du MHP dans le cabinet est liée à l’exigence de la majorité absolue de 301 députés au parlement. En réduisant l’influence du MHP au sein du cabinet, Erdoğan tente d’inclure les quelque 40 députés élus de partis politiques tels que les partis Démocratie et Progrès (DEVA), Futur (Gelecek) et Félicité (Saadet) sur les listes du CHP. Et enfin, Erdoğan tente de créer un « horizon d’attente » prudent avec le nouveau cabinet en vue des élections locales qui auront lieu dans huit mois.

Bien que ce soit une période où le PKK mène la lutte armée avec la plus faible intensité, nous voyons que la rhétorique « terroriste » se fait entendre le plus fort. Malheureusement, l’opposition emboîte également le pas. Je crois que cela s’intensifiera encore plus dans les sections locales via le parti de la Cause Libre (HÜDAPAR). Une formation liée à HÜDA-PAR-Hezbollah [parti islamiste turc sunnite à ne pas confondre avec le Hezbollah chiite libanais] a déjà commencé à annoncer que leur programme le plus important est l’élection locale. HÜDAPAR est un outil utile à cette fin. Bien que le parti ne soit pas puissant par rapport au mouvement kurde, l’AKP et HÜDAPAR feront tout ce qu’ils peuvent pour [sortir vainqueurs] des élections locales.

Hakan Fidan se tient à un point critique

Un autre membre important du nouveau cabinet est Hakan Fidan. Que signifie sa présence, en particulier pour les Kurdes ?

Hakan Fidan est le « compagnon secret » d’Erdoğan comme il l’appelait. Et un membre important du cabinet, comme vous dites, notamment en ce qui concerne la « négociation » ou la « lutte » avec les Kurdes. En fait, il a longtemps été le ministre caché des Affaires étrangères de la Turquie.

Lors des pourparlers d’Oslo de 2009 et des pourparlers d’İmralı de 2013-2015, il a été très actif. Mais il a également été très actif dans l’armée régulière et la guerre paramilitaire contre le nord de la Syrie et le Kurdistan du Sud plus tard. Il a utilisé la capacité militaire renforcée obtenue avec les drones à des fins de renseignement et a mené une grave infraction en assassinant des responsables du PKK de niveau supérieur et intermédiaire. Erdoğan a surtout protégé Hakan Fidan, contre toutes les critiques. Il a dit: « Je l’ai envoyé à Oslo et aussi à İmralı  ».

Ainsi, Hakan Fidan se trouvera à un moment crucial par rapport à la question kurde, soit dans une négociation à mener avec le mouvement kurde, soit dans la « lutte antiterroriste  ».

« Les ministres sont biologiquement kurdes »

Le nombre de ministres d’origine kurde est élevé dans le nouveau cabinet. Qu’est-ce que cela nous en dit?

Tout d’abord, permettez-moi de dire ceci, ce n’est pas quelque chose de « mauvais » en soi que le nombre de ministres kurdes soit élevé. Seulement si les gens pouvaient trouver plus de place dans le cabinet « en tant que Kurdes ».

On voit aussi que ces ministres ont des positions critiques. Cevdet Yılmaz, qu’Erdoğan a nommé vice-président, est originaire de Bingöl. L’ancien et actuel ministre de la Santé, Fahrettin Koca est un Kurde de Konya. Nous ne savons pas à quel point il embrasse cette identité mais nous savons que Hakan Fidan est un Kurde de Van. Mehmet Şimşek est de Batman et il n’hésite pas de parler kurde en public. On voit dans une vidéo diffusée hier sur les réseaux sociaux qu’il parle longuement à une mère en kurde, et chante des chansons kurdes. Cependant, ces ministres ne sont que biologiquement kurdes.

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L’académicien Adnan Çelik est né à Kulp, Diyarbakir (Amed). Il a étudié la dynamique des conflits au sein des Kurdes dans sa thèse d’anthropologie à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) en 2018.

Plusieurs de ses articles ont été publiés dans divers magazines et livres. Il poursuit ses recherches post-doctorales à l’Institut de recherche en sciences humaines (KWI) de l’Université Duisburg-Essen.