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Une journée au Rojava

SYRIE / ROJAVA – Un voyage au Rojava révèle ce que signifie vivre sur une terre libérée, façonnée par la résistance, la lutte partagée et les diverses communautés qui la font vivre, écrit le journaliste kurde Omer Leventoglu dans le deuxième article consacré à son voyage au Rojava.

Dans l’article précédent, j’ai raconté comment, après avoir traversé les zones contrôlées par Hayat Tahrir al-Sham (HTS) en Syrie et franchi l’Euphrate, la voix de notre guide est parvenue par le micro ouvert de son téléphone en disant : « Hûn bi xêr hatin Kurdistanê » (« Bienvenue au Kurdistan »), un moment qui a dissipé le poids des nuages ​​sombres qui pesaient sur nous et nous a donné le sentiment d’avoir enfin atteint une terre libre.

Que signifie donc la liberté pour un territoire ? L’histoire récente nous a appris combien ce terme est ambigu. Durant toute la guerre en Syrie, même des factions mercenaires armées ont déclaré « libérées » dans leurs médias les zones qu’elles avaient conquises. Mais à quoi ressemble réellement la libération ?

L’histoire humaine est jalonnée de tentatives de création d’espaces d’existence autonome. Comme l’a souligné Ibn Khaldoun, d’innombrables formes d’asabiyya ont émergé au fil du temps ; les groupes bédouins en sont issus, se sont sédentarisés, et de ces transformations sont nées des civilisations distinctes. Chacune s’est ancrée dans une forme particulière de gouvernement : familles, clans, tribus, dynasties, cités-États, principautés, royaumes, empires, monarchies, tyrannies, démocraties. Chaque système a produit sa propre mythologie, et ces mythologies ont engendré leurs propres épopées, récits, idéologies. Les systèmes de croyances se sont épanouis en mille couleurs. Des religions et des théologies se sont formées. Et toutes ces structures, quel que soit leur nom, servaient un but essentiel : maintenir le contrôle du territoire. Mais posséder une terre et la libérer sont fondamentalement différentes. Pourtant, historiquement, chaque conquête a été justifiée par un récit de libération, parfois appelée salut, parfois indépendance, parfois révolution. La propriété, à chaque époque, signifiait la même chose : le pouvoir de gouverner un lieu et la vie qui s’y déroulait. Alors, qu’est-ce qui distingue le Rojava ? Existe-t-il quelque chose qui le différencie des anciens modèles de civilisation, des traditions de domination, des luttes présentées comme des combats de libération ou d’indépendance ? Si une telle différence existe, qu’est-ce qui la révèle ? Plutôt que de proposer une réponse théorique ou politique, je tenterai de la comprendre à travers les impressions recueillies lors des quelques jours que j’ai passés sur cette terre.

Déception au point de contrôle

Les sêytarês (points de contrôle locaux) du côté Rojava sont presque identiques à ceux tenus par HTS. On y retrouve le même « tunnel d’entrée » qu’on s’attendrait à trouver aux abords d’une ville, les mêmes deux ou quatre membres des Forces de sécurité intérieure (FSI) armés d’armes légères qui régulent la circulation des deux côtés, les mêmes dos d’âne obligeant chaque véhicule à ralentir, les mêmes gestes rituels des conducteurs dont le seul but est de passer sans encombre. Jusqu’ici, la ressemblance est frappante. Mais l’expression sur le visage des agents est radicalement différente. Du côté HTS, ils accueillent chaque voiture qui approche avec une nervosité visible, la suspicion se lisant sur chacun de leurs mouvements. Du côté Rojava, les membres des FSI affichent un calme sérieux, un sens du devoir accompagné d’un sourire aisé et confiant. Leurs uniformes racontent une autre histoire : en territoire HTS, le noir domine ; dans les zones contrôlées par les Forces démocratiques syriennes (FDS), ils portent des tenues militaires de camouflage ou vert olive. Et puis, il y a un de ces moments auxquels on ne s’attend jamais. À environ 50 kilomètres de Hassaké, nous sommes arrêtés pour un contrôle des passeports. Nous les remettons, nous attendant à la procédure habituelle : un rapide coup d’œil, une brève attente et un poli « vous pouvez passer ». Mais après un court délai, on nous demande de nous garer, de descendre du véhicule et de suivre les agents des Forces de sécurité intérieure jusqu’au bureau du poste de contrôle.

À l’intérieur, personne ne parle kurde. Quelle déception ! Nous pensions être arrivés au Kurdistan, et pourtant, personne ne parle cette langue. Malgré tout, ils sont polis, nous offrent des chaises, nous apportent de l’eau et essaient de nous aider malgré la barrière de la langue. Quelques tentatives de conversation restent vaines. Finalement, un officier sort de l’arrière et nous salue en kurde. C’est inattendu ; il parle exactement comme quelqu’un de notre village. Il ne peut pas être de notre famille, et pourtant cette familiarité est frappante. Il nous demande d’où nous venons et comment nous avons franchi les précédents points de contrôle, sa curiosité sincère mêlée d’une pointe de perplexité. Je sens que notre voyage sans incident le surprend. Après un coup de fil, il comprend que nous sommes des invités du festival, et son attitude s’adoucit instantanément. Bientôt, on plaisante, on parle de cinéma et une complicité s’installe. Mais la nuit tombe, et il nous reste encore près de deux heures de route.

« Mala Şîn… »

En entrant dans Qamishlo, notre chauffeur suit les indications d’une application de navigation vers une adresse manifestement pré-enregistrée. Les artères principales de la ville, ses boulevards, ses rues et ses ruelles, sont tapissées d’affiches de festival. À chaque carrefour, on peut lire le nom d’une personne ayant combattu et péri pour cette terre. Certains carrefours, situés à la croisée de quatre routes, sont symboliquement liés à des moments charnières de l’histoire. Des statues évoquant la liberté, le sacrifice et la résistance s’y dressent. Passant sous les images et les noms de ceux qui ont résisté à l’occupation, au pillage, à l’agression et au colonialisme, nous nous engageons dans une ruelle étroite.

Sur le mur près de l’entrée d’un bâtiment, on peut lire « Mala Şîn », une expression qui, en turc, pourrait signifier soit « Maison du deuil », soit « Maison bleue ». Les deux interprétations sont possibles, car en kurde, şîn signifie à la fois « deuil » et « bleu ». L’étymologie est frappante : une seule syllabe qui exprime le deuil comme un rituel, la couleur comme un symbole, et qui emprunte même du sens au vert dans certains contextes. Au printemps, lorsque la terre verdit, on ne dit pas kesk ou keskahî ; on dit plutôt şînahî (« verdissement »), en utilisant des expressions comme şînahî derket (« le vertissement est apparu ») ou erd şîn bû (« la terre a verdi »). Ici, şîn n’est pas simplement une couleur ; il évoque l’animation, la renaissance, le renouveau de l’existence. Ainsi, le mot que les Kurdes utilisent pour décrire le fait d’affronter la mort avec dignité, şîn, qui signifie deuil, est le même mot qu’ils emploient pour décrire le monde qui renaît. Deuil et renaissance ne font qu’un.

Des hispanophones, des italophones et des francophones qui parlent kurde

Mala Şîn est le lieu d’accueil des festivaliers, où les repas leur sont servis. Sa porte s’ouvre sur une vaste cour ornée de décorations murales multicolores, de kilims [tapis] tissés à la main, d’affiches, de coussins et de sièges disposés de manière à refléter différents aspects de la culture kurde. L’ambiance sonore y est tout aussi vibrante : si la plupart des gens parlent kurde, on entend aussi des mots d’allemand, d’arabe, d’anglais, d’espagnol et de plusieurs autres langues. Plus étonnant encore, certaines personnes qui parlent kurde avec plus d’aisance et d’élégance que les Kurdes de Diyarbakır (Amed) ou d’Erzurum sont en réalité italiennes, britanniques ou arméniennes. Comment expliquer cela ? Nous, Kurdes, grandissons souvent sans connaître le turc en entrant à l’école, pour ensuite oublier une grande partie de notre kurde à la fin du lycée. Aussi, voir ces jeunes Anglais, Français, Espagnols ou Azerbaïdjanais parler kurde avec plus de grâce et de chaleur que beaucoup d’entre nous ne fait qu’attiser ma curiosité. J’apprends rapidement que nombre d’entre eux sont des révolutionnaires arrivés lors de la résistance de Kobanê et ayant combattu Daech au sein de brigades internationales. Une fois leurs obligations militaires allégées, beaucoup choisissent de ne pas rentrer dans leur pays d’origine. Ils participent plutôt à la construction du système communautaire et démocratique du Rojava. Certains sont déjà cinéastes et rejoignent la communauté cinématographique du Rojava, où ils commencent à produire des films ; plusieurs d’entre eux ont même été sélectionnés pour le festival.

Azad, originaire de Haute-Azerbaïdjan

Tous ne sont pas réalisateurs. L’un des cinéastes qui nous a abordés en kurde, se présentant comme Azad, s’est avéré être un Azerbaïdjanais originaire de Haute-Azerbaïdjan. Cela m’a davantage surpris que de parler kurde avec un invité français ou allemand. J’avais auparavant travaillé sur un projet de film en Azerbaïdjan iranien, et les Turcs et les Azerbaïdjanais que j’y avais rencontrés étaient, comparés aux Azerbaïdjanais de la République d’Azerbaïdjan, nettement plus ouverts sur la question kurde. Cela tenait peut-être au fait d’avoir vécu côte à côte avec les Kurdes pendant des siècles dans des villes comme Urmia, Khoy et Mahabad, au Kurdistan oriental (Rojhilat), partageant une sensibilité culturelle et historique commune. Mais rencontrer quelqu’un du nord de l’Azerbaïdjan, une région où le nationalisme turc est presque enseigné comme un dogme, venu combattre aux côtés des Kurdes, ayant participé activement à la reconstruction sociale du Rojava, œuvrant avec eux au sein de l’un des mouvements les plus jeunes et les plus créatifs du cinéma kurde, et ayant choisi de ne pas rechercher la notoriété comme réalisateur mais de travailler dans l’ombre, apportant un effort intellectuel et artistique considérable… c’était une tout autre histoire. Il était, à bien des égards, « plus kurde » que vous et moi, plus enraciné dans la vie, la culture et le rythme collectif de ce lieu que beaucoup de ceux qui y sont nés.

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Notre première journée au Rojava commence donc en soirée. Sans avoir rien vu de la lumière du jour, nous sommes conduits, avec tous les autres invités, à nos hôtels. Dès le lendemain matin, nous parcourrons à pied des terres conquises patiemment au prix de certaines des violences les plus féroces et les plus dévastatrices de l’histoire, un territoire arraché à l’emprise de la rage et d’une brutalité aveugle, reconquis et libéré grâce à une résistance inimaginable. Nous assisterons à des projections de films réalisés dans cette région, dans des salles reconstruites après la dévastation, et nous consacrerons nos journées à explorer l’intellect, la philosophie et l’esthétique du cinéma ici : les sons, les échos, la lumière, les couleurs, les idées qui émergent de ce territoire. (ANF)