TURQUIE – L’agence Bianet a interviewé l’historien Foti Benlisoy à l’occasion de l’anniversaire du pogrom des 6 et 7 septembre de 1955 contre les communautés grecque, arménienne et juive, ainsi que des nouvelles manifestations de violence sociétale, celles ciblant notamment les Kurdes, en Turquie. Benlisoy met en garde contre la société turque en prise avec un racisme exacerbé qui se déverse déjà sur les Kurdes, les réfugiés syriens, LGBT… qui pourrait provoquer de nouveaux pogroms.
Voici l’intégralité de l’entretien:
Aujourd’hui marque l’anniversaire du pogrom d’Istanbul du 6 au 7 septembre 1955 (en grec : Σεπτεμβριανά, Septemvriana).
Il y a soixante-neuf ans, à 13 heures, la radio d’État diffusait un reportage annonçant que la maison natale de Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la République, à Thessalonique, en Grèce, avait été bombardée. L’information fut titrée plus tard dans l’İstanbul Ekspres, un journal proche du Parti démocrate, le parti au pouvoir à l’époque, par le titre « La maison de notre père bombardée ». Ce reportage déclencha une vague d’attaques visant les communautés grecques, arméniennes et juives en Turquie.
Des foules se sont rassemblées à Istanbul et à Izmir, attaquant principalement des commerces, des églises et des habitations appartenant à des Grecs. Les violences ont été marquées par des pillages, des incendies criminels et des agressions physiques. Selon l’organisation de défense des droits de l’homme Helsinki Watch, 15 personnes ont été tuées lors de ces attaques. On estime qu’entre 4 000 et 5 000 maisons et magasins ont été pillés, des dizaines de personnes ont été blessées et de nombreuses femmes ont été agressées sexuellement. Suite à ces attaques, de nombreux Grecs ont été contraints de quitter la Turquie.
À l’occasion de cet anniversaire, nous avons discuté avec le chercheur et écrivain Foti Benlisoy, lui-même grec d’Istanbul, des manifestations de la violence sociétale passées et actuelles.
Différences
Voyez-vous des parallèles entre la dynamique sociale et politique derrière le pogrom des 6 et 7 septembre et les récentes attaques contre les réfugiés ?
Oui et non. Il existe sans aucun doute des parallèles importants entre les récents pogroms anti-migrants et celui des 6 et 7 septembre. Cependant, se concentrer uniquement sur ces similitudes pourrait conduire à une position ahistorique, mettant l’accent sur les parallèles formels entre différents cas de violence raciste sans tenir compte de leurs contextes spécifiques. C’est pourquoi je pense qu’il est important d’aborder les différences importantes.
Comme on le sait, le pogrom des 6 et 7 septembre, bien qu’il ait eu des répercussions dans d’autres villes comme Izmir et Antioche, était avant tout une campagne de terreur de masse visant les communautés non musulmanes d’Istanbul, en particulier les Grecs. On estime que près de 100 000 personnes ont été impliquées d’une manière ou d’une autre dans les attaques. Compte tenu de la population de l’époque, ce chiffre est énorme. De plus, les attaques ont touché presque tout Istanbul. Compte tenu de son ampleur, il est difficile de comparer les événements des 6 et 7 septembre aux exemples que vous avez mentionnés. Le pogrom des 6 et 7 septembre est davantage comparable aux pogroms et massacres arméniens d’Istanbul en 1895-96 ou aux massacres d’Adana en 1909. Ces événements étaient des mobilisations sociales nationalistes de grande envergure soutenues ou approuvées par l’État et ayant une intention meurtrière.
« Régime racial »
Le problème ne se limite pas à l’ampleur des événements du 6 et 7 septembre. Les attaques contre les immigrés d’aujourd’hui et les événements du 6 et 7 septembre représentent ce que Cedric Robinson appelle deux « régimes raciaux » distincts. Le pogrom du 6 et 7 septembre peut être considéré comme faisant partie d’un processus historique qui a commencé au moins dès les guerres des Balkans, au cours desquelles la population non musulmane de Turquie a été de plus en plus exclue du corps national et identifiée comme un « ennemi intérieur ». La construction de l’identité nationale turque a souvent impliqué une guerre interne implicite ou explicite contre les communautés non musulmanes du pays. Ainsi, les non-musulmans de Turquie ont historiquement été positionnés comme les « autres » constitutifs ou fondateurs de la formation de l’identité nationale turque.
En conséquence, les non-musulmans en Turquie ont continué à être systématiquement encadrés, contrôlés et surveillés. Par conséquent, les non-musulmans en Turquie ont été soumis à un modèle persistant d’encadrement, de contrôle et de surveillance systématiques. Pour utiliser un terme plus contemporain, ils ont été soumis à un régime de harcèlement systémique. Ce racisme systémique ou institutionnel contre les communautés non musulmanes en Turquie est étroitement lié aux processus d’accumulation du capital, à la formation de l’appareil d’État capitaliste et à la formation des classes. Il ne s’agit donc pas simplement d’une question de préjugés nationaux ou de clichés nationalistes nés d’expériences historiques négatives. Les événements des 6 et 7 septembre doivent être considérés comme la continuation et la manifestation de ce régime de harcèlement systémique, plutôt que comme un incident exceptionnel ou un point de rupture historique.
Des lynchages collectifs
Les pogroms et les tentatives de lynchage collectif contre les migrants, qui se multiplient aujourd’hui, relèvent d’un autre régime racial, lié à un autre processus d’accumulation du capital, où la population migrante en Turquie est considérée comme une réserve de main d’œuvre bon marché systématiquement opprimée. Le problème ne se limite pas aux attaques contre les migrants ou aux cas de racisme manifeste. Les migrants d’aujourd’hui, comme les communautés grecques ou arméniennes des années 1930, sont soumis à un contrôle et à une surveillance systématiques et institutionnels.
Le lieu de résidence, les conditions de travail, les possibilités de déplacement et l’accès aux services publics sont régis par des pratiques administratives et juridiques qui renforcent sans cesse leur statut de « migrants ». Le racisme se perpétue non seulement par le biais de lynchages et d’agressions flagrantes, mais aussi par ces pratiques administratives et juridiques quotidiennes et « normales », qui naturalisent et renforcent les hiérarchies raciales. Par conséquent, les événements des 6 et 7 septembre et les récents incidents anti-migrants doivent être examinés en relation avec deux conjonctures historiques et deux régimes raciaux différents. Discuter des parallèles entre eux sans tenir compte de ces différences risque de réduire le racisme à une simple agression verbale ou physique, en ignorant ses dimensions systémiques et institutionnelles.
Histoire de la république
Pour revenir brièvement aux parallèles que vous avez évoqués, une erreur courante consiste à considérer les 6 et 7 septembre comme une exception, un point de rupture qui a mis fin à la vie « multiculturelle » d’Istanbul. Cependant, l’histoire de la République est aussi une histoire de lynchages et d’attaques quotidiens, de faible intensité et « ordinaires » contre les communautés non musulmanes. Des campagnes telles que « Citoyens, parlez turc ! » ou des procès pour « insulte à l’identité turque » indiquent l’existence d’un régime de harcèlement systématique qui ciblait continuellement les communautés non musulmanes. Aujourd’hui, les migrants sont confrontés à une situation similaire. En d’autres termes, nous n’avons pas besoin d’un cas aussi médiatisé que ceux d’Altındağ ou de Kayseri pour discuter d’agression raciste. Il suffit de penser à l’agression raciste récente contre un enfant migrant voyageant à Marmaray. Des attaques « quotidiennes » similaires contre des non-musulmans étaient également assez courantes dans les années 1930 ou dans les mois précédant septembre 1955.
Le pogrom des 6 et 7 septembre peut être vu comme le point culminant d’attaques généralisées et quotidiennes, qui s’intensifient du jour au lendemain par des actions organisées ou sanctionnées par l’État, motivées par une promesse d’impunité implicite. Nous n’en sommes pas encore au stade des violences racistes anti-migrants et des cas de lynchage. Maintenir le racisme anti-migrants à un niveau bas profite aux pouvoirs en place. Le niveau contrôlé de racisme contre les migrants fournit une forme de pression qui aide à discipliner les travailleurs migrants. Plus important encore, il détourne la colère sociale provoquée par les désastres économiques et sociaux dont les pouvoirs en place sont responsables, en la dirigeant plutôt vers les migrants comme boucs émissaires. Cela permet de dépolitiser la frustration des classes populaires et de la rediriger vers ceux qui sont encore plus vulnérables. Cette situation, cependant, pourrait changer à l’avenir ; nous pourrions très bien être confrontés à des attaques plus graves en termes d’ampleur et d’intensité. La rage raciste qui pourrait alimenter un nouveau 6 et 7 septembre est déjà très présente en Turquie.
Rôle des médias
Lors des événements des 6 et 7 septembre, les médias ont joué un rôle provocateur en incitant à la violence. Comment évaluez-vous le rôle des médias aujourd’hui dans la diffusion d’une image négative des réfugiés ?
Vous avez raison. Dans les deux cas, les médias ont joué un rôle crucial dans la production d’une « panique morale ». Dans la période qui a précédé les 6 et 7 septembre, la volonté de reproduire à grande échelle des thèmes récurrents qui présentaient les communautés non musulmanes, notamment les Grecs, comme un « ennemi intérieur » menaçant la sécurité nationale était évidente dans les médias grand public. Une situation similaire se produit aujourd’hui. Nous voyons les migrants être qualifiés d’auteurs d’une « invasion silencieuse » qui menace la survie nationale et perturbe la structure démographique existante.
Il y a deux différences essentielles à souligner ici : la première est le rôle des réseaux sociaux dans la diffusion et l’amplification des arguments racistes. De plus, les plateformes de réseaux sociaux jouent un rôle notable dans l’organisation de lynchages collectifs « sur le terrain ». La deuxième question est la vitesse surprenante avec laquelle les thèmes racistes internationaux (tels que « l’invasion silencieuse » ou « le grand déplacement ») sont empruntés et intégrés. De nombreux arguments racistes anti-immigrés qui circulent aujourd’hui sont basés sur des thèmes qui sont également largement utilisés dans les pays occidentaux.
La gouvernance coloniale
L’incapacité de la société à faire face à des actes de violence et à des massacres historiques similaires pourrait-elle jeter les bases d’attaques contemporaines contre les réfugiés ?
Le fait de se confronter aux crimes passés ou d’y faire face ne constitue pas automatiquement ou « à coup sûr » un obstacle à la commission de crimes similaires aujourd’hui ou à l’avenir.
L’Allemagne d’aujourd’hui en offre un bon exemple. Bien que l’Allemagne ait entrepris un processus de confrontation, bien qu’incomplet, avec la Shoah, ou l’Holocauste, cela ne l’a pas empêché de soutenir activement la guerre génocidaire menée aujourd’hui par Israël. Je ne dis pas que la confrontation ou la remise en question des crimes passés n’est pas importante, bien sûr. Ce que je dis, c’est qu’à moins que les structures matérielles d’exploitation et de domination qui ont produit ces crimes historiques ne soient démantelées, nous risquons de rencontrer des crimes similaires dans des circonstances différentes.
Lorsqu’il s’agit de violence raciste, il est essentiel de se rappeler que le racisme ne se résume jamais à des stéréotypes chauvins ou à des préjugés nationaux attisés.
Par exemple, le racisme anti-kurde en Turquie ne résulte pas de préjugés, d’ignorance ou d’un nationalisme général. Il est directement causé par la structure actuelle de l’État national et ses pratiques de gouvernance coloniale. En d’autres termes, le racisme est le produit de structures matérielles spécifiques d’exploitation et de domination, et à moins que ces structures ne soient démantelées ou remises en cause par des mouvements politiques et sociaux forts, il est inévitable que nous soyons confrontés à différentes manifestations de racisme.
Le rôle de l’État dans le pogrom
Lors des événements des 6 et 7 septembre, l’intervention de l’État dans les attaques a été controversée. Une grande partie de la société est également restée silencieuse pendant les attaques. Comment interprétez-vous la réaction de la société face aux attaques contre les réfugiés aujourd’hui ?
Honnêtement, je ne pense pas que l’intervention de l’État dans les attaques des 6 et 7 septembre ait été controversée. Le « pogrom » des 6 et 7 septembre, comme son nom l’indique, était une tentative de lynchage collectif à grande échelle à laquelle l’État a participé directement par divers moyens ou, à tout le moins, a apporté son soutien indirect. Comme je l’ai mentionné plus tôt, la participation de la population au pogrom a été importante. Même si une grande partie de la société n’a peut-être pas participé activement aux attaques, il est probable que beaucoup les ont soutenues passivement ou ont choisi de rester neutres.
Lorsque les arguments racistes qui légitiment des attaques de cette ampleur deviennent dominants et qu’aucune autre force politique ou sociale ne vient s’y opposer, ce résultat devient inévitable. Aujourd’hui, la situation n’est pas très différente et il n’est pas difficile d’imaginer que les attaques racistes contre les réfugiés vont probablement se multiplier et avoir de plus en plus d’impact.
Le choc de la redistribution
Les animaux errants dans les rues sont de plus en plus la cible de violences. Pensez-vous que cela ouvre la voie à des attaques contre d’autres groupes défavorisés ?
Le gouvernement, qui a été chargé de gérer ce qui est peut-être le choc de redistribution le plus dur de l’histoire de la Turquie, a adopté la panique morale et le populisme sadique comme forme de gestion de crise. Les récents changements juridiques qui proposent l’isolement et l’abattage des animaux errants sont une expression claire de cette tendance. Le gouvernement crée activement des canaux pour diriger la colère qu’il a provoquée vers le bas, en veillant à ne pas cibler ceux qui sont au sommet. En diabolisant certains groupes sociaux et en en faisant des cibles, le gouvernement détourne la frustration de l’élite dirigeante. En même temps, il offre à ceux qui sont en bas de l’échelle un faux sentiment d’autonomisation en leur permettant de participer à la violence contre ces groupes. Cela s’applique non seulement aux LGBTI+ et aux réfugiés, mais aussi aux animaux des rues.
Le régime, qui peine à gérer à la fois les classes populaires et les classes supérieures – ce qui signifie qu’il perd sa capacité à intégrer les intérêts conflictuels des factions de l’élite et à faire des concessions aux revendications des classes populaires – se tourne de plus en plus vers la panique morale comme outil de gestion de crise. En répandant la violence et la répression dans la vie quotidienne, le régime normalise les pratiques autoritaires et la violence d’État comme techniques de gouvernance, les intégrant dans tous les domaines de la vie.
Panique morale
Mais la panique morale ne façonne pas seulement l’organisation de la violence et de la répression par le haut ; elle crée aussi une base pour que la violence soit partagée et propagée par le bas. Le sadisme social alimenté par la décadence du néolibéralisme – ce que nous pourrions appeler un « populisme sadique » – accompagne ces paniques morales. Il ne s’agit pas d’un populisme fondé sur des promesses matérielles qui pourraient alléger les difficultés quotidiennes des classes inférieures ou rendre la pauvreté gérable. Il offre plutôt le plaisir coupable de participer, directement ou indirectement, à l’oppression de groupes ciblés – qu’il s’agisse de réfugiés, de LGBTI+, de Kurdes ou même de chiens errants.
La législation proposée qui pourrait conduire au « confinement » ou à l’abattage des chiens errants est un parfait exemple de « populisme sadique » propre à cette période néolibérale tardive, où la promesse d’une mobilité sociale ascendante et de prospérité est devenue un rêve lointain.
Pour l’élite dirigeante, si des améliorations significatives des conditions matérielles des classes inférieures ne peuvent être obtenues, la meilleure option est de canaliser la frustration et l’insatisfaction causées par la dégradation des conditions de vie, loin de la classe dirigeante et vers un groupe ciblé. Regarder ce groupe souffrir – ou même participer à sa souffrance – procure un sentiment pervers de compensation pour les difficultés matérielles auxquelles les gens sont confrontés. Ainsi, gérer et répartir la souffrance devient la principale technique de gouvernance. L’agression nationaliste-chauvine, la misogynie, la haine ouverte envers les LGBTI+, la nostalgie impérialiste vendue par le biais de théories du complot et la soif de grandeur militariste – toutes ces choses sont de plus en plus associées à cette tendance populiste sadique.
Quelles mesures sociales et politiques devraient être prises pour empêcher de tels massacres ?
L’étape la plus cruciale, à mon avis, est le développement d’un mouvement antiraciste fort et généralisé qui s’attaque au racisme sous toutes ses formes et cible les institutions et les pratiques administratives et juridiques qui le perpétuent. Il n’existe pas de solution simple ni de remède universel à ce problème…