« Daech et d’autres organisations extrémistes existent toujours, et si rien ne change, ils se renforceront », alerte le psychologue kurde Jan Ilhan Kizilhan ayant notamment travaillé auprès des femmes yézidies sauvées de DAECH, dans l’article suivant.
Six ans se sont écoulés depuis que le drapeau noir du soi-disant État islamique a disparu de la dernière colline de Baghouz, en Syrie. Le monde a poussé un soupir de soulagement. Pourtant, quiconque se promène aujourd’hui dans les ruines de Raqqa ou dans les camps de Hassaké réalise vite que le terrorisme n’a pas cessé de souffler. Il a seulement changé de forme : plus silencieux, plus invisible et psychologiquement plus profond.
Dans les zones d’ombre de la Syrie et de l’Irak, Daech se regroupe. Il n’y a plus de grands bataillons ni de défilés du califat, mais de petites cellules, des réseaux secrets et une idéologie qui survit dans l’esprit humain. Alors que la communauté internationale a reporté son regard sur d’autres guerres, une nouvelle génération y grandit : des enfants qui murmurent les slogans de leurs parents avant même de savoir lire.
Le terrorisme, il devient clair, n’a jamais été un simple projet militaire. Il était – et demeure – un phénomène psychologique, social et culturel.
Les racines émotionnelles de la violence
Pourquoi des gens rejoignent-ils une organisation fondée sur la cruauté et l’oppression, capable de tuer, de torturer et d’asservir d’autres personnes sans la moindre trace d’empathie, de honte ou de culpabilité ?
La réponse ne réside pas seulement dans la croyance, mais dans l’émotion. Daech offre une identité là où il n’y en a pas, une communauté là où règne le désespoir et un sens là où la vie semble sans valeur. L’ennemi – l’« autre » – est dépouillé de son humanité, réduit à un objet indigne de compassion, ne méritant que la mort, présentée comme sa délivrance finale.
De nombreux jeunes en Syrie et en Irak grandissent dans un cycle sans fin de guerre, de pauvreté et d’humiliation. Leur monde est fragmenté, leur avenir incertain. Dans ce vide, l’idéologie du terrorisme agit comme une drogue : elle promet force, appartenance, pureté morale et une explication simple à la souffrance. Quelqu’un d’autre doit blâmer l’Occident, les « infidèles », les traîtres.
En vérité, comme le montrent les recherches socio-psychologiques, Daech fonctionne comme une religion de substitution pour les blessés. Le langage religieux n’est qu’un emballage ; Le véritable produit est le pouvoir, l’ordre et l’autojustification. L’organisation manipule les symboles islamiques pour combler de profondes blessures psychologiques. Elle n’offre pas de spiritualité mais plutôt un rôle, celui de « l’élu », du « combattant », de la personne qui prend enfin le contrôle de son destin.
Le nouveau visage de l’horreur
Depuis la montée de Hay’at Tahrir al-Sham (HTS), un groupe au passé sanglant, le chaos s’est aggravé dans certaines régions de Syrie. Partout où les structures de l’ordre s’effondrent, l’EI et d’autres mouvements extrémistes ou autoritaires recommencent à prospérer. Dans les provinces de Raqqa, Deir-ez-Zor et Hasaka, les attaques se multiplient : assassinats ciblés, attaques aux points de contrôle, bombes en bord de route.
Mais l’arme la plus dangereuse de ces organisations n’est pas le fusil, mais leur confiance en elles-mêmes. Dans les prisons du nord-est de la Syrie, des « émirs » emprisonnés enseignent la charia et le « devoir sacré ». Dans les camps de Hol et de Roj, où vivent des milliers de femmes et d’enfants de quarante-huit pays, une nouvelle génération du califat grandit.
Ces enfants sont la nouvelle version de Daech, peut-être même plus forte que l’ancienne. Pour eux, le soi-disant État islamique n’est pas une histoire ; il représente tout leur univers.
C’est ce monde que nous continuons de sous-estimer, non pas le monde militaire, mais le monde mental. La terreur s’est détachée de la géographie. Elle existe désormais comme un esprit, vivant dans les esprits, les récits et les aspirations.
L’État invisible
Daech a perdu son territoire, mais pas sa structure. Il ne reste qu’une idée totalitaire qui n’a plus besoin de centre physique. Elle survit comme une hiérarchie sociale, un ordre mental, une mémoire collective. L’idéologie s’est gravée dans les sociétés dont elle est issue.
Dans les villages d’Irak et de Syrie, d’anciens membres parlent de « justice » et de « devoir », minimisant les atrocités du passé. Dans les camps, les femmes affirment être « seulement venues pour aider ». Les enfants lèvent le doigt dans ce geste symbolique du groupe, sans même en comprendre la signification.
Ces scènes font écho aux conséquences d’autres systèmes totalitaires : le corps a été vaincu, mais l’idée perdure. Elle s’est désincarnée, ce qui la rend si dangereuse. On ne peut pas bombarder une idée.
L’aveuglement occidental
Après 2019, de nombreux pays occidentaux ont célébré la défaite de Daech. Pourtant, d’un point de vue psychologique, cette victoire était une illusion. Au lieu de comprendre les racines de l’extrémisme, le monde s’est concentré uniquement sur ses symptômes. Les succès militaires n’ont pas été suivis de stratégies de réintégration, d’éducation ou de rétablissement psychologique.
Aujourd’hui, environ 8 000 combattants originaires de près de 50 pays sont toujours emprisonnés en Syrie. La plupart de leurs gouvernements d’origine refusent de les rapatrier. Mais ce refus n’est pas une protection, c’est une bombe à retardement.
Les camps sont devenus des écoles de radicalisation. Chaque génération qui grandit là-bas, sans espoir, porte en elle les germes d’un nouveau mouvement. Ceux qui croient que le problème est lointain se trompent. Le terrorisme se comporte comme un virus, il survit chez tout hôte suffisamment vulnérable pour le véhiculer.
La psychologie du traumatisme, l’idéologie.
Ce qui fait la force de Daech et des autres organisations extrémistes, ce n’est pas seulement leur organisation, mais aussi leur capacité à transformer le traumatisme en idéologie. Les personnes qui subissent la violence cherchent désespérément un sens, et Daech le leur fournit par un renversement pervers de la logique morale. Les victimes deviennent des bourreaux ; les bourreaux deviennent des martyrs.
C’est dans cette dynamique psychologique que réside le danger principal : l’idéologie guérit la douleur par une nouvelle violence. Ainsi, chaque génération hérite des blessures de la précédente et les ensanglante à nouveau.
Pour combattre le terrorisme, il faut donc aborder les traumatismes, créer des perspectives et offrir du sens, non pas par optimisme naïf, mais comme un contre-discours délibéré au vide qui nourrit l’extrémisme.
La lutte contre le terrorisme n’est pas une bataille territoriale ; c’est une bataille pour l’esprit humain. Elle commence à l’école, dans les conversations, dans les familles. Elle nécessite des psychologues, des enseignants et des travailleurs sociaux ; pas seulement des soldats. Par-dessus tout, elle exige de l’empathie plutôt que de la stigmatisation. Ceux qui ne voient qu’un monstre dans une personne radicalisée ne parviennent pas à reconnaître l’être humain qui se cache derrière, le garçon qui aspirait à l’appartenance, la fille qui cherchait protection.
La dure mais nécessaire vérité.
Cette compréhension est inconfortable mais essentielle : le terrorisme n’est pas un phénomène étranger. Il naît de la faiblesse humaine, de la peur, de l’humiliation, de l’isolement. Et précisément parce qu’il est humain, il peut être vaincu par des moyens humains.
Daech et d’autres organisations extrémistes existent toujours, et si rien ne change, ils se renforceront. Le terrorisme, d’armée, est déjà devenu une idée, et de mouvement une mentalité. Son arme la plus puissante n’est pas la bombe, mais le sentiment d’inutilité qu’il transforme en raison d’être. Tant que les gens se sentiront dénués de sens, le terrorisme perdurera.
La véritable mission de la communauté internationale est de restaurer la dignité, par l’éducation, la justice sociale, la guérison et la redécouverte de notre humanité commune.
Car là où la dignité grandit, le terrorisme meurt.
Et c’est peut-être là l’arme la plus puissante dont nous disposons réellement. (Version anglaise à lire sur le site Rudaw)
Jan Ilhan Kizilhan est psychologue, psychothérapeute, spécialiste des traumatismes, orientaliste, auteur et éditeur. Il est également directeur de l’Institut des sciences de la santé de l’Université d’État du Bade-Wurtemberg, en Allemagne, et psychologue en chef du Projet Quotas Spéciaux, un programme financé par le gouvernement du Bade-Wurtemberg. Ce projet a permis d’emmener 1 100 femmes et enfants captifs de l’État islamique en Allemagne pour y recevoir des soins médicaux. Il est le doyen fondateur de l’Institut de psychothérapie et de psychotraumatologie de l’Université de Duhok (Kurdistan d’Irak).