A cette Kurde âgée qu’on a chassée de son village natal, qui doit vivre dans un autre pays qui ne veut pas d’elle et dont la bâche en plastique qui lui servait de toit a été brûlée par un horde de fascistes dans une nuit d’hiver où une pluie glaciale s’abattait sur elle et ses enfants…
A cette jeune femme kurde qui a dû fuir le Kurdistan et qui s’est rendu compte qu’où qu’elle soit, elle sera toujours une « étrangère », qu’elle aura toujours un accent (« charmant » lui diront certains) dans n’importe quelle langue du monde, que même naturalisée dans le pays d’ « accueil », elle sera française juste « par définition »…
A cette femme kurde qui s’est réfugiée dans la langue française pour ne plus parler la langue de l’Etat colonialiste turc qui lui a arraché sa langue maternelle, cette femme amoureuse des mots qui est devenue l’amante fougueuse du français et qui dormait avec un dictionnaire dans le lit, tellement il y avait de mots à boire jusqu’à l’ivresse.
A cette jeune réfugiée kurde qui ne savait pas où elle allait dormir le soir venu alors qu’elle se trouvait à Paris, qui devait faire la queue dans la nuit devant la préfecture afin d’obtenir un ticket pour avoir un titre de séjour temporaire en attendant que son dossier d’asile soit examiné par l’OFPRA (Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides).
A ce jeune Kurde qui s’est retrouvé à Paris pour échapper à la prison pour ses activités artistiques, qui ne supportait pas que des Français bien attentionnés essayent de lui apprendre les bonnes manières françaises alors qu’il pleurait son pays et que l’exil lui brisait le coeur.
A ce Kurde exilé qui doit lutter contre des acouphènes violents pendant une semaine tous les mois depuis qu’il a été torturé en Turquie il y a quelques années.
A ces deux garçons qui demandent à leur mère, quand est-ce qu’ils iront au Kurdistan, voir le village de leur mère.
A ce jeune Kurde à qui la préfecture refuse de renouveler le titre d’étudiant car une fois il a osé dire qu’il n’était pas normal que tous ces étrangers fassent la queue pendant une bonne partie de la nuit pour un ticket mais que la plupart doivent repartir, faute de tickets suffisants…
A cette femme kurde qui ne parle plus le turc qu’on lui avait imposé à la place de sa langue maternelle quand elle était enfant et qu’une autre Kurde qui a grandi en France lui avait dit avec condescendance « Pourquoi tu ne parles pas turc ? Tu as un accent quand tu parles français. »
A cet autre Kurde du Rojhilat qui est parti au Kurdistan du Sud après avoir subi des attaques racistes dans un pays nordique…
A cette Kurde à qui les odeurs de la cuisine de son enfance manquent cruellement et à qui on a dit que, du pays d’origine, on « oublie » en dernier les saveurs culinaires…
A cette jeune Kurde qui a été violée sur le chemin de l’exil mais qui n’a pas osé en parler à qui que ce soit…
A ce Kurde homosexuel anarchiste qui a été agressé par d’autres hommes à cause de son orientation sexuelle.
A ces Kurdes qui attirent les foudres de « Français qui sont chez eux » car ils osent manifester pour que la justice française élucide le meurtre de trois militantes kurdes tuées au cœur de Paris un jour d’hiver 2013…
A ces Kurdes qui ne savent pas comment faire pour « coller » à l’image orientaliste que l’Occident a d’eux : « Des gens courageux, qui ont terrassé DAECH / ISIS et qui luttent contre le régime sanguinaire turc. » Ces Kurdes qui n’ont même pas le droit d’être comme tout le monde et qui doivent jouer les forts, beaux, parfaits, comme si avoir des défauts allait leur retirer le droit à la liberté !
A toutes ces femmes et ces hommes kurdes arrachés à leurs terres, qui luttent pour vivre normalement malgré les multiples traumatismes dont ils ont été ou sont encore victimes.
J’embrasse de mon regard chaque Kurde dont le visage est un miroir qui me renvoie mes blessures en attente de guérison…
Keça Bênav / La fille sans nom (en kurde, Bênav signifie « sans nom » et Keç « fille »)