Alors que les pourparlers engagés entre la guérilla kurde et l’État turc se poursuivent, le chercheur en sciences sociales réfugié en France, Ercan Jan Aktaş déclare que la « Nation démocratique est un antidote au poison d’État-nation » dans son article publié sur le site Bianet que nous partageons avec vous ci-dessous.
Nation démocratique : un antidote au poison de l’État-nation
Selon Öcalan, la nation démocratique reconnaît avant tout le pluralisme ethnique, religieux, culturel et de genre. Il n’assimile pas la nation à l’État ; il la considère plutôt comme une forme d’organisation sociale et de solidarité.
Un antidote est une substance biologique ou chimique qui neutralise ou contrecarre les effets d’un agent toxique. Ce concept peut également être utilisé métaphoriquement dans des contextes politiques et sociaux. Le « poison » de l’État-nation réside dans la nature centralisée, monolithique, homogénéisante et exclusive de la modernité. Les effets de ce poison se manifestent le plus clairement dans la suppression des identités plurielles par le principe « une langue, un drapeau, une nation ». La République de Turquie est l’un des exemples les plus typiques de cette formation¹.
En centralisant les processus décisionnels, l’État-nation exclut les mécanismes d’autonomie locale. Instrumentalisant la violence et le militarisme, il est très efficace pour produire des ennemis internes et externes, se transformant en un cimetière de peuples et de croyances.² De par son caractère patriarcal, il marginalise les femmes et les personnes LGBTQ+ de la vie sociale et politique et aggrave l’aliénation à la nature par son approche développementaliste et industrialiste.³
Français Dans ce contexte, le concept de « nation démocratique » développé par Abdullah Öcalan est proposé comme antidote à ce poison. Öcalan propose une critique historique et théorique complète de la modernité capitaliste et considère l’aliénation de la nature, de la société et de l’individu comme des zones de crise centrales du système.⁴ Comme paradigme alternatif à l’État-nation – la forme politique de la modernité capitaliste – il propose la « modernité démocratique », plaçant l’idée de nation démocratique en son cœur.
Fondements théoriques et parentés intellectuelles
Bien que le concept de nation démocratique ait été systématiquement développé par Abdullah Öcalan, on en retrouve des fragments historiques dans les travaux de divers penseurs. Dans sa conférence « Qu’est-ce qu’une nation ? » de 1882 à la Sorbonne, Ernest Renan définit la nation non pas par l’ethnicité ou la langue, mais par la mémoire historique partagée et la volonté de vivre ensemble⁵. Cette approche rejoint la position d’Öcalan contre le réductionnisme ethnique.
Les penseurs anarchistes collectivistes tels que Mikhaïl Bakounine et Pierre-Joseph Proudhon défendaient des fédérations de peuples décentralisées et autonomes en opposition à la centralisation.⁶ Ils considéraient la nation non pas comme une entité ethnique mais comme une formation politique et solidariste – une compréhension qui partage une parenté théorique avec le concept de confédéralisme démocratique d’Öcalan.
La théorie du « municipalisme libertaire » de Murray Bookchin , fondée sur la démocratie directe et les assemblées populaires, trouve une résonance pratique dans les propositions d’Öcalan.⁷ Parallèlement, le mouvement zapatiste au Mexique présente un modèle fondé sur l’autogouvernance démocratique locale contre l’État central ; Öcalan fait progresser ce modèle en élevant la nation démocratique à un niveau conceptuel théorique.⁸
Principes fondamentaux de la nation démocratique
Selon Öcalan, la nation démocratique reconnaît avant tout le pluralisme ethnique, religieux, culturel et de genre. Il n’assimile pas la nation à l’État ; il la conçoit plutôt comme une forme d’organisation sociale et de solidarité. Par le biais d’assemblées locales, de communes et de structures dirigées par des femmes, il promeut la démocratie de proximité. Affirmant que « insister sur le socialisme, c’est insister sur l’humanité », Öcalan place la libération des femmes au cœur de ses préoccupations et embrasse un mode de vie écologique en réponse à l’antagonisme de la modernité capitaliste envers la nature.
« La nation démocratique n’est pas une forme d’État », affirme Öcalan, « mais une union sociale formée par l’organisation libre et égalitaire des peuples, des ethnies, des communautés religieuses, des femmes et de groupes similaires au sein d’une société démocratique. » Cette perspective n’est pas une simple doctrine théorique, mais commence à se matérialiser dans la réalité vécue au Rojava.
Témoignage expérientiel : L’Académie Internationaliste comme pratique de nation démocratique
Pendant deux jours, j’ai rejoint une communauté de jeunes internationalistes de différentes nationalités (catalan, basque, français, anglais, italien, argentin, polonais, etc.) pour animer un séminaire intitulé « L’écologie sociale sur l’axe de la modernité démocratique ». La langue parlée était le kurde, et de nombreux participants avaient commencé à l’apprendre en quelques mois. Les séances de formation se déroulaient en kurde, en anglais et en français.
Le collectivisme dont j’ai été témoin ces deux jours-là, la planification minutieuse du quotidien et les pratiques partagées des routines quotidiennes m’ont ramené aux débuts du PKK avant même qu’il ne soit une organisation ou un parti, à une époque où ses membres étaient simplement appelés « étudiants ». L’expérience de Kemal Pir dans le quartier de Tuzluçayır à Ankara, avant la naissance officielle du PKK, est racontée par Rıza Altun, militant de longue date, qui a déclaré : « Kemal Pir est arrivé, et Tuzluçayır est devenu Apocu [Apoiste]. »⁹
Lors des séances sur la modernité capitaliste, l’industrialisme, la démocratie directe, les communes et le confédéralisme, nous avons discuté de la théorie de la nation démocratique. Lorsqu’on m’a demandé : « Que pensez-vous de la nation démocratique ? », j’ai donné une réponse qui m’a permis de concrétiser ce concept : « La nation démocratique est l’action et la pratique que nous créons ensemble – vous, vous, vous, moi et nous tous. »
Selon l’académicienne Nazan Üstündağ, le PKK résiste non seulement à la domination politique de l’État, mais aussi au monopole du savoir et de l’éducation. Elle soutient que le PKK a créé un espace contre-académique, un champ alternatif de production du savoir.¹⁰ L’éducation des femmes est au cœur de cette structure, englobant non seulement l’alphabétisation, mais aussi la reconstruction des émotions, des relations et des modes de vie.
Cette approche pédagogique révèle le potentiel de transformation épistémologique et ontologique de la nation démocratique. Pour moi, cette expérience a prouvé que cette théorie n’est pas une simple proposition abstraite, mais un modèle viable. La résistance prend sens non seulement par l’opposition, mais aussi en proposant une alternative transformatrice et viable. La nation démocratique est la voie vers la construction de cette alternative. (EJA/VK)
Notes de bas de page
- Pour une analyse historique critique du processus de construction de la nation de la République turque, voir : Tanıl Bora, Milliyetçiliğin Kara Baharı, Birikim Yayınları, 2011.
- Sur la structure militariste de l’État-nation et sa nature exclusive, se référer à : Cynthia Weber, International Relations Theory: A Critical Introduction, Routledge, 2014.
- Pour une critique féministe et écologique de l’État-nation, voir : Silvia Federici, Caliban and the Witch: Women, the Body and Primitive Accumulation, Autonomedia, 2004 ; et Maria Mies & Vandana Shiva, Ecofeminism, Zed Books, 1993.
- Abdullah Öcalan, Manifeste pour une civilisation démocratique, vol. I : Civilisation – L’ère des dieux masqués et des rois déguisés, Édition Initiative internationale, 2015.
- Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ?, Cours à la Sorbonne, 1882. Traduit par Ethan Rundell, disponible aux archives du Collège de France.
- Mikhaïl Bakounine, Étatisme et anarchie, Cambridge University Press, 1990 ; Pierre-Joseph Proudhon, Le Principe de fédération, 1863.
- Murray Bookchin, La prochaine révolution : les assemblées populaires et la promesse de la démocratie directe, Verso Books, 2015.
- Le sous-commandant Marcos et les zapatistes, Notre parole est notre arme, Seven Stories Press, 2001.
- Les récits de Rıza Altun sont documentés dans des entretiens et des textes historiques sur les premières années du PKK. Voir aussi : PKK : Kürdistan’da Halk Gerçeği ve Özgürlük, Mezopotamya Yayınları, 1991.
- Nazan Üstündağ, La politique de la liberté des femmes dans le mouvement kurde, Journal of Middle East Women’s Studies, vol. 12, n° 2, 2016.