Depuis début mai, Sedat Peker, un des parrains de la mafia turque, actuellement en fuite à l’étranger, publie via Youtube des informations compromettantes pour le gouvernement du Président Erdogan mais également pour des anciens responsables du pays. Le politicien kurde, Fayik Yağızay déclare que ce que Peker raconte n’est que la partie visible de l’iceberg des relations entre la mafia et le gouvernement turc depuis des décennies.
Voici l’article de Fayik Yağızay sur l’État mafieux turc:
Tout le monde en Turquie a parlé des vidéos de Sedat Peker, l’un des chefs de la mafia turque. Il a posté six vidéos depuis le 2 mai et chacune a été regardée par 4 à 5 millions de personnes. Pour nous, Kurdes, ces vidéos sont considérées comme ne révélant que la partie visible de l’iceberg des relations entre la mafia et le gouvernement.
Pour ceux qui ne connaissaient pas la situation, ou qui ont fait semblant de ne pas savoir, elles ont été un choc. Ceux qui ne savaient pas sont choqués de voir que l’État est si pollué et qu’il s’est transformé en État bandit. Ceux qui savaient mais faisaient semblant de ne pas savoir sont choqués par la facilité avec laquelle cette saleté se répand. Ceux qui ont été mentionnés dans les vidéos qui ont été publiées jusqu’à présent ont été poussés par la peur à faire des déclarations très malveillantes, et se sont enfoncés plus profondément en parlant. Ceux qui s’attendent à ce que leurs noms soient annoncés ensuite, cherchent craintivement des moyens d’empêcher cela.
Nous savons que tout ce que Sedat Peker a dit sur les relations de l’État avec la mafia est vrai. Nous savons également qu’ils entretiennent une relation sale, bien plus étroite que ce qui a été révélé. Toutefois, même si une partie seulement de ce que dit Peker est vraie, dans un État de droit qui fonctionne, le gouvernement et le président démissionneraient, les procureurs ouvriraient une enquête approfondie, et ceux qui ont commis des crimes seraient poursuivis et recevraient la punition qu’ils méritent. Cependant, la justice turque, qui a récemment envoyé un député parlementaire en prison à cause d’un tweet, n’a rien fait. Pas un seul procureur n’a élevé la voix. Le nom d’Erdogan n’a pas été mentionné dans les vidéos qui ont été publiées jusqu’à présent, et il est resté silencieux. Il est fort probable qu’il accepte cette affaire comme un « don de Dieu » et qu’il s’en serve pour se débarrasser du ministre de l’intérieur problématique, Süleyman Soylu, et de ses proches.
Voici quelques exemples de ce que Sedat Peker a dit sur les relations entre l’État et la mafia. Concernant le lien entre lui-même et le ministre de l’intérieur, Süleyman Soylu, il nous dit : « Süleyman Soylu m’a envoyé un message disant qu’un dossier avait été préparé à mon sujet, et que si j’étais en danger, il me le ferait savoir à l’avance. En outre, il m’a dit qu’il était la garantie que je serais acquitté et que je pourrais rentrer en Turquie ».
Il y avait un risque et Soylu avait été prévenu que Sedat Peker était à l’étranger depuis un an et demi et que les tribunaux avaient émis un mandat d’arrêt à son encontre. En d’autres termes, un ministre de l’intérieur contacte un chef de la mafia pour lui permettre d’éviter une arrestation et de s’enfuir à l’étranger ! Il garantit ensuite que son ami mafieux pourra revenir en Turquie sans problème. Même si Sedat Peker était universellement reconnu comme un chef de la mafia, le ministre de l’intérieur, Süleyman Soylu, lui a attribué une protection policière. Cette protection d’État l’a accompagné dans ses voyages à l’étranger, et il a même reçu un brouilleur de signaux afin que ses téléphones ne puissent pas être mis sur écoute.
Peker nous apprend également qu’un membre du parlement a été battu par ses hommes de la mafia au centre de détention de la police jusqu’à ce qu’il doive être hospitalisé afin de le punir pour avoir insulté la femme d’Erdogan.
Les allégations de Peker concernant l’ancien ministre de l’intérieur et chef de l’État profond, Mehmet Ağar, sont encore plus dévastatrices. Il affirme que le fils de l’ancien ministre, Tolga Ağar, qui est actuellement député AKP, a violé Yeldana Kahraman, qui était étudiante à Elazig et également journaliste, et que lorsque Kahraman a déposé une plainte pénale, elle a été retrouvée morte le jour suivant ! Selon Peker, Mehmet Ağar a fait enlever son fils par hélicoptère, la plainte de Kahraman a été détruite et l’incident a été maquillé en suicide.
En juin dernier, le ministre colombien de la défense a annoncé que 4 tonnes 900 kilos de cocaïne confisqués en Colombie étaient destinés à la Turquie. Sedat Peker affirme que cette cocaïne était en route pour le port d’Izmir, qui est sous le contrôle de Mehmet Ağar. Il affirme également que le port de Marina Yacht, appartenant à un homme d’affaires azéri à Bodrum, a été saisi par Mehmet Ağar. Tout en répondant à ces affirmations, Mehmet Ağar a tenté de se défendre en arguant que sans eux, la mafia mettrait la main sur Marina. Peker continue ses revendications, qui sont autant de gros scandales.
Sedat Peker a été libéré de prison en 2015, depuis lors, il est traité comme un homme d’affaires « respectable », entretenant des relations très étroites avec de nombreux hommes politiques, dont Erdogan. Il a organisé des rassemblements électoraux pour Erdogan auxquels ont participé des dizaines de milliers de personnes ; et il a menacé publiquement de mort les universitaires qui ont publié une déclaration de paix. En novembre 2015, le ministère de la Culture lui a décerné le titre de « Grand Hakan de la turcité » et, en mai 2017, Milliyet, l’un des plus anciens journaux de Turquie, l’a déclaré l’homme d’affaires le plus bienveillant de l’année.
Dans l’une des vidéos, on voit l’image d’une note sur laquelle on peut lire « Des armes pour la Syrie ». Jusqu’à présent, Peker n’a rien dit à ce sujet. La spéculation veut qu’il s’agisse d’un message à Erdoğan. On a compris qu’il s’agissait de dire : « Si tu ne t’occupes pas de moi, je ferai du mal à toi aussi ».
Nous savons que, depuis sa création, la République de Turquie a eu recours à des méthodes illégales, notamment à l’égard des Kurdes. Parfois, ces méthodes ont été mises en œuvre par des personnes ou des groupes qui seraient généralement reconnus comme étant liés au crime organisé. À d’autres moments, les auteurs de ces actes faisaient officiellement partie de l’État. Les exemples sont innombrables, mais examinons certains crimes parrainés par le gouvernement dans un passé récent. Dans les années 1990, environ 17 000 exécutions extrajudiciaires ont eu lieu en Turquie. Les victimes étaient principalement des Kurdes – hommes politiques, journalistes, hommes d’affaires et bien d’autres. La plupart de ces meurtres ont été perpétrés par des organisations paramilitaires fondées et dirigées par Mehmet Ağar, qui était ministre de l’Intérieur à l’époque. Au Kurdistan du Nord (sud-est de la Turquie), le gouvernement a parfois fait appel à une organisation qu’il avait lui-même créée sous le nom de Hezbollah. Parfois, il a utilisé une organisation appelée JITEM, qu’il a créée sous le commandement de la gendarmerie. Et parfois, ils ont fait appel à leurs relations dans le monde de la pègre.
Ces liens ont été révélés par un accident de voiture mortel survenu à Susurluk, en 1996. Sur le siège du conducteur se trouvait un directeur de la police. Il était accompagné d’un député du parti au pouvoir, le DYP, et d’Abdullah Çatlı, un chef criminel qui était officiellement recherché en vertu d’un mandat d’arrêt. La licence pour la fausse carte d’identité et l’arme trouvée sur Çatlı avait été délivrée par Mehmet Ağar, alors ministre de l’Intérieur. Ağar a démissionné de son poste en réponse à la pression de l’opposition et de la société en général, mais il a échappé à un examen plus approfondi, arguant : « Nous avons mené un millier d’opérations et avons ainsi réussi à maîtriser le terrorisme. Si vous retirez une brique, le mur s’effondre ».
Mme Tansu Çiler, qui était Premier ministre à l’époque, a annoncé : « J’ai une liste d’hommes d’affaires qui soutiennent le terrorisme ». C’est sous ce prétexte qu’elle a justifié l’enlèvement puis le meurtre de nombreux hommes d’affaires kurdes.
Toujours au nom de la « lutte contre le terrorisme », environ 5 000 villages kurdes ont été évacués. La plupart d’entre eux ont été incendiés sans aucune procédure légale et sans aucune compensation. De cette façon, environ 4 millions de personnes ont été forcées de quitter leur foyer pour lutter pour leur survie dans les zones métropolitaines de l’ouest de la Turquie.
Nous pouvons également nous pencher sur les actions du gouvernement AKP d’Erdoğan dans la période récente – et surtout après l’intervention de l’État turc dans la guerre syrienne et la fin des négociations de paix de deux ans avec le mouvement kurde. Erdoğan a commis de nombreuses actions qui peuvent être considérées comme des crimes contre l’humanité. Il a soutenu de nombreuses organisations terroristes – notamment Al-Nosra et Daech – afin de contrer la lutte des Kurdes en Syrie et de les empêcher d’acquérir un quelconque statut.
La quasi-totalité des djihadistes qui se sont rendus en Syrie depuis l’étranger sont passés par la Turquie. Lorsque, malgré les actions de la Turquie, les Kurdes ont vaincu Daesh, Erdogan a obtenu le feu vert de la Russie pour envahir Afrîn, et des États-Unis pour envahir Ras al Ayn et Til Abyad ; et partout où ils ont pris pied, ils ont mis en œuvre des politiques de nettoyage ethnique. Dans ces régions, les maisons des Kurdes et des autres minorités ont été saisies par les djihadistes avec le soutien de l’État turc. Leurs champs ont été confisqués et toutes leurs richesses ont été pillées. Dans ces terres occupées, qui se trouvent légalement à l’intérieur des frontières de la Syrie, la lire turque est utilisée en violation du droit international, les noms de lieux ont été convertis en turcs et un enseignement turc est dispensé dans les écoles.
Des expéditions illégales d’armes ont régulièrement été effectuées de la Turquie vers ces régions. Lorsque le journaliste Can Dündar a dénoncé ces faits, il a été poursuivi et jugé, et a fait l’objet d’une tentative d’assassinat devant le palais de justice. Il est maintenant en exil en Allemagne. (Rappelez-vous la remarque sur les armes qui partent en Syrie dans l’une des vidéos de Sedat Peker).
Erdogan a envoyé des milliers de mercenaires djihadistes d’Idlib, Afrîn, Ras ul Ain et Tıl Abiyad – tous actuellement sous le contrôle de la Turquie – en Libye et au Nagorno Karabakh. Certains de ces combattants djihadistes ont partagé des vidéos des abus qu’ils ont commis. Nous entendons maintenant dire que des centaines de djihadistes ont été amenés de Syrie pour combattre dans l’invasion et l’occupation en cours par la Turquie du sud du Kurdistan (irakien).
Pendant les campagnes électorales de 2015, Daesh a mené des attentats à la bombe contre des rassemblements du Parti démocratique des peuples (HDP). Beaucoup pensent que ceux-ci n’auraient pas pu se produire sans que les services de renseignement de l’État en soient informés. Après les élections de juin, lorsque le HDP a dépassé le seuil électoral pour obtenir quatre-vingts députés et priver le Parti de la justice et du développement (AKP) d’Erdogan de sa majorité, ce dernier a intensifié sa guerre contre le parti et ses partisans. Les bombes de Daesh ont tué 33 jeunes gens à Suruç alors qu’ils se rendaient à Kobanê pour y apporter de l’aide ; et deux bombes lors d’un rassemblement pour la paix à Ankara ont tué 103 personnes et en ont blessé environ 500 autres. Lors du nouveau scrutin de novembre, organisé juste après ces attaques, Erdogan a assuré sa majorité au parlement.
En 2015-16, de nombreuses villes kurdes ont été détruites au nom de la « lutte contre le terrorisme ». Des centaines d’innocents ont été tués et environ 500 000 personnes ont été déplacées.
Erdogan a qualifié la tentative de coup d’État ratée du 15 juillet 2016 de «don de Dieu». Il l’a utilisé comme excuse pour réprimer toute opposition. Il est passé d’un système parlementaire à un système présidentiel «à la turque», rassemblant tout le pouvoir entre ses propres mains.
Il a fait licencier 120 000 personnes par décret, a mis des dizaines de milliers de personnes en prison et a contraint des dizaines de milliers de personnes à vivre en exil. Contrairement à la Constitution, l’immunité de 150 parlementaires a été levée en une seule journée. De nombreux députés, maires et dirigeants de partis, y compris les coprésidents du HDP, ont été mis en prison. Erdogan a renvoyé les maires élus du HDP avec une circulaire du ministère de l’Intérieur et a nommé des bureaucrates d’État comme administrateurs à leur place.
Lors des élections locales de 2019, les maires du HDP ont été réélus, mais ils ont de nouveau été révoqués et des administrateurs nommés à leur place. Alors que les maires du HDP ont été emprisonnés, les maires de l’AKP ont utilisé des passeports de service pour faire passer des personnes en Europe et n’ont fait l’objet d’aucune action à leur encontre.
En 2020, une loi d’amnistie a été promulguée en réponse aux dangers de surpopulation carcérale pendant la pandémie, et de nombreux prisonniers ont été libérés. Alors que les prisonniers politiques – journalistes, universitaires, parlementaires, chefs de partis, maires et représentants d’organisations non gouvernementales – ont été exclus du champ d’application de l’amnistie, des criminels de droit commun reconnus coupables de meurtre, de viol, de corruption, de fraude et de vol ont été libérés.
L’une des personnes libérées était Alaattin Çakıcı, le chef de la plus grande organisation criminelle de Turquie. Ce chef de la mafia, qui a été reconnu coupable du meurtre de son ex-femme, a été libéré par l’amnistie, mais les prisonniers politiques qui sont en prison pour leurs discours au parlement restent en prison! Devlet Bahçeli, chef du Parti du mouvement nationaliste (MHP), partenaire au pouvoir de l’AKP, s’était précédemment rendu en prison à Çakıcı et avait ouvertement demandé une amnistie pour lui. Après sa libération, il a été accepté par le gouvernement AKP-MHP comme un patriote respecté et a même reçu la protection de la police.
Lors d’une discussion sur la Turquie au Conseil de l’Europe en octobre 2020, le chef de la délégation britannique Roger Gale a utilisé le terme «État voyou» pour désigner l’État turc. M. Gale était président du groupe conservateur du Conseil de l’Europe, qui comprenait l’AKP, lorsque ce groupe a nommé l’actuel ministre turc des Affaires étrangères, Mevlut Çavuşoğlu, président de l’Assemblée parlementaire en 2010. Maintenant, cette même personne a défini la Turquie comme un «État voyou».
Quand on regarde cette histoire, il est difficile de distinguer ce qu’est un gang et ce qu’est l’État. Une fois la primauté du droit détruite, l’État n’est pas différent d’un gang. Parfois, les gangs agissent au nom de l’État, parfois l’État s’implique dans les activités des gangs. Et les deux se mélangent, comme en Turquie maintenant.
Mais aujourd’hui, on peut dire qu’Erdogan est le chef de la plus grande organisation criminelle de Turquie.
Fayik Yağızay est le représentant du Parti démocratique des peuples (HDP) auprès des institutions européennes à Strasbourg.