TURQUIE / KURDISTAN – Le sociologue Engin Sustam a déclaré à l’agence ANF que le processus de paix (turco-kurde) et de société démocratique nécessite un cadre juridique et un nouveau contrat social.
Alors que les progrès vers une solution démocratique à la question kurde se poursuivent, les experts continuent de critiquer l’État turc pour son absence de réponse concrète, malgré les avancées historiques du Mouvement de libération kurde et d’Abdullah Öcalan. Le sociologue Engin Sustam, professeur à l’Université Paris 8, s’est entretenu avec ANF au sujet du processus de paix et de société démocratique. ANF a publié la première partie de l’entretien.
Un processus semé d’embûches
Comment considérer la dissolution du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), la fin de la lutte armée et, plus récemment, la rencontre directe des membres de la commission avec Abdullah Öcalan, suite à l’appel de ce dernier, comme un tournant dans l’histoire politique et sociale de la Turquie ? Comment situer ces événements dans un contexte historique plus large ? Les percevez-vous comme un nouveau seuil, comme on le décrit souvent ?
Avant toute chose, j’estime qu’il est nécessaire, dans ce processus, d’aborder à la fois les aspects positifs et les risques inhérents à la décision du PKK de se dissoudre. D’une part, la fin de la lutte armée ouvre la voie à un dialogue constructif. Le choix d’une autre voie, politique et civile, revêt une signification très positive tant pour le mouvement politique kurde que pour le peuple kurde dans son ensemble.
Parallèlement, les processus de paix sont toujours empreints de risques. L’un d’eux est que les processus qui s’inscrivent au cœur des enjeux politiques soulèvent inévitablement des questions quant à la manière dont les acquis seront garantis par le droit, la constitution et les cadres juridiques. En ce sens, la rencontre entre une commission parlementaire et Abdullah Öcalan constitue assurément une étape importante.
Cependant, je ne suis pas tout à fait certain de l’importance que devrait avoir cette rencontre. Dès le départ, l’État a, d’une manière ou d’une autre, été en contact avec Abdullah Öcalan. La nouveauté réside dans le fait que, peut-être pour la première fois, une commission a décidé de le rencontrer de façon légale, officielle et publique, ouvertement et sous le regard de la société.
C’est un point important. Une réunion organisée sur une base légale peut effectivement être considérée comme un seuil. Reste à savoir si elle contribuera à la sensibilisation du public à cette question. Car l’un des fondements de ce processus, qui manque encore d’une appellation claire et comporte de sérieux risques psychopolitiques, réside précisément dans la nécessité d’ouvrir un débat sur la manière de le transformer en un processus juridiquement solide.
L’État doit fournir des garanties.
Il y a là un problème profondément inquiétant. Aujourd’hui, les Kurdes n’ont aucune raison de faire confiance à l’État, à ses lois ni à ses institutions. En tant qu’institution, l’État doit avant tout instaurer la confiance.
Il ne s’agit pas uniquement d’une question concernant les Kurdes ; instaurer la confiance est essentiel pour les démocrates, les forces d’opposition et l’ensemble de la société turque, et constitue une condition préalable au bon déroulement du processus de paix. Autrement dit, un processus de paix ne peut aboutir sans que la Turquie ne devienne démocratique. Je crois que la commission qui a rendu possible la rencontre avec Abdullah Öcalan l’a déjà reconnu.
Öcalan lui-même insiste fortement sur ce point, tout comme le mouvement kurde dans son ensemble. Sans un environnement démocratique en Turquie, il est impossible de résoudre la question kurde en maintenant des personnes en prison. Je conçois la libération comme un processus qui progresse collectivement et par la participation de tous. En ce sens, oui, il s’agit d’une étape importante et Öcalan a encore beaucoup à dire à ce sujet.
Le langage toxique de l’État doit changer
La dissolution du PKK et la fin officielle de la phase armée sont interprétées comme une étape cruciale vers l’instauration d’une « paix négative ». Selon vous, quelles sont les conditions sociales et politiques nécessaires à la construction d’une « paix positive », une paix plus durable qui inclut la justice, l’égalité des citoyens, les droits culturels et la participation démocratique ?
Je crois que la première nécessité est une transformation du langage toxique, institutionnel, social et psychosocial, qui s’est enraciné au sein de l’État. Ce langage pernicieux, inculqué au cours d’un siècle, doit changer. Nous savons qu’une solution ne peut être trouvée en perpétuant une politique fondée sur un lexique grossier de trahison, de séparatisme ou d’insultes telles que « tueur d’enfants », et en reproduisant une forme dégradée de discours politique. Parallèlement, un processus de confrontation est essentiel ; pour que la question kurde puisse être abordée, il faut se souvenir. Depuis 1921, et notamment depuis Koçgiri, un langage de haine s’est construit en Turquie. Ce langage raciste et haineux a à la fois une théorie et une pratique, et il a engendré des générations entières traumatisées.
Ces générations montrent, comme l’a récemment illustré le cas de Mehmet Uçum, que ce discours est encore bien vivant. Il persiste, la question continue d’être présentée comme un problème de sécurité, et le discours se reproduit en conséquence. Ceci constitue l’un des facteurs les plus importants qui mettent en péril les avancées démocratiques et la transformation démocratique dans un processus de désarmement.
Je crois sincèrement que l’un des moyens les plus importants de construire, voire d’imaginer, une société partagée est de prêter attention aux mots et au langage que nous utilisons les uns envers les autres. En ce sens, si le PKK a veillé à son langage, et si ses acteurs, ainsi que la scène politique kurde dans son ensemble, s’efforcent d’employer un langage positif durant cette période difficile, les acteurs de l’État doivent également contribuer à ce processus de socialisation en s’éloignant des discours pathologiques et en soutenant l’élaboration d’un langage plus commun. Un tel changement ouvrirait non seulement la voie à un dialogue constructif, mais permettrait aussi de réexaminer tous les critères de criminalisation ancrés dans la mémoire collective.
Le racisme doit être éradiqué de la sphère institutionnelle.
Troisièmement, une transformation de ce langage permettrait également de se libérer de ce que nous appelons le processus d’étiquetage et de stigmatisation. Ainsi, le racisme réciproque envers les Kurdes, et la kurdophobie en particulier, pourraient être complètement éradiqués de l’espace public. Bien entendu, un autre facteur positif qui soutiendrait ce processus serait d’inscrire cette question dans la Constitution.
Par garantie constitutionnelle, j’entends également sa mise en œuvre concrète. Par exemple, la démilitarisation complète du Kurdistan constituerait un pas en avant positif. Parallèlement à la démilitarisation, le déminage du Kurdistan, l’abolition du système des gardes villageois et la suppression des administrations sous tutelle figurent parmi les processus les plus essentiels et constructifs pour l’instauration d’une vie sociale démocratique.
Tous les prisonniers politiques doivent être libérés, quelles que soient leurs opinions politiques, de Selahattin Demirtaş à Osman Kavala. Ce n’est qu’à cette condition qu’ils pourront contribuer de manière significative au processus.
Les Kurdes doivent être inclus dans le cadre juridique
À la lumière des déclarations des membres de la délégation Imralı, il apparaît qu’un des principaux objectifs d’Abdullah Öcalan est de garantir l’inclusion des Kurdes dans l’ordre juridique. Comment faut-il interpréter cela ?
Je pense que l’exemple sud-africain a été fréquemment cité dans ce processus, et à juste titre. C’est un exemple qu’il faut prendre au sérieux. Nous savons que dans les années 1980, le Congrès national africain (ANC) a mené une lutte pour le droit et la justice contre le racisme blanc, tout en œuvrant à la réparation des crimes du passé et en promouvant une lutte juridique fondée sur l’égalité. Si nous nous souvenons de cette expérience, il apparaît clairement que, dans notre propre contexte, la première condition d’une véritable lutte juridique est que l’État se détache de son discours masculin et paternaliste d’« État-père ». L’une des conditions essentielles à la réalisation d’une telle lutte, selon moi et conformément à ce qu’Öcalan a maintes fois souligné, est d’abandonner le discours de menace envers les Kurdes et d’instaurer l’égalité au sein même du droit.
L’élément fondamental qui puisse nous éloigner de la violence et des conflits par des moyens légaux est la mise en place de garanties constitutionnelles permettant de faire face à ce que les Kurdes ont vécu durant ce processus. Si les Kurdes sont marginalisés durant cette période – et cette marginalisation implique leur exclusion de la sphère publique, de l’espace social partagé, de la vie politique et de la sphère économique –, alors les droits linguistiques kurdes sont également touchés par cette exclusion.
L’ordre étatique établi doit changer.
Quand on parle de l’avenir de la Turquie, il faut parler d’un nouveau nomos. Comme vous le savez, il s’agit d’un concept clé de la contre-mythologie, qui souligne la nécessité de transformer un mécanisme étatique profondément enraciné. Je crois que si Öcalan se réfère à Pierre Bourdieu à travers le concept d’habitus, il développe également une argumentation parallèle. Plutôt qu’un ordre fondé sur la terre et défini par elle, il nous faut parler d’un cadre juridique et d’une norme ancrés dans une citoyenneté partagée et un sentiment d’appartenance commune.
Cela implique, en tout cas, un nouveau nomos. Depuis un siècle, le droit est systématiquement bafoué. Depuis 1923, et pendant plus d’un siècle, un régime de violation est imposé aux Kurdes, aux Arméniens et aux Alévis. Pour y mettre fin, il est nécessaire d’envisager un horizon où la souveraineté est, dans une certaine mesure, abandonnée et où l’intégrité territoriale est repensée comme un bien partagé au sein d’un nomos [ce qui est établi en partage, ce qui signifie à la fois l’usage collectif et le droit qui vaut également pour toute une communauté] commun. Un tel nomos permettrait d’éradiquer les discours de haine, le racisme et la violence. Dans la Grèce antique, l’instauration du nomos signifiait la création d’une unité de conduite, de droit et de vie commune entre les cités-États.
Il est donc nécessaire d’établir un nomos entre la sphère kurde et la sphère turque. Pour moi, cela signifie émerger des ruines de l’ancien monde et entrer dans une nouvelle phase de construction, un monde nouveau, une nouvelle étape. C’est précisément, à mon sens, ce que signifie poser les fondements du droit.
La commission doit être civile
Comment évaluez-vous le rôle de la Commission pour la solidarité nationale, la fraternité et la démocratie, créée au sein de la Grande Assemblée nationale turque, dans le processus de paix actuel ? Quel rôle structurel cette commission devrait-elle jouer pour institutionnaliser ce processus et instaurer la confiance sociale ?
Avant toute chose, cette commission doit être civile. Je ne crois pas qu’une commission qui ne [devienne pas civile], qui ne se connecte pas à la base et qui ne confronte pas celles et ceux qui paient le prix de ce conflit depuis des décennies puisse accomplir grand-chose. Bien sûr, la participation des élus est essentielle, et je ne la nie pas. Cependant, je crois que ce processus de paix, encore sans nom, ne peut se construire non pas par le biais de réseaux de pouvoir et d’autorité, mais par un système véritablement social et démocratique, enraciné dans la base.
C’est pourquoi, malgré les lourdes responsabilités qui incombent à la commission, celle-ci doit s’intégrer pleinement à la société civile. Je doute fort qu’une structure qui ne se civilise pas puisse faciliter la mise en place d’un nouveau cadre juridique ou l’établissement d’un langage et d’un dialogue partagés. Autrement dit, si nous voulons véritablement dépasser la culture de la violence, des conflits et de la guerre dans un Moyen-Orient divisé en deux sphères d’influence, cette question doit être soumise à la société de manière transparente par le biais de la commission.
Par exemple, la commission a rencontré Abdullah Öcalan, et chacun s’interroge sur le contenu des discussions. La commission se doit de partager ces informations avec la société. Autrement dit, elle doit abandonner une approche purement technique ou cartographique et laisser les acteurs capables de mettre en place un cadre juridique véritablement démocratique prendre les rênes. Je suis convaincu que cela ne peut se faire que par une participation citoyenne. (ANF)